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  • La Marchande et le poète  Іван Шамякін

    La Marchande et le poète

    Іван Шамякін

    Выдавец: Юнацтва
    Памер: 323с.
    Мінск 1983
    79.83 МБ
    Les Allemands s’approchèrent, un d’eux lui demanda quelque chose en allemand. Elle ne comprit rien, fit des signes de la tête. Les Allemands rirent, la contournèrent et entrèrent dans l’appar­tement qu’elle venait de quitter. Ils ne s’étaient même pas intéressés à ce qu’elle avait dans son panier, évidemment, ils avaient cru qu’elle ha­bitait ici et qu’elle déménageait. Justement ce qu’ils voulaient: chasser les habitants de la mai­son. Quoi qu’il en fût, après cette rencontre Olga devint plus courageuse et pendant deux jours de
    suite elle allait d’appartement en appartement possédée de l’insolence des maraudeurs. Elle prenait tout ce qui lui tombait sous la main. Il y avait un ordre de rendre les postes de T.S.F., et elle traversa presque toute la ville pour apporter chez elle de la rue Révolutsionnaïa un poste enveloppé dans un drap. Avec quelques risque-tout, comme elle, Olga fouilla dans des maisons démolies par les bombardements. Dans une cour la bombe avait renversé un camion, le chauffeur tué restait au volant. Ils y trouvèrent de l’argent soviétique et des timbres. Le corps puait, il se décomposait vite par cette chaleur, mais Olga y vit un étui à pistolet et, à l’insu de ses „compagnons" (nettoyeurs, com­me s’était nommé l’un d’eux) elle coupa l’étui de la ceinture et le cacha dans son panier, dans des coupons de drap. Elle comprenait bien que si les Allemands examinaient son butin, ce qu’ils faisaient de temps en temps, et s’ils trouvaient le pistolet, ils ne lui feraient pas grâce. Mais la tentation fut trop grande. Peut-être, ce ne fut pas le pistolet qui l’attirait, mais l’étui jaune, la fille d’un corroyeur savait bien le prix d’un bon cuir. Ou peut-être, il y avait en elle quelque chose d’une écolière ou même d’un garçon: pourquoi laisser un tel joujou? Aucun garçon de la Komarovka ne l’aurait laissé et Olga avait toujours eu une pétulance de garçon. On pouvait encore penser qu’il y avait quelque chose de plus sérieux qui naissait en elle: et si elle avait besoin d’un pistolet dans cette existence inconnue qui s’ouvrait devant elle?
    Un événement l’obligea à cesser ses sorties. Dans les ruines d’une grande maison rue Komsomolskaïa, les Allemands avaient tiré sur eux d’une mitraillette. Sans prévenir. Sa compagne, une femme âgée de la Storojovka,poussa un cri et tomba, la tête contre une brique. Olga roula en bas sur
    les marches de l’escalier, comme une inanimée’ se cogna la tête, s’égratigna les genoux. Rampant sur le ventre, comme un chat blessé, elle quitta cette maison funeste.
    C’est donc ça, les Allemands! Ils peuvent ne pas faire attention quand tu portes un poste et ils peuvent, par exemple, commencer à tirer tout simp­lement, pour s’amuser. D’ailleurs, cette même jour­née, il y eut encore un avertissement: sous les yeux d’Olga, dans le quartier de la Némiga, on tua un vieux Juif; vêtu d’un costume, taché de graisse, il portait une valise neuve en cuir, qui ne convenait point à son aspect, à sa pauvreté. Deux hitlériens en uniforme noir s’approchèrent de lui, l’un le prit par la barbe sans rien dire, tira son pistolet, l’appuya au cou du vieux, fit feu tout droit dans la pomme d’Adam. Olga vit le sang jaillir et fail­lit perdre connaissance. Evidemment, après cela il lui fallait jeter au diable tous les chiffons, il n’y avait que des chiffons ce jour-là, il n’y avait plus rien de bon, et courir chez elle, chez Svéta, et vivre comme Léna Borovskaïa, comme les autres voisins qui ne sortaient pas, qui attendaient... Puis elle raisonna comme une petite bourgeoise: donc, c’est un Juif, les Allemands n’aiment pas les Juifs, et elle est une Biélorusse, elle ne fait rien de mal, comme si elle savait que ce vieux-là avait fait quelque chose de mal.
    II
    — Des draniks 4 Qui veut des draniks? Des draniks chauds! criait Olga, battant des mains et dansant sur place de froid. Mais par cette froide journée personne ne se jetait sur ces friandises.
    1 Crêpe de pomme de terre (N.d.T.).
    Ce n’était plus comme auparavant quand on s’était mis à vendre des produits préparés d’avance et que l’on pouvait manger au marché. La faim, la meil­leure économiste, avait dicté à ceux qui avaient quelque chose à vendre, la façon la plus avanta­geuse de le faire. Avant la guerre on ne vendait pas de produits cuits ou frits, on n’en avait pas besoin. Qui est-ce qui aurait voulu manger au marché? Un ivrogne, peut-être. Il est vrai, la mère d’Olga lui avait dit que sous la Nep, ici, au marché, il y avait des réchauds à braises où on rôtissait des saucissons, on faisait des crêpes et d’autres plats à manger... Mais à l’époque il y avait des produits d’alimentation, et les nepmans trouvaient le moyen d’attirer des clients... Maintenant, sous l’occupation, ce commerce n’était dû qu’à la famine. Olga fut parmi les premières de comprendre ce qu’il fallait aux gens qui erraient au marché et qui jetaient des regards affamés sur un chou. Si quelqu’un lui avait reproché de plumer les affamés elle lui aurait craché dans la figure. Non, elle les aidait, elle faisait du bien, qu’ils la re­mercient d’avoir des pommes de terre, d’avoir fait des provisions de farine et d’huile. D’ailleurs, on pouvait vendre tout cela, sans sortir de sa maison, maintenant, on s’arrachait tout cela des mains, et on disait merci. Quant à elle, elle fai­sait des draniks, elle achetait du bois ici même, au marché, elle y passait des heures, transie de froid. Elle ne pensait pas qu’elle ne pouvait plus vivre sans commerce, que le commerce était devenu une nécessité pour elle, le sens d’existence. La nature des personnes primitives, même des bandits et des bourreaux est telle qu’ils cherchent tou­jours une justification noble à tous leurs actes. Ils les expliquent par quelques grandes idées, ou par le désir de vivre, de ne pas mourir de faim, par la nécessité de nourrir ses enfants, etc.
    Olga ne s’inquiétait pas de voir que ses draniks laissaient tout le monde indifférent: sa marchandise ne se gâterait pas, elle la vendrait. La faim assaison­ne tout, comme on dit.
    Il y avait peu de monde au marché ce jour-là. Le froid était devenu intense. C’était encore tôt pour les grands froids, on n’était qu’à la mioctobre, auparavant c’était le temps d’or de l’arrière-saison. Et aujourd’hui, malheureusement, il gelait dès le matin. Encore avant-hier, on se chauffait sous un soleil avare d’automne, et au­jourd’hui on voyait des nuages sombres chargés de neige passer dans le ciel. Il grésillait. Plus tard, les nuages se dissipèrent, le vent se mit à souffler, soulevant le sable et le jetant aux yeux. On n’était pas à son aise, on avait le cafard, on tombait dans l’angoisse. Le marché était désert ce qui s’expliquait par la rafle de la veille, organisée par la police et la S.D.1 qui avaient saisi des suspects. Cela ne plut pas à Olga. S’ils le font souvent, quel est ce sot qui ira au marché et que deviendra donc le commerce libre déclaré par le nouveau pouvoir? Elle n’avait pas peur pour elle, elle avait des conna­issances à la police et même parmi les Allemands, il est facile de lier connaissance si tu as des choses à offrir, alors ils deviennent collants comme de la glu.
    Un homme de haute taille s’approcha, la mous­tache courte bien coupée, vêtu d’une façon étrange: un vieux chapeau froissé et une pelisse neuve, rouge, brodée de fils jaunes. Son aspect n étonna pas Olga: il y en avait beaucoup qui s’habillaient comme ça — rai-ville, mi-village. Mais elle jeta un re­gard envieux sur sa pelisse: la broderie était celle d’un vêtement féminin, ces galons, à quoi lui
    1 Sigle de l’ail. Sicherheitsdienst. Service de la Sûreté en Allemagne nazie (N.d.T.).
    servaient-ils, à cet homme, cela lui conviendrait mieux, à elle.
    — Alors, ces draniks, c’est à combien, ma belle?
    — Trois marks la paire.
    — Tiens, ils sont mordants, ceux-là.
    — On peut les mordre, voilà, pourquoi ils sont mordants.
    — Toi, tu es gaie, de bonne humeur.
    — Et pourquoi dois-je être triste?
    —• C’est vrai, pourquoi être triste, si on fait du commerce.
    Il faillit chanter ces mots et ce ton offensa Olga.
    Mais elle avait appris à se taire. On pouvait sauter sur un agent. Elle se retint et dit d’une façon peu méchante:
    — Viens à ma.place, sous ce froid... Et les pommes de terre, il faut les acheter, les apporter en ville...
    L’homme rit:
    — Si tu veux, je serai ton homme. Ton inten­dant.
    —• Eh, vous êtes nombreux à faire des avances. J’ai mon mari.
    — Je n’ai pas de veine, clappa-t-il
    — Veux-tu des draniks?
    — Je n’ai pas encore gagné pour en acheter.
    — Tu peux vendre ta pelisse.
    — Et moi, qu’est-ce que j’aurai? L’hiver approche.
    — Je te donnerai цпе capote. Un kilo de lard. Un litre d’eau-de-vie. Et encore tu mangeras comme quatre.
    Il siffla gaiement et dit avec ironie:
    — Le prix est bon.
    — Est-ce que ce n’est pas assez?
    — C’est pas lourd. Mais pour le moment je n’ai pas besoin de capote. Il fronça le sourcil: bonne chance, marchande!
    Olga n’aimait pas ce mot: marchande. Faire du commerce, ce n’est pas honteux. C’est un tra­vail qui n’est pire qu’un autre, lui avait dit sa mère. Olga le croyait aussi, mais le mot même était blessant, c’était comme un juron sous les bolchéviks.
    Fédor Droutka, un policier de sa connaissance, s’approcha.
    „II s’amène, le parasite, on ne se passe pas d’eux“, se dit Olga, mais sans méchanceté, parce qu’elle le prenait pour un homme bon, ce Droutka; il n’était ni effronté, ni rafleur, il était affable, bon, et surtout, jeune et beau. Olga n’aimait pas les vieux. Mais la douceur de Droutka l’obligeait à se mettre sur ses gardes.
    — N’as-tu pas gelé?
    — N-non.
    — Ton sang bout. Et moi, je suis tout à fait transi, je ne peux pas remuer .les doigts. D’où vient-il, ce froid? C’est tôt encore.
    Olga soupira furtivement, car elle savait ce qu’attendait le policier quand il disait qu’il était transi. Elle se pencha sous le comptoir, et, sans sortir du panier, couvert de toile, une bouteille, elle versa du liquide dans un quart et le tendit à Droutka. Celui-ci regarda tout autour, comme s’il avait honte, les voisines se détournèrent, com­me si elles ne savaient pas qui régalait monsieur le policier. Et monsieur, très habilement, d’un seul coup, versa la moitié de ce liquide puant dans son gosier et se figea, comme saisi d’un signal de l’alerte lointaine, puis il poussa un cri de triomphe: