• Газеты, часопісы і г.д.
  • Marc Chagall

    Marc Chagall


    Памер: 69с.
    Парыж 1995
    66.03 МБ
    Si Chagall semble souvent tutoyer les sujets religieux, c’est que le hassidisme est une croyance réinterprétée dans le sens d’une proximité extrême du divin. Lorsqu’il entreprend de restituer l’atmosphère très particulière de la spiritualité juive centrée sur la lecture du Livre (la Prisée, 1912), ou lorsqu’il aborde un sujet chrétien très codé, comme la transfiguration christique dans la crucifixion (Golgotha, 1912), il inscrit la transcendance dans l’immanence. Chagall garde ici une liberté proche de celle de la tradition herméneutique. On sait en effet que les interprétations de la Bible, qui peuvent rapprocher des fragments ou des épisodes éloignés dans le temps, se jouent de la chronologie. La peinture de l’artiste russe refuse également la linéarité temporelle; les allers-retours entre l’univers archaïque de Vitebsk et le monde de l’avant-garde sont ainsi très fréquents. Ce voyage temporel est souvent accompagné d’un voyage spatial. Les juifs de la diaspora ont toujours entretenu un rapport ambivalent avec l’espace. Il y a le territoire de la réalité, espace fonctionnel, et le territoire de l’imaginaire, espace promis, où se portent tous les désirs et toutes les aspirations : «L’an prochain à Jérusalem»... Les deux espaces coexistent, le territoire de l’imaginaire exerçant cependant un irrésistible ascendant sur les consciences. La célébration, au beau milieu de l’hiver russe ou polonais, de Soukkot (ou des tabernacles, comme l’on voit avec le Rabbin au citron, 1914), fête dont le rituel exige la consommation de fruits et de légumes de la terre promise, illustre jusqu’à l’absurde cette situation. Une situation où les repères dans l’espace et dans le temps entrent en
    47
    Page de titre pour Tristesse, 1919, encre noire et rouge sur papier, 47,2 x 33,7 cm. ©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat.
    collision. Le personnage flottant de Chagall fait ainsi, dans son apparente légèreté, un pas de géant qui lui permet de se situer dans les deux espaces.
    Il existe un lieu où peuvent se mêler toutes les composantes de cet art, où les personnages évoluent librement dans le temps et l’espace, et où les corps sont modelés au gré de la fantaisie : c’est au théâtre que l’artiste explorera, dans les années 1910, les limites entre l’art et la réalité, aboutissant à une œuvre d’art totale. «Travailler pour le théâtre était toujours mon rêve» confiera-t-il; les nombreux décors qu’il exécute tout au long de sa carrière témoignent de l’aboutissement de son rêve, mais aussi d’un échec. Le peintre assiste pour la première fois à la préparation de décors aux côtés de son professeur Bakst, qui travaille en 1910 pour les Ballets russes de Diaghilev. Quatre ans plus tard, Chagall dessme à son tour des décors pour un spectacle de cabaret à Saint-Pétersbourg, où il exige des acteurs qu’ils peignent leurs visages en rouge et leurs mains en vert. Dès ses débuts, le peintre se sent l’âme d’un metteur en scène et va jusqu’à soumettre les corps, les visages et les morphologies à ses conceptions plastiques. Chagall se conduit au théâtre comme un peintre devant sa toile, en souverain. Inversement, la toile se transforme parfois en scène : dans VAutoportrait aux sept doigts, le visage est un masque de théâtre. Par la suite, le peintre exécute les costumes et les décors de plusieurs pièces de Gogol, son alter-ego littéraire. Les esquisses préparatoires permettent là encore de rapprocher ce travail de l’œuvre picturale de la même période (le Saint Voiturier, 1912).
    Après plusieurs tentatives avortées, Chagall entreprend son chef-d’œuvre : les décors du Théâtre juif de Moscou, inauguré après la révolution, qui doit consacrer le renouveau de la culture juive. Le projet est important car, outre les décors pour une pièce de Sholem Aleichem, l’artiste a aussi pour tâche d’orner le lieu. Entièrement peinte par Chagall, l’architecture intérieure du théâtre devient un véritable environnement scénique. L’attention des
    48
    Avec le seau, 1920, encre noire sur papier gris, 46,7 x 34 cm. ©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat.
    Collage, 1920, crayon, plume, papiers découpés et collés, 34,2 x 27,9 cm. ©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat.
    49
    LA VIE ET LA MORT
    Si Chagall peint à Paris, son cœur et son esprit restent cependant tournés vers son pays et les siens, suscitant des tableaux «russes» où le peintre se réfère à l'imagerie populaire et au folklore. Comme dans A la Russie, aux ânes et aux autres, Chagall s'inspire ici d'une scène réaliste de la vie paysanne russe qu'il traite dans une esthétique avant-gardiste.
    Le Marchand de bestiaux s'incrit dans la réflexion sur la naissance que Chagall a engagée depuis 1910 : la jument porte son poulain (dans Maternité, l'enfant est représenté dans le ventre de sa mère). Mais cette jument tire une charette sur laquelle est couchée une vache destinée à l'abattoir. Dans une composition complexe qui repose sur un équilibre entre mouvement et immobilité, Chagall énonce ainsi en contrepoint inéluctable de la naissance, l'idée de la mort et du sacrifice.
    50
    De haut en bas : le Marchand de bestiaux, 1922-1923, ,2e version, huile sur toile, 99,5 x 1 80 cm. ©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat. le Marchand de bestiaux, 1912, huile sur toile, 96 x 200 cm. © Offentliche Kunstsammlung Kunstmuseum, Bâle. Colorphoto Hans Hinz.
    De gauche à droite : l'Homme à la lampe, 1921, recto, encre noire sur papier beige, 46 x 33 cm. ©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat.
    La Prisée, 1923-1924, aquarelle, 42,7 x 35 cm.
    Collection M.B. Katz, Milwaukee. D. R.
    spectateurs est attirée à la fois par la scène et par l’espace environnant, où Chagall a figuré plusieurs comédiens de la troupe. L’œuvre connaît un rapide succès. L’influence du peintre «ne se manifesta pas seulement dans les décors, la technique du maquillage et les costumes, mais dans le jeu des acteurs» (Lioubomirsky). Le lieu sera rebaptisé «la Boîte de Chagall».
    Pour le Théâtre juif, le peintre a cherché à conjuguer les acquis de la période parisienne (points de vue multiples, formes géométriques colorées découpant l’espace de façon arbitraire, transparences) avec de nombreux motifs du folklore juif. Les sept panneaux qui composent le décor (conservés clandestinement pendant près d’une cinquantaine d’années, ils ont été récemment retrouvés) représentent des allégories des différents arts; le théâtre y tient le premier rôle. Le panneau principal, Introduction au théâtre juif, figure des danseurs, des acrobates marchant sur les mains, des musiciens et d’autres personnages du monde du spectacle. Dans les autres panneaux du cycle, on retrouve celui qui symbolise le théâtre juif, l’amuseur public, le badchan. De même que le violoniste à ses côtés, le badchan divertit les convives lors des fêtes de la communauté. Surtout, le badchan
    est, comme l’explique Avram Kampf, le précurseur de la tradition du théâtre juif. C’est pendant les Purimspieler (les jeux de Pourim), dont l’histoire remonte au Moyen Age, que le badchan, sorte de troubadour local, apparaît. A la fête de Pourim, ce carnaval juif, le badchan devient un acteur polyvalent qui joue, danse, mime, raconte des histoires comiques et anime la seule fête où il est non seulement permis, mais vivement conseillé, de consommer de l’alcool. En effet, déguisés, les participants du festin doivent parvenir à un état d’ivresse tel qu’on ne peut plus «distinguer entre un Juif et un gentil». Symbole de l’imagination théâtrale débridée, le badchan est comme le double du peintre lui-même, qui transforme la vie en un joyeux carnaval pictural.
    Mais le succès est de courte durée. Le Théâtre juif ne fait plus appel à Chagall. Le peintre est accusé d’usurper sa fonction de décorateur par Effros, le conseiller du directeur, qui constate que l’artiste ne comprend rien à la perspective ni à l’organisation de la profondeur scénique. Chagall, qui construit ses décors comme il peindrait une toile, sort en réalité vainqueur de sa confrontation avec la scène. Le théâtre se plie avec lui aux lois de la peinture. La critique d’Effros est ainsi, malgré elle, le plus grand hommage qu’on puisse faire à son travail. Quelques années auparavant, à l’occasion du premier anniversaire de la révolution soviétique, il métamorphose Vitebsk. A l’exemple du poète Maïakovski, qui souhaite que les rues deviennent des pinceaux et les places des palettes, Chagall réunit tous les peintres en bâtiment pour leur confier la tâche de décorer la ville entière. «Vitebsk devient un jour le royaume fabuleux de la peinture moderne : les tramways, les vitrines, les maisons se parèrent de couleurs éclatantes» (Anatoli Strigalev).
    Les deux expériences étaient apparemment contraires : donner au théâtre l’illusion de la vie, donner à la réalité les parures de l’illusion. Le metteur en scène Chagall lui, n’a jamais fait la différence. Itzhac Goldberg
    52
    53
    Les Amoureux en vert, 1917, huile sur toile, 70 x 50 cm. ©MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris. Photo Ph. Migeat.
    54
    LE PEINTRE AMOUREUX
    ÉBLOUI PAR SA PASSION AVEC BELLA, CHAGALL A CÉLÉBRÉ LE BONHEUR AMOUREUX COMME SANS DOUTE AUCUN AUTRE PEINTRE DU XXe SIÈCLE, TRANSFIGURANT SES PROPRES ÉMOTIONS EN IMAGES UNIVERSELLES. PAR ÉRIC SUCHÈRE
    55
    Représenter la femme aimée, voilà qui est commun pour un peintre du début du siècle. Certains voient en elle un modèle disponible et peu onéreux, d’autres lui dédient tout leur art. Ainsi Bonnard qui ne cesse de scruter Marthe, de l’épier dans les poses les plus banales, les plus quotidiennes et qui deviennent, paradoxalement, les plus singulières. Mais se représenter à deux, voilà qui est plus rare. Matisse figure son épouse au sein de la famille et quand il dépeint son couple, comme dans la Conversation, c’est pour mieux saisir la distance qui s’est établie
    dans leur relation. Quant à Picasso, il voit dans sa compagne une muse et ne se représente pas seulement en amant mais d’abord en peintre.
    L’iconographie amoureuse de Chagall a cela d’unique que l’artiste se décrit aimant, en compagnie de sa maîtresse. Particulièrement avec Bella, sa première épouse, le thème du bonheur amoureux est traité dans toute sa fraîcheur, dans l’innocence et l’ivresse de la jeunesse. Bella Rosenfeld était une femme hors du commun : historienne, philosophe mais aussi artiste (elle fut l’élève de