La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Ce n’était pas le wagon conduit par Adam, mais les habitants de la Komarovka se répétaient des médisances les plus invraisemblables et atroces, ces médisances, comme des vagues, parvinrent jusqu’aux oreilles d’Olga, de son mari, de la vieille Lénovitchikha et leur causèrent une douleur aiguë.
On aurait dit que les Lénovitch ne s’éprouvaient pas un amour profond ou un attachement particulier. Christia parlait de son mari d’un ton de condescendance sceptique, elle ne demandait presque jamais son avis sur ses affaires commerciales. L’autorité de la mère était reconnue par les enfants, le père se trouvait toujours dans l’ombre. Mais le père disparu, et la maison devint délaissée, les traits de la vieille Lénovitchikha se creusèrent,
elle s’apaisa, perdit tout intérêt pour ce qu’elle avait amassé: lits nickelés, armoires polies, pelisses naphtalinées ne possédaient plus leur éclat d’attraction. Maintenant elle attendait avec impatience qu’Olga lui apportât un petit-fils ou une petite-fille; elle n’aimait pas le fils de Kazimir et de sa femme, cette divorcée, on ne sait pas pourquoi, ce petit-fils lui semblait étranger.
Mais ce qui n’intéressait plus la mère, vieillie après la mort de son mari, renaissait, revivait, avec force et énergie juvéniles, chez Olga. Elle ne travaillait plus au dépôt et elle se chargea de la plupart des fonctions de sa mère quant au commerce du monde végétal et animal qui poussait. Il se peut qu’il y eut une seule différence entre elles: Olga n’était pas aussi obstinée que sa mère, tous les travaux pénibles restaient pour Adam. Mais au marché, on aurait dit, elle se conduisait d’une façon plus habile, avec plus d’adresse et en même temps avec plus de prudence, elle tenait compte des changements de la situation: l’hiver dur et maigre de 1939/40, l’hiver de la guerre contre la Finlande qui n’était pas à comparer aux temps de la Nep *, où sa mère, jeune et pleine de forces avait fait épanouir son talent de commerce. Même dans ces conditions difficiles les marchandes de la Komarovka reconnurent vite la jeune Lénovitchikha en tant que leur chefesse. Elle hérita de sa mère son surnom: Lénovitchikha, bien qu’elle fût Avsiouk. Lénovitchikha la jeune. On aurait dit que la vieille Lénovitchikha avait perdu ce surnom connu par toute la Komarovka. La vieille n’était plus que Christia ou Kryssia, à la manière polonaise, parce que Lénovitch avait passé pour un catholique, bien qu’il ne fût jamais allé à l’église catholique
1 Nouvelle politique économique, établie provisoirement en Russie Soviétique en 1921 (N.d.T.).
et se fût marié a l’église orthodoxe: Christina provenait d’une famille orthodoxe.
Christina ne sut attendre sa petite-fille. Au printemps, quand on commença à planter les légumes, elle sortit pour retourner le sol des platebandes, car Olga, enceinte, ne pouvait pas le faire, et s’affaissa dans un sillon. Une voisine vit à travers la clôture sa position peu naturelle et donna l’alarme. Olga accourut, mais la mère était morte. ,,Une mort légère, disaient ses voisines et ses amies, en s’essuyant les larmes. Elle est morte là où elle avait travaillé toute sa vie, sur notre terre de la Komarovka.“
En juillet Olga donna naissance à une fille qu’elle appela Svétlana: ce prénom était à la mode. Après l’apparition de l’enfant Olga ressembla davantage à sa mère: par son obsession, son énergie, par sa persévérance qui frisaient l’insolence, surtout s’il fallait fairevaloir ses intérêts. Oh! pour son intérêt, pour une plumule, elle était prête à vous égorger! Avsiouk, dont le portrait était au Tableau d’honneur au dépôt de tramways, se sentait souvent mal à l’aise à cause de la conduite de sa femme, il essayait de l’amener à la raison: ,,Olia, ce n’est pas bien. A l’heure actuelle ce n’est pas le sens de la vie. Zentchyk, notre secrétaire du Parti, m’a parlé et il m’a proposé d’adhérer au Parti...”
Mais dans ses rapports avec son mari, Olga avait pris tout de sa mère. Dans son dépôt de tramways il pouvait, il devait même travailler en stakhanoviste *, adhérer au syndicat, au Parti, n’importe où, pour ne pas être devancé par les autres, mais ici, à la maison, c’était elle qui était la maîtresse absolue et elle faisait ce qui lui plaisait, à elle, ce qu’elle croyait nécessaire pour le bien-être de la
1 Travailleur augmentant le rendement du travail par sa propre initiative (N.d.T.).
famille, de sa fille, des enfants qu’ils auraient encore. Donc, qu’il ne se trouve pas sur son chemin, s’il voulait vivre dans un accord parfait avec elle. Ce fut les paroles qu’elle dit à son mari, elle ne les dit pas d’une façon grossière, comme l’avait fait sa mère, mais d’une manière plus douce et délicate. Mais la fermeté des paroles fut la même. Adam n’était pas aussi ferme. Ivre, il pouvait la frapper, lui faire un bleu sous l’oeil, mais ensuite, s’étant dégrisé, il demandait pardon, souvent à genoux. D’ailleurs,ce fut Olga qui l’avait forcé une fois, du vivant de sa mère, à tomber à genoux et à jurer de ne jamais plus la frapper. Bientôt il manqua à sa parole, mais depuis il savait comment qu’il pouvait se racheter, amadouer sa femme: se mettre à genoux et jurer. Olga aimait ce genre de spectacle.
Au mois de mai, encore avant la guerre, Adam fut appelé à une période d’entraînement militaire. Olga resta avec sa petite, sans se soucier de quoi que ce soit: tout avait été planté dans le potager, elle n’avait qu’à porter au marché les radis, les laitues, les oignons. Le travail n’était pas difficile, d’ailleurs il faisait beau et Olga prenait avec elle sa petite Svétlana qui avait déjà dix mois. C’est ainsi qu’elle apportait au marché dans la voiture d’enfant sa fille et des radis. Olga comprit que l’enfant l’aidait pas mal dans son commerce: les intellectuels ne passent pas sans s’intéresser à la jolie petite fille aux joues roses et à sa mère non moins charmante, alors ils achètent sans marchander, payent ce qu’on leur dit et, parfois, ils refusent de prendre la monnaie. Olga, fidèle à sa mère, ne trompait jamais ses clients, mais si quelqu’un ne pouvait pas détacher ses yeux d’elle et devenait généreux, elle acceptait ses kopecks. Elle croyait que les intellectuels gagnaient leur argent sans beaucoup de peine: l’un n’avait ja
mais tenu un outil plus lourd qu’un stylo, l’autre faisait marcher sa langue devant les étudiants et voilà, on lui met des centaines dans sa patte, tandis qu’elle, qui ne se sépare de la pelle et de la pioche de tout le printemps, elle est obligée d’aller au marché avec son enfant, ce ne serait pas mal de prendre un kopeck de plus pour son travail. En général, les intellectuels étaient ses clients les plus agréables, chacun éveillait sa curiosité: quel est cet homme? où travaille-t-il? Elle était avenante avec ses clients, pleine de tact. Quant aux femmes à l’aspect intellectuel, elle ne les aimait pas, elle les considérait aussi femmes qu’ellemême l’était, leur parcimonie et leur avarice l’agaçaient, il y avait celles qui marchandaient une trentaine de minutes pour un kopeck. Elle était grossière avec ces femmes, leur disait ,,tu“, et même elle n’avait pas honte de les envoyer au diable et alors ses voisines de comptoir se tenaient les côtes: ,,La voilà, Lénovitchikha! Comme sa mère!“
La guerre ne fit pas peur à Olga, elle ne pensa même pas tout de suite à son mari et à son frère. Tout d’abord elle se rappela que sa mère lui avait dit que la hausse des prix des vivres pendant la guerre serait considérable. Elle supputait déjà le prix qu’elle proposerait quand dans huit jours, dimanche prochain, elle porterait les premiers concombres provenant de ses serres, elle était sûre que ses concombres seraient les premiers à la Komarovka, car il n’y avait qu’un vieillard près du marché de Tchervène qui possédait une serre semblable à la sienne et feue sa mère lui avait fait concurrence, mais la mère avait pris en même temps des leçons de chez lui.
Il est vrai qu’au deuxième jour de la guerre quand ses voisines faisaient leurs adieux à leurs maris et fils près de la porte du commissariat mi
litaire, Olga pleurait avec elles: Adass et son frère Pavel, lieutenant, étaient dans l’armée et, qui sait, peut-être, étaient-ils déjà au front?
Les premiers bombardements de Minsk l’effrayèrent beaucoup, elle eut peur pour sa fille: où se cacheraient-elles? Mais après avoir observé les objectifs bombardés — chemin de fer en premier lieu, état-major de la région militaire, centre de la ville où se trouvaient les bâtiments administratifs — elle se dit que les bombes n’étaient pas trop dangereuses; dans sa cour il y avait une cave cimentée où on gardait pendant l’hiver des pommes de terre, des tonneaux de concombres et de choucroute, pour la famille et pour le marché, elle pourrait s’y cacher pendant les bombardements: la guerre ne durerait donc pas jusqu’à l’arrivée de l’hiver.
Quelques jours après elle se fourrait elle-même sous les bombes, et tout cela à cause de son avidité. Elle avait entendu les cris des garçons:
—■ On pille les boutiques à la Komarovka! et ils y coururent, des adultes s’y précipitèrent, eux aussi. Evidemment, cette nouvelle ne put pas laisser Olga indifférente. Elle porta sa fille chez Maryla, sa voisine, une boiteuse, et courut sur la place du marché, entourée de toutes sortes de boutiques, de kiosques, „points de commerce11, comme on les appelait à l’époque. Mais quand elle arriva tout avait été volé, on était en train d’achever le pillage d’une quincaillerie. Un homme à face rouge, au nez pelé et rebutant qu’Olga ne connaissait pas, mais qu’elle avait vu plusieurs fois ivre au marché, avait sorti du magasin tout un tas de pots de fer, de casseroles, une dizaine de haches, des scies, des poignées, des pelles, des gonds. Maintenant il gardait toutes ces choses en attendant que quelqu’un vienne l’aider à porter tout cela chez lui. Dans la boutique même, il n’y avait
presque plus rien, une lampe, une assiette. Furieuse d’être arrivée en retard et d’avoir perdu un butin si coûteux, furieuse de tous ceux qui chipaient, volaient, pillaient, Olga s’en prit à l’homme qui avait dévalisé la moitié de la boutique. A propos, elle le fit pour se justifier moralement, parce qu’elle avait été élevée dans l’esprit de ne pas toucher au bien d’autrui: c’est-à-dire qu’elle ne volait pas le bien de l’Etat, mais elle le prenait à celui qui avait pillé.