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  • La Marchande et le poète  Іван Шамякін

    La Marchande et le poète

    Іван Шамякін

    Выдавец: Юнацтва
    Памер: 323с.
    Мінск 1983
    79.83 МБ
    Il lui semblait qu’un morceau de coton sec restait dans sa gorge et qu’elle ne pouvait pas l’a­valer. Le poêle fumait, la tête lui tournait à cause de cette fumée et de cette chaleur. Olga pensa que ce serait bien si elle perdait connaissance. Peut-être que cela arrêterait ces hommes, au mo­ins, elle ne verrait rien, elle ne ressentirait rien. Elle ferma les yeux, sur le point de s’affaisser. Mais rien de terrible n’arriva, son sort fut favo­rable. Elle entendit les mots qu’elle connaissait: ,,Was ist hier?“ et ouvrit les yeux.
    Le fasciste était devant elle et montrait le panier de son gros doigt.
    Olga, réjouie, se pencha sur le panier, rejeta la serviette et en sortit une bouteille de vodka, elle l’agita et montra l’étiquette:
    — Moskovskaïa!
    — Oh, Moskovskaïa! le gros saisit la bouteille, s’approcha de celui qui parlait russe et lui ex­pliqua pendant longtemps quelque chose avec gaieté, tournant la bouteille entre ses doigts et répétant ,,Moskau“ ou ,,moskovski“, presque en russe, sans accent.
    Olga, devenue plus hardie, s’approcha de la table tachetée d’encre et se mit à sortir de son pa­nier du lard, du saucisson, du fromage, des crêpes de farine de blé qu’elle avait faites le matin.
    Le gros contourna la table, comme un chat, re­garda les friandises, se lécha les babines sensuel­lement, mais tout de suite fit une grimace et se­coua la tête.
    — Ce n’est pas assez, dit l’interprète.
    Olga fouilla dans sa blouse, en tira un foulard, le dénoua avec les dents et offrit deux pièces d’or, deux ducats, frappés sous le tsar.
    Les yeux de l’Allemand s’illuminèrent. Il saisit l’or, se précipita vers sa tunique qui se trou­vait sur une chaise, tira ses lunettes d’une poche et examina pendant longtemps les pièces, en si­lence, sans rire. Ensuite il s’adressa à l’inter­prète, en lui criant quelque chose comme s’il jurait.
    — Ce n’est pas assez, répéta l’interprète.
    ,,Que vous en creviez, canailles insatiables, qui ne croient ni en Dieu, ni au diable, vous tor­turez des gens et vous voulez encore en profiter11, se dit Olga et montra ses mains pour prouver qu’­elle n’avait plus rien.
    — Ce n’est pas assez, menaça l’interprète.
    Olga comprit qu’ils avaient déjà une riche expérience et savaient tirer profit de ce commerce d’hommes. Mais elle aussi, elle savait marchander, elle savait beaucoup de secrets, les plus fins se­crets du commerce. Elle réfléchit: que pourraitelle proposer encore? Elle eut une idée et ,,s’en réjouit**: fit un clin d’oeil au gros. Elle déplaça son châle et enleva ses boucles d’oreilles, en or. Ces boucles, elle ne les portait pas non seulement sous l’occupation, mais avant la guerre, elle les mettait rarement pour les fêtes. Mais au marché elle avait appris l’avarice des Allemands, leur ruse commerciale, c’est pourquoi elle avait pris ces boucles après avoir consulté Léna dans le cas où on demanderait un prix plus élevé: regardez, je vous donne le dernier ce qui me reste.
    Le gros fasciste cacha vite les boucles d’oreilles dans la poche où il avait caché les pièces d’or, dans sa poche intérieure, la boutonna et serra par les bretelles pour bien sentir l’or sur sa poitrine. Il s’apaisa, il savait que la femme n’avait plus rien de précieux. Mais il demanda un document. Olga lui tendit son passeport.
    L’interprète inscrivit dans un livre son nom et prénom, demanda le prénom de son mari, re­garda la page où il y avait les estampilles soviétique et allemande sur l’enregistrement. Sur ces entre­faites, le gros prit le panier et se mit à y ranger ce qu’il y avait sur la table.
    „Ils ne veulent ni lard, ni crêpes, ils n’ont besoin que d’or“, se dit Olga et se réjouit qu’il resterait quelque chose, les denrées étaient plus chères que l’or, son avarice se fit savoir un peu: elle avait payé trop cher pour on ne sait qui, même pas pour l’homme qui était si nécessaire à Léna Borovskaïa. Et pourquoi que cet adolescent l’avait attirée? Pourquoi elle avait voulu le sauver? Que va-t-elle faire de lui? De l’autre, Léna en aurait
    pris soin. Et celui-ci, elle ne le prendrait pas. Elle n’en avait pas besoin, de ce maigrichon, cet enfant imberbe. Evidemment, Léna et ses amis voulaient prendre un commandant ou un commissaire, quel­que grand chef bolchevik.
    Mais Olga chassa tous ces doutes. Léna serait mécontente? Qu’elle le soit. Elle-même mainte­nant était dans l’embarras. Ça va, pourvu que ce soit son plus grand embarras.
    Non, l’Allemand ne lui avait pas rendu les denrées. Il avait tout pris, le panier, la serviette et l’avait caché derrière l’armoire. Olga fut même contente de constater que ce gros parasite était ava­re. Elle comprit tout à coup à quel point elle était meilleure qu’eux, ces étrangers, qui criaient à tue-tête qu’ils étaient une race suprême. Les voi­sins, les connaissances, y compris les Borovski, avaient accusé feue sa mère d’avarice. Le vieux Borovski avait dit un jour: „Pour un kopeck Lénovitchikha aurait vendu sa mère.“ Mais Olga pensa que son avarice à côté de la rapacité de ces pillards insatiables, qui gagnaient sur le sang et la mort des autres, ce n’était qu’un rien, une faiblesse humaine inoffensive, et elle se sentait bien d’avoir fait cette action. A quoi bon réfléchir sur ce qui allait se passer demain? Ce qui importait, ce qu’elle avait fait une bonne chose aujourd’hui, sans ménager ses denrées, ni son or, sans rien craindre, et tout ça pour sauver un homme. Il est vrai que cette bonté avait nettoyé son âme, elle l’avait élevée au-dessus de la boue où elle barbotait chaque jour, à cette boue, elle s’y était habituée, luttant pour une vie prospère. Main­tenant elle n’avait qu’une seule crainte, elle avait peur que les gardiens qui lui avaient pris la ran­çon ne lui donnent pas le prisonnier: on peut s’attendre à tout quand on affaire aux fascistes.
    On le lui donna. Une deiri-heure après l’in­terprète faisait sortir le jeune homme de la ba­raque. Il le poussa si fort que le pauvre tomba dans la boue, aux pieds d’Olga. Peut-être, était-il de mauvaise humeur parce qu’il libérait une victime ou parce que la rançon pour le prisonnier était basse.
    Olga se mit à genoux devant le prisonnier, lui essuya le visage avec son châle et l’embrassa sur sa bouche chaude. Il était vraiment malade, tout en fièvre. Il se cacha le visage dans l’épaule d’Olga et pleura, sourdement, en tressaillant convulsive­ment.
    — Il ne faut pas, mon chéri, il ne faut pas, murmura Olga. Allons-nous en le plus vite possible!
    Lui-même, il voulait s’éloigner de ce camp hor­rible où, il le savait, il le sentait, la mort l’atten­dait, une nuit froide très proche, lui, qui était épuisé, malade. C’est pourquoi il se leva, agile comme un homme bien portant. Mais Olga, pru­dente et rusée, ne lui permit pas de courir. Elle prit son bras et le mena par une route boueuse, endommagée par les camions. Mais quand ils s’éloignèrent et ne virent plus ni les baraques, ni les barbelés cachés derrière le tertre, ne pouvant plus tenir, ils quittèrent la route où passaient non pas des gens, mais des Allemands, des fascistes, et ils coururent sur le champ boueux, sur la dé­pression, sans comprendre que le risque était encore plus grand, que la mitrailleuse de la tour de garde pouvait leur tirer dessus. Olga, qui était toujours raisonnable, oublia tout à ce moment-là, elle oublia qu’ils seraient obligés de revenir sur la route, passer par les postes allemands et voir un nombre infini d’Allemands. Mais elle n’avait pas peur de ceux qui étaient en ville, et au marché, elle n’en avait pas peur du tout, c’est plutôt les policiers qui la plumaient, elle savait s’entendre
    avec les Allemands, leurs propres lois la proté­geaient, elle était une commerçante; ce mot, elle l’avait entendu d’un Allemand qui parlait russe et qui s’occupait de l’ordre au marché, ce mot lui avait plu, beaucoup mieux que le mot, comme il lui semblait plus grossier ,,la marchande" qui l’humiliait.
    Le jeune homme n’avait plus de forces, il tré­bucha. Quand Olga se précipita pour l’aider, il lui demanda d’un air fautif:
    — Excusez-moi. Permettez-moi de m’asseoir. Il la regarda de ses grands yeux bleus et le coeur d’Olga se serra: ,,Il me demande ,,Permettez-moi.“ Mon chéri, qui peut te permettre ou ne pas te permettre si en réalité tu n’as plus de forces!"
    — Il y a une petite meule là-bas, il y a de la paille, dit Olga. Elle l’aida à se lever et, le prenant par les épaules, le conduisit vers la meule couverte d’une mince couche de neige. S’asseyant, il lui ex­pliqua toujours de cet air fautif:
    — J’ai de la peine à respirer, vous savez. L’air me manque. Puis il sourit avec tristesse. Un homme manque d’air dans toute cette vaste étendue. Un paradoxe.
    Olga ne comprit pas le dernier mot, un mot savant, sans doute. D’ailleurs, elle fut confuse voyant qu’il avait de l’esprit, qu’il était intelli­gent. D’habitude ces hommes-là ne lui plaisaient pas. Maintenant elle réfléchissait: comment allaitelle s’adresser à lui? Lui dire ,,tu" ou „vous"? Elle voulait simplifier leurs relations. Avec les autres, elle avait un moyen sûr: une plaisanterie grossière. Mais comment pouvait-elle plaisanter avec lui?
    La neige qui tombait s’était transformée en pluie, une pluie drue et fine. Le jeune homme était assis sur la neige, la neige fondait sous lui, maïs il semblait qu’il ne ressentait pas l’humidité. Dans
    des conditions normales, cela aurait été l’objet d’une plaisanterie. Mais Olga pensa, que mainte­nant, mouillé jusqu’aux os, enfièvre, il ne ressentait rien, ni humidité, ni froid, absolument rien. Elle eut froid, bien qu’elle se fût réchauffée par cette course à travers le champ, elle grelotta.
    L’adolescent épuisé ferma les yeux, chancela, comme s’il s’endormait; Olga eut peur qu’il ne mourût ici, dans ce champ,lui qui venait de s’échap­per de l’enfer.
    — Es-tu là depuis longtemps?
    — Hein? il tressaillit stupidement, avec ef­froi, mais se remit aussitôt. Non, pas depuis long­temps, trois jours. Vous ne pouvez pas vous imagi­ner ce que c’étaient ces jours. On m’a fait pri­sonnier il y a vingt jours... Près de Viazma. Toute notre rédaction. Nous avons été encerclés. Vassili Pétrovitch s’est brûlé la cervelle. Et nous... moi, je n’ai pas pu, vous savez, je n’ai pas eu le courage... poltron. Je me haïs pour cela. J’ai voulu vivre... je suis jeune. Moi, je n’ai pas le droit de vivre comme ça. Vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai éprouvé pendant ces semaines... Il est impossible de le raconter.