La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Aless lui sourit d’un air confus et fautif.
— Excuse-moi... j’ai pris le rasoir sans... ta permission, il lui disait ,,tu“, mais on aurait dit que chaque fois il avait de la peine à le prononcer.
Voyant qu’il s’était levé, Olga s’inquiéta, s’alarma.
— Pourquoi t’es-tu levé? C’est tôt encore pour toi. Si faible... Tu aurais pu perdre connaissance... et tu tiens un rasoir... si tu étais tombé... L’enfant est tout près...
— Mais non, ça ne fait rien, tu vois, je me
tiens debout. C’est vrai, d’abord la tête m’a tourné.
— Qu’est-ce qui t’a obligé à te lever?
— Mais c’est une fête aujourd’hui, Olga Mikhaïlovna.
— Quelle fête?
— Comment ,,quelle fête“? le jeune homme s’étonna, demeura interdit. La fête du Grand Octobre... L’idée ne lui était même pas venue qu’un Soviétique, où qu’il se fût trouvé: au front, sous l’occupation, dans un camp de prisonniers — ait pu oublier cette fête. Il fut bouleversé quand Olga fit ,,Bah!“ d’un ton indifférent et s’occupa de la petite, la prit dans ses bras, la fit se moucher dans le bas de sa jupe.
Olga ne voyait pas Aless à ce moment-là. Il restait immobile, laissant tomber la main où il tenait le rasoir, pâle, à bout de forces tout à coup, le sang lui monta à la tête, ses oreilles se mirent à bourdonner. Non, il eut assez de forces pour mettre le rasoir sur la table, à côté de la soucoupe où il y avait un petit morceau de savon et un badigeon savonné. Ses joues creuses, de pâleur transparente, s’enflammèrent d’un feu maladif, qui n’était pas rouge, mais violet.
— C’est impossible, Olga... Impossible!
Elle avait déjà oublié et ne comprit pas tout de suite:
— Qu’est-ce qui est impossible?
Aless fit un pas vers elle, fit un geste comme s’il voulait la gifler, mais il ne fit que toucher doucement la petite.
— Il est impossible d’oublier ce qui nous est le plus cher. Notre fête la plus grande et... tout, les combats de nos pères... Impossible. Les meilleurs représentants de la classe ouvrière... ont donné leur vie... Lénine... Que nous restera-t-il, donc? Pour quelle cause allons-nous combattre le fascis
me? Quelle arme prendrons-nous?... Que lui restera-t-il, si nous oublions tout, il montra Svéta et celle-ci, qui croyait qu’il l’appelait, lui tendit les mains, prête à quitter sa mère.
Olga demeura stupéfaite. Des paroles comme celles-ci, elle en avait entendu, mais personne n’en avait jamais prononcé comme lui, cet adolescent malade, d’une façon si passionnée et ardente. Le plus souvent elle avait entendu ces paroles prononcées du haut d’une tribune ou par la radio, mais lui, il parlait à elle seule, il tremblait de fièvre, il s’enflammait, sa voix vibrait jusqu’aux larmes. Elle comprit encore autre chose dans ce qu’il disait: il lui reprochait la vie qu’elle menait, son commerce. Ces reproches, elle les avait entendus dans ce „impossible" répété plusieurs fois. Qu’est-ce qui est impossible ou possible? Olga se mit en colère pour un instant: c’était toute sa récompense pour ce qu’elle avait fait pour lui? Moucheron que tu es! Elle voulut couper net: „Va t’en, avorton! Pourquoi les tiens ne t’ont pas sauvé? Pourquoi ont-ils tourné les talons, pourquoi ont-ils abandonné le peuple dans son malheur?"
Mais il continuait à parler aussi ardemment. Non, il ne lui reprochait rien, il la priait, la suppliait de comprendre qu’il était impossible de vivre comme elle vivait, qu’on ne pouvait pas courber l’échine et attendre qu’on te mette un collier au cou, il répéta les paroles de Dolores Ibarruri qu’il était préférable de mourir debout que de vivre à genoux. Olga se rappela d’avoir entendu ces mots à l’école quand les fascistes avaient attaqué le peuple espagnol. Ces mots, bien qu’ils eussent été souvent répétés, ne l’avaient pas émue à l’époque, mais maintenant, prononcés, par l’homme qui venait de fuir la mort, ils la touchèrent, d’une façon nouvelle, étrange. Bien sûr, les fas
cistes n’étaient pas humains, ils étaient des brutes, elle ne voulait pas non plus vivre tout le temps sous l’occupation Elle ne voulait pas que sa Svéta, quand elle serait grande, fût emmenée à l’étranger, comme une esclave, collier au cou... Elle pensait: non! Mais que notre armée les écrase, sans l’armée personne ne pourra rien leur faire. Les mots d’Aless la touchèrent encore parce que leur ardeur le mit à bout de forces, il chancela, il serait tombé si elle ne l’avait pas saisi.
Tenant l’enfant dans un bras, de l’autre elle prit Aless par les épaules et le conduisit vers son lit.
— Oh, malheur! Je t’ai bien dit de ne pas te lever. Tu vois, de nouveau tu as de la fièvre. Et avec ce corps, où peux-tu avoir de la fièvre?
Aless, obéissant, se coucha, il lui jeta un regard, pas comme les autres, un regard fautif, et lui dit:
— Excusez-moi, de nouveau il lui dit ,,vous“.
Olga s’était habituée à ses excuses, mais cette dernière la rendit perplexe plus que toutes les autres. Sans trouver la réponse, elle demanda, en riant:
— T’es-tu rasé au moins?
Aless,*fatigué, ne fit que fermer les yeux.
— Et moi, je croyais que tu ne te rasais pas encore. C’est pour ça que je ne t’avais pas donné de rasoir. Il me semblait que rien ne poussait. Rien que du duvet. Tu t’es rasé, tu es devenu plus beau. On pourrait te marier...
L’éclat de ses yeux s’éteignit. Il n’était pas d’humeur à rire. Olga s’effrayait toujours quand elle voyait que l’éclat fiévreux de ses yeux disparaissait, comme s’il était mort.
Olga lui ôta les souliers, il ne résista point. — Je t’aide à enlever ton pantalon?
— Non... non... Mais non!.. Je le ferai moimême.
Olga se souvint de sa confusion quand il était revenu à soi et avait compris que pendant plusieurs jours elle l’avait soigné comme une infirmière soigne un malade à l’hôpital. Cette pudeur touchait Olga et elle lui permit avec indulgence, comme à un enfant:
— Bon, comme tu veux. Repose-toi. Je te couvre d’une couverture. Il ne fait pas si chaud que ça chez nous pour rester en chemise... après cette fièvre... Je te donnerai un chandail d’Adam, puisque tu te lèves déjà.
Le fait que le jeune homme fut tombé malade le premier jour de sa libération (sans doute, qu’il était déjà malade au camp, mais il avait rassemblé toutes ses forces pour tenir bon, car celui qui tombe malade, meurt) d’une certaine façon fut bénéfique pour tous les deux, pour Olga et pour lui. Comme on dit: à quelque chose malheur est bon. Ce jeune homme si malade (couché sous la couverture, il ressemblait à un adolescent) avait passé quatre jours sans connaissance, s’était habitué à vivre chez elle, tout à fait naturellement, sans s’en apercevoir. Droutka qui avait fait un saut chez elle, ces jours-là, pour lever son tribut habituel (un verre d’eau-de-vie), avait vu la mort au chevet du malade, cette mort, qui, en réalité, était en permanence auprès de lui. Le policier ne s’était même pas intéréssé aux détails, satisfait par une courte explication: ,,Mon neveu est venu du village et est tombé malade. Je crains que ce ne soit le typhus11. Ayant entendu le mot ,,typhus11 le policier avait quitté la maison sans essayer de flirter avec Olga.
Il est vrai, les voisins se transmettaient en secret qu’Olga avait pris un soldat de l’Armée Rouge, qui était mourant, c’est pourquoi les Allemands l’avaient jeté en dehors du camp, prends qui le veut, (on croyait encore à un minimum de
traits humains chez les Allemands) et que maintenant elle soignait cet homme, qui était près de la mort, comme si c’était son propre enfant.
Il y avait ceux qui ne l’avaient pas cru tout de suite, d’autres en avaient été étonnés, quelquesuns avaient fait l’éloge d’Olga, ils disaient qu’ils s’en doutaient depuis longtemps, qu’Olga avait hérité la noblesse d’âme, pas de sa mère, mais de son père, que le vieux corroyeur Lénovitch avait vécu sa vie, conscience tranquille, jamais il ne s’était occupé ni de commerce, ni de fourber es, il avait toujours tâché d’aider les gens. En tout cas, l’action d’Olga lui fut bénéfique, elle la réhabilita en quelque sens aux yeux de ceux qui lui lançaient dans le dos quand elle se rendait au marché, chargée de baluchons: „Marchande! Putain des Allemands!**
C’est vrai que si elle avait amené chez elle un homme en bonne santé, on ne sait pas ce qu’on aurait pu dire et croire. Personne n’aurait pensé qu’elle avait sauvé un prisonnier pour des raisons d’ordre patriotique. Mais dans ce cas-là, on lui avait cru parce que la mère Maryla avait raconté un peu partout quel était l’état de l’adolescent et ce que faisait Olga pour le sauver.
Olga avait honte d’y penser, mais en réalité il arrivait que la maladie d’Aless l’aida. Peutêtre à cause de cela Olga voyait naître en elle un sentiment d’affection étrange et de reconnaissance à l’égard du jeune homme. Tout allait très bien comme s’il lui apportait du bonheur. Elle avait dit tout simplement à Droutka qu’il était son neveu, à cause de la visite inattendue du policier; effrayée, elle n’avait pas voulu lui avouer qu’elle avait sauvé ce jeune homme du camp. Elle en avait parlé à Léna, et deux jours après celle-ci lui apportait un certificat de médecin attestant qu’Alexandre Lénovitch, de la région de Sloutsk, avait
été â l’hôpital, souffrant d’une maladie inconnue, écrite en latin. Maintenant Olga devait dire à tous que c’était son neveu, qu’il avait été placé dans un hôpital pour les civils, et que, les grands froids venus, l’hôpital n’étant pas chauffé, il avait attrapé encore une pneumonie striduleuse. Tel fut le diagnostic établi par un médecin qu’Olga avait fait venir: pneumonie, affaiblissement total, distrophie.
Une fois Droutka lui demanda au marché:
— Eh bien, ton neveu? Guéri?
— Pas encore guéri, mais, Dieu merci, ce n’était pas le typhus, mais une pneumonie.
Cette même journée, trois policiers se traînèrent chez Olga pour lever leur tribut. Ils regardèrent Aless, qui avait déjà repris connaissance, mais, affaibli, il ne pouvait pas prononcer un mot, ils l’encouragèrent:
— Ça ne fait rien. Tu t’en tireras. Remetstoi. Nous te prendrons à la police. Nous avons besoin d’hommes.