Marc Chagall
Памер: 69с.
Парыж 1995
SOMMAIRE
PREFACE
par Vladimir Volkoff
À LA RUSSIE, AUX ÂNES ET AUX AUTRES 6
par Jean-Claude Marcadé
L'ADMIRABLE
LÉGÈRETÉ DE L'ÊTRE 30
par Itzhac Goldberg
LE PEINTRE AMOUREUX 54
par Eric Suchère
REPÈRES BIOGRAPHIQUES 64
Directeur de la publication : Jean-Dominique Siégel.
Directeur de collection : Nicolas Chaudun.
Secrétaire générale de la rédaction : Pascale Bertrand.
Maquette : Claire Luxey, sur un concept de Ruedi Baur.
Iconographie : Caroline Lesage, assistée de Carol Chabert.
Secrétariat de rédaction : Isabelle Arson. Assistante de rédaction : Isabelle Gilloots. Commentaires des illustrations : Pascale Bertrand.
Publications Nuit et Jour, 9, rue Christiani, 75880 Paris Cedex 1 8.
Téléphone: 49 25 17 17.
Télécopie : 49 25 17 21.
RCS Paris 326 216 389 0014.
Commission paritaire 65094.
Dépôt légal : février 1995.
Ventes : Compagnie de développement de la presse (CDP), 10, rue Cassette, 75280 Paris Cedex 06.
Tél : 44 33 38 50.
Directeur des ventes : Michel Diego. Diffusion en librairies : Emmanuel Rigoigne.
Imprimé en Italie.
© Beaux Arts Magazine.
© ADAGP pour les œuvres de Marc Chagall.
Ce hors série est publié à l'occasion de l'exposition «Marc Chagall. Les années russes 1907-1922» présentée au musée d'Art moderne de la ville de Paris du 13 avril au 17 septembre 1995.
L'Empire russe renfermait en lui les éléments ethniques les plus divers, slaves, baltes, grecs, fino-ougriens, mongols, juifs, et, si les
Couverture : le Village et moi, 1911, huile sur toile, 191 x 50,5 cm. The Muséum of Modem Art, New York. © Scala.
Pages 2-3 et 66-67 : le Peintre devant la cathédrale de Vitebsk, 1911, crayon, plume et encre noire, 17,1 x 23 cm (détail).
© MNAM, Centre
Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat.
Ci-dessus : Introduction au théâtre juif, 1920, tempera, gouache, argile blanche sur toile, 284 x 787 cm, détail.
Galerie Trétiakov, Moscou.
© H. Presig/ Fondation Pierre Giannada, Martigny.
convenances révolutionnaires ne l'avaient fait morceler en une quinzaine de républiques plus ou moins hostiles, il aurait sans doute déjà accédé aujourd'hui à une unité d'une richesse extrême. De cette unité en puissance, le Juif russe Chagall est un illustre représentant.
Il l'est aussi du bouillonnement qui agite la Russie du début du XXe siècle. Son boom
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industriel inouï n'est qu'un aspect du déferlement d'énergies qui caractérisa alors toutes
mettre de rattraper le temps perdu. Polia-koff, Soutine, Kandinsky, Lanskoy et tant
les activités humaines : Tchékhov, Berdiaev,
d'autres, nés dans l'empire russe et refusant
Diaghilev, Stravinsky, Scriabine, Stolypine, Tsiolkovski, les deux Boulgakov, tous les poètes de l'âge d'argent, quel feu d'artifice de talents divers, de Pavlov à la Pavlova ! Jusqu'à cette époque, il semblait que le monde des arts plastiques, exception faite
la barbarie totalitaire, sont allés porter aux quatre coins du monde à la fois l'héritage de leur culture et la nouveauté de leur intuition. Au premier rang Chagall, qui, parti de son Vitebsk natal, a arpenté le monde entier, la terre et les nuages, le réel et le surréel.
des icônes, avait été fermé à la Russie, si
C'est que, il ne faut pas l'oublier, chagall
riche en musiciens et en écrivains. Mais
veut dire en russe : «Celui qui marche à
l'ébullition du début du siècle devait per-
grands pas»...
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Autoportrait aux sept doigts, 1911, huile sur toile, 128 x 107 cm.
© Stedelijk Muséum, Amsterdam.
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À LA RUSSIE AUX ÂNES ET AUX AUTRES
LES ANIMÉES RUSSES DE MARC CHAGALL S’ÉPANOUISSENT ENTRE VITEBSK, SAINT-PÉTERSBOURG, PARIS, BERLIN ET MOSCOU, À LA CROISÉE DES AVANT-GARDES ARTISTIQUES ET DE L’AVENTURE RÉVOLUTIONNAIRE. PAR JEAN-CLAUDE MARCADÉ
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Ci-dessus, de gauche à droite : Autoportrait, 1907, crayon et aquarelle sur papier, 20,5 x 16 cm. ©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat.
Le Peintre devant la cathédrale de Vitebsk, 1911, crayon, plume et encre noire, 17,1 x 23 cm. ©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat.
Jusqu'à une époque récente, le lien qui unissait Chagall à la Russie était considéré comme purement sentimental, puisqu’il y était né et y avait vécu son enfance et son adolescence. Cela est décrit par l’artiste lui-même dans Ma Vie, ses admirables mémoires qui parurent pour la première fois en 1931 en traduction française (l’original russe s’est perdu) mais furent écrits entre 1915 (donc pendant la Première Guerre mondiale, au moment où Chagall avait été placé dans un bureau militaire de Pétrograd qui lui laissait des loisirs) et 1922, l’année de son départ définitif de la Russie soviétique. Là se trouve la clef des thèmes, de l’iconographie et de l’iconologie des œuvres chagalliennes.
On connaît bien aujourd’hui les sources de cet univers peuplé de couples amoureux en lévitation, de violoneux sur les toits, de rabbins aux couleurs violentes, d’animaux aux formes bizarres, parfois hybrides d’humains. Les attaches de Chagall avec sa ville natale de Vitebsk en Biélorussie sont restées
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gravées jusqu’à la fin de sa longue vie. Le plafond de l’Opéra de Paris est tout imprégné d’une mythologie qui doit moins à l’Occident, où Chagall a cependant vécu la majeure partie de sa vie, qu’à cette contrée biélorussienne où dominait un mode de vie juif particulièrement riche de rites, de rituels et de légendes dans leur variante hassidique. Le génie de Chagall a poussé sur le terreau de traditions plastiques et poétiques juives et russiennes. De nombreuses études récentes
Ci-dessus, de gauche à droite : Notre Salle à manger, 1911, aquarelle, encre et lavis sur papier, 12,8X 19,9cm. ©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat.
Mon Père, ma mère et moi, 1911, encre sur papier, 19,5 X 11,8 cm. ©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris.
Photo Ph. Migeat.
comme celles de Ziva Amishaï-Maïsels, professeur à l’Université de Jérusalem, ont montré le rapport étroit entre le système pictural de Chagall et les différents idiomes juifs (yiddish, hébreu). Ajoutons que le peintre apprit d’abord l’alphabet hébraïque, puis le cyrillique russe, et finalement les lettres latines. Cela se traduit dans son dessin qui souvent «répond parfaitement aux caractères hébreux de la typographie [...], [et] s’accentuera encore dans le sens du symbolisme tel que l’entend la Kabbale» (Franz Meyer).
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Les liens avec le monde russien judéo-slave ne sont cependant pas les seuls. Chagall a fait ses premières armes à un moment où la Russie connaissait des bouleversements esthétiques, sous l’influence de l’Occident, en particulier de la France (où se succèdent l’impressionnisme, le post-impressionnisme, le néo-impressionnisme, les Nabis, les fauves, le premier cubisme), prenant dans le même temps conscience de la richesse de son passé artistique marqué par la peinture d’icônes et l’art populaire. Quand Chagall débarque de sa province biélorussienne à Saint-Pétersbourg pendant l’hiver 1906-1907 (il a dix-neuf ans), il n’a pour tout bagage artistique que quelques mois passés dans l’atelier du peintre réaliste louri (Yéhouda) Pen qui lui a donné les premiers rudiments solides de l’art de peindre. Le «chacal» qui s’est éveillé en lui ne peut se satisfaire de cette nourriture sage et, somme toute, banale malgré sa qualité professionnelle. Il s’installe à Saint-Pétersbourg grâce à des protections : les Juifs de l’empire russe, depuis le troisième partage de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle, étaient en effet parqués en Biélorussie ou en Ukraine et ne pouvaient se rendre dans les capitales Moscou ou Saint-Pétersbourg que par des dérogations très strictement définies et chichement accordées. Chagall fréquente l’école d’Encouragement des arts, dont le directeur d’alors, Nicolas Roerich. membre éminent du Monde de l’art diaghilévien, lui fait obtenir un sursis pour le service militaire, qui était alors monstrueusement long et particulièrement pénible pour un Juif à cause du chauvinisme grand-russe et de l’antisémitisme impuni.
L’enseignement académique convient peu au tempérament fougueux, mystique et lunaire du jeune Chagall, tout plein des visions hassidiques et des cérémoniels de son shtetl (le village juif) natal, où le ciel et la terre étaient peuplés d’êtres, animaux et humains, et de choses à la fois terriblement terrestres et poétiquement mythiques. Rien de plus
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De gauche à droite : Nu à l'éventail, 1910, gouache sur papier brun, 17,3 x 30,2 cm. ©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat.
L'Atelier,
1910, huile sur toile, 60 x 73 cm.
©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat.
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De gauche à droite : Ma Fiancée aux gants noirs, 1909, huile sur toile, 88 x 65 cm.
© Offentliche Kunstsammlung Kunstmuseum, Bâle. Colorphoto Hans Hinz.
Autoportrait aux pinceaux, 1909, huile sur toile, 57 x 48 cm. © Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf.
Ma Sœur Mania, 1909, huile sur toile, 93 x 48 cm. © Ludwig Muséum, Cologne. Rheinisches Bildarchiv.
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étranger au provincial vitebskois nourri de la Bible et de la tradition hébraïque que ces Vénus et Apollons, ces Alexandres de Macédoine et autres plâtres gréco-romains. Athènes et Jérusalem se sont affrontées là en la personne de Chagall, le monde de l’aurore du rationalisme occidental et celui des mystères insondables de l’Univers. Ce sera le grand penseur kiévien Liev Chestov qui, le premier, lancera dans les années trente ce «phi-losophème» dont la réalité cependant traverse l’histoire occidentale depuis les origines. Le jeune artiste fait encore un essai pour apprendre les nouvelles données de l’art à l’école Zvantseva à Saint-Pétersbourg, où enseignent deux des meilleurs représentants du «style moderne» - l’Art nouveau russe - et du symbolisme, Liev Bakst et le Lituanien Mstislav Doboujinski, protagonistes des expositions du Monde de l’art de 1899 à 1906.
Tout naturellement, Chagall se met sous la protection de Bakst, juif comme lui, qui témoigne d’une compréhension particulière pour les bouleversements artistiques qui agitent l’Europe. Bakst, lui, reste fidèle au monde antique qu’il transpose dans un style raffiné et sensuel; ainsi sera-il l’admirable peintre de Shéhérazade et de l’Après-midi d’un faune aux Ballets russes de Diaghilev. Cependant, dans ses écrits, il prend la mesure de la naissance d’une nouvelle esthétique, plus grossière mais plus vigoureuse, plus instinctive, refusant les règles. Bakst est un des premiers, dans la revue symboliste Apollon en 1909, à parler positivement du dessin d’enfant. Là en effet se trouve le modèle d’une esthétique spontanée, non canalisée, immédiate.