La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
brûlait d’envie d’y participer, la communauté de leurs opinions et de leurs aspirations ne ferait que les rapprocher.
Elle resta longtemps dans la cuisine, attristée, maudissant son mauvais caractère et son sort d’orpheline.
Entrant dans la salle elle demeura un moment devant le rideau de peluche verte qui servait de porte de sa chambre. Elle voulait qu’Aless lui répondît. Mais il se taisait, on ne l’entendait pas, il s’était tapi. Elle poussa un gros soupir et se dirigea chez elle. Sans doute, elle ne pouvait pas s’endormir. Elle se tournait et se retournait, elle soupirait pour qu’il l’entende, il comprendrait qu’elle se tourmente, il était bon, doux, il se laisserait fléchir, il aurait pitié d’elle.
Après son aveu qui avait rendu confus le jeune homme, Olga brûla plusieurs fois de venir chez Aless la nuit. Mais chaque fois elle se retint. Pas parce qu’elle avait honte. Non. Elle n’avait jamais honte de prendre ce qui lui appartenait, comme elle le croyait. Elle avait honte d’une autre chose. Elle avait juré de ne pas faire le premier pas, de ne pas perdre son orgueil de femme. Faire de la sorte pour qu’il vint le premier. Ce n’était que dans ce cas-là, se disait-elle, qu’elle aurait un bonheur complet.
Mais maintenant, quand elle vit apparaître le danger que le lendemain il pouvait la quitter à jamais, qu’il irait chez Léna! elle n’était plus d’humeur à réfléchir sur cela, elle devait se hasarder à faire l’impossible pour se l’attacher, à elle, pour toujours. Auparavant, elle se disait avec beaucoup d’assurance qu’aucun homme ne résisterait à son charme. Mais quant à lui, elle n’en était pas sûre. Il était inhabituel, obsédé par une idée. Bien qu’il fût guéri, il était encore faible, il n’avait pas encore repris toutes ses forces.
A minuit, l’entendant se tourner et soupirer — il ne dormait pas, il se tourmentait, le pauvre!— Olga se hasarda.
Elle était en chemise de nuit, pieds nus. Lui, il était couché sur le lit, sans avoir défait les draps, sans se déshabiller. Olga se troubla pour un instant. Mais elle avait froid aux pieds. D’ailleurs elle ne renonçait jamais à ce qu’elle s’était proposée de faire. Elle se glissa sous une partie de la couverture ouatinée sur laquelle il était couché.
Aless s’écarta, mais il ne se leva pas, il ne dit rien. Sa conduite encouragea Olga. Elle attendait qu’il parlât le premier, qu’il lui dît un mot, tout serait clair. Mais il se taisait, il ne respirait même pas. ,,I1 a peur“, se dit Olga et tout à coup elle devint gaie, elle eut envie de rire.
— Tu m’en veux?
— Non. A cause de quoi?
C’était bien qu’il parlât, mais c’était mal qu’il crût qu’il ne valait même pas la peine d’être furieux contre elle.
— Je t’aime.
Il ne répondit pas. Olga dont l’amour-propre fut touché dit quand même avec ironie:
— Dis-moi, es-tu un homme ou non?
— Je ne prends jamais ce qui ne m’appartient pas.
Alors elle se mi1 sur le côté, se souleva, se pencha au-dessus de son visage, sentit sa bouche proche, lui murmura:
— Mais ce n’est pas à un autre... c’est à toi!.. Tout est à toi ici! Mon chéri, mon amour, mon petit bêta! Mon petit sot d’agneau. N’aie pas peur. Aime moi — je te donnerai tout! — elle serra sa bouche contre la bouche d’Aless pour ne pas l’entendre dire qu’il n’avait besoin de rien. Elle l’embrassa avidement, avec ardeur.
Puis il y eut une nuit très courte, sans sommeil.
Ils parlaient sans cesse. Comme s’ils se fussent dépêchés de se dire tout ce qu’ils n’avaient pas pu se dire durant tout un mois passé sous le même toit. Bien sûr, il n’avait pas la force d’Adass. Mais il avait quelque chose d’autre, ce qu’elle n’avait pas connu: une douceur inhabituelle dans ses paroles et dans ses baisers, une émotion passionnée, en le serrant contre elle, elle percevait sa respiration et les battements de son coeur.
Aless lui avoua qu’il n’avait connu aucune femme, qu’elle était la première; Olga en fut touchée, son amour et sa joie devinrent plus grands; tout ce qui était arrivé lui semblait si pur, si innocent, qu’elle n’en était point tourmentée, qu’elle ne se sentait fautive ni envers Adass, ni envers sa fille. Lui, il sentai’ ses torts. Il le dit. Olga lui répondit en l’embrassant:
— N’y pense pas, cela ne vaut pas la peine. Ce n’est pas ta faute. C’est la mienne. Je suis une pécheresse... Mais je n’ai pas peur du péché car je t’aime.
Elle essaya de le persuader de rester tranquille, de ne pas se fourrer dans la lutte, de passer la guerre chez elle, elle lui donnerait tout ce qu’il fallait pour être heureux. Elle le dit et perçut tout de suite son éveil discret et... son éloignement: elle venait de le sentir très proche par tout son corps et tout à coup elle le sentait s’éloigner bien qu’il n’eût pas bougé de place, il se figea dans son immobilité. Elle se ravisa et jura de ne plus en parler, que iout aille son train. Pour le rapprocher, elle dit:
— Quant au poste... c’est vrai, nous, on n’en a pas besoin, puisqu’on ne peut pas l’écouter. Que Léna le prenne... Mais qu’elle ne dise pas d’où ça v ent...
—• Elle ne dira rien. Léna ne dira rien, chuchota-t-il ardemment avec volubilité.
— Tu le dis, comme si tu la connaissais dès sa plus tendre enfance. Je la connais mieux, dit-elle, entre autres, sans insistance, bien contente que sa jalousie d’autrefois s’effaçait. D’où elle viendrait, cette jalousie, si le jeune homme lui appartenait et elle savait qu’il était un véritable agneau.
Mais en même temps ce doux garçon devint son maître, elle lui donnait tout, elle lui dévoilait tous ses secrets. Elle lui avoua même où elle avait caché le pistolet. Elle le dit d’elle-même. Une vieille icône dans la cuisine. Feue sa mère y avait fait une cachette pendant la première guerre, quand les pouvoirs changeaient deux fois par an.
Ils vinrent chercher le poste de radio avec un camion dont la cabine et les ridelles étaient peinturlurées à la manière allemande. Le camion fit peur à Olga. Elle venait de rentrer du marché aux puces où elle avait eu la frousse: les Allemands y avaient fait leur première rafle. Ils avaient encerclé tout le marché et puis ils ne les laissèrent sortir que par trois ,,portes“. Ils firent le contrôle des papiers, des objets personnels, ils fouillèrent dans les poches. Olga n’avait pas peur d’être arrêtée. Pourquoi l’arrêterait-on, une marchande que toute la police connaissait et même quelques-uns des gendarmes allemands?! Mais elle craignait perdre ce qu’elle avait réussi à gagner. Ce jour-là son commerce avait bien marché. Elle avait vendu du sel, de la farine, du lard. Elle avait vendu tout cela pas pour des marks, elle avait peu de confiance en les marks d’occupation, mais pour des bagues en or et une montre. Ce qui importait pour sa quiétude, de quoi elle était sûre, c’était de ne pas être trompée, elle savait qu’on ne lui avait pas glissé du cuivre fourbi au lieu de l’or: deux jours auparavant elle avait conclu un marché avec un vieux professeur à pince-nez doré qui avait besoin
de denrées pour soigner sa femme malade. Attendrie par son manque d’esprit pratique, elle lui avait donné encore une livre de millet, bien qu’elle pût s’en retenir. Sa bonté fut récompensée: pour le reste de lard et de millet elle recevait un coupon de drap fin, merveilleux. Puis elle eut encore de la chance. Le bel homme moustachu qu’elle avait connu en automne lui tomba sous les yeux. En automne il portait une pelisse de bonne qualité, brodée de fils dorés et aurait voulu devenir son mari. Maintenant il ne ressemblait presque plus à un homme à marier: il avait maigri, sa moustache avait poussé et pendait comme celle d’un vieillard, on aurait dit qu’elle était roussie; il portait une salopette ouatinée crottée, un bonnet de lièvre pelé sur sa tête. Mais il avait dans ses mains la même pelisse qui attirait cette fois-ci non pas par sa broderie dorée, mais par son lainage épais. Peutêtre, avait-il fixé un prix exagéré, car tous les acheteurs éventuels se détachaient de lui tout de suite. Le coeur d’Olga bondit: la voilà, la chance commerciale, elle ne la trahissait pas aujourd’hui; il y avait deux mois cette pelisse avait attiré son attention, elle brûlait d’envie de l’acheter, et la voilà, elle venait elle-même dans ses mains. Peutêtre, la pelisse ne faisait pas trop partie de ses calculs commerciaux, mais le fait que l’objet qui lui avait plu, lui tomba sous les yeux, l’obligeait à l’acheter absolument. Il fallait montrer à ce monsieur orgueilleux qui était le maître ici, dans ce tourbillon humain, lui, délavé, ou elle, les joues toujours roses. Elle pensa avec enjouement: ,,Tu vas voir qui est le carassin ici, et qui est le brochet."
— Tu la vends?
Il la reconnut aussitôt et se mit à rire:
— Et toi, ma belle, tu es partout. Où sont donc tes draniks?
—Il n’y a pas de bois pour les faire, sourit Olga.
— Dommage. Je mangerais bien aujourd’hui un dranik chaud.
L’homme avala sa salive et piétina de froid.
Sur ces entrefaites, Olga déploya la pelisse et siffla comme un garçon: le devant de la pelisse, avec sa broderie rouge et dorée, était salie, comme si on eût chargé du bois ou on eût rampé.
— Monsieur a fait baisser le prix.
— Je te dirai un moyen pour la nettoyer.
—■ Tu aurais mieux fait de la nettoyer toimême.
— Je n’ai pas le temps.
— Monsieur est occupé.
— C’est ça.
Olga lui rendit la pelisse, faisant comprendre qu’elle ne s’y intéressait pas beaucoup dans ce cas-là. Elle plaignit comme une vieille connaissance, sans ironie:
— Tu as tort de ne pas me l’avoir vendue autrefois. J’aurais bien payé.
Mais il était évident qu’il ne voulait pas prendre ce ton sérieux en parlant à la jolie marchande et il faisait toujours le bouffon.
— Si tu avais consenti à me prendre avec...
Olga se souvint d’Aless, de ses caresses extraordinaires, de ces émotions, à elle, et elle rit gaiement en regardant sa moustache rousse.
— Si. Monsieur n’avait pas cette moustache. J’ai peur des moustachus.
— Pour une femme comme vous on sacrifie sa tête, pas seulement sa moustache.