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  • La Marchande et le poète  Іван Шамякін

    La Marchande et le poète

    Іван Шамякін

    Выдавец: Юнацтва
    Памер: 323с.
    Мінск 1983
    79.83 МБ
    Le mot „rédaction1' frappa et étonna Olga, mais elle était contente de l'entendre parler d’une ma­nière cohérente, sans délirer, non, il ne mourra pas, pourvu qu'ils se trouvent à la maison, elle saura le réchauffer et le bien nourrir.
    — Comment t’appelles-tu?
    — Moi? on aurait dit que cette question lui avait fait peur, il réfléchissait comme s’il se sou­venait de son prénom, et Olga en fut inquiète: se sent-il bien? —Aless... Sacha. Maman m’ap­pelait Sacha, et à l’école on m’appelait Choura. Mais vous pouvez m’appeler Aless. Et mon nom est Chpak. Il ne savait pas pourquoi, mais il ne lui avait pas dit son vrai nom — Gaponiouk —
    peut-être, ne l’aimait-il pas, ce nom, il dit son nom de plume.
    — Est-tu d’ici?
    — Comment comprenez-vous ,,d’ici**? On aurait dit qu’il avait encore peur, ses yeux bril­lants observaient attentivement Olga.
    — Aless, c’est en biélorusse. D’ailleurs, tu parles comme chez nous.
    — Je suis de la Polésie.
    Olga eut un sourire:
    — J’ai de la chance: mon mari, il est de làbas, lui aussi. Mais il est quelque part au front.
    Aless se troubla, l’ayant entendu dire ,,j’ai de la chance1* qui se rapportait à son mari et à lui. Où est-elle donc, cette chance? Mais le fait que son mari fut au front, les rapprochait sur un certain point. Peut-être, à cause de cela qu’il demanda:
    — N’avez-vous pas de pain? Si j’en mangeais un morceau... j’aurais plus de forces, vous savez.
    Olga passa ses mains gelées sur ses poches. Il n’y avait rien. Comment avait-elle pu oublier qu’elle rentrerait chez elle avec un homme affamé, exténué? Qu’est-ce qu’il penserait d’elle? Elle ne savait pas pourquoi, mais il lui était très important de produire une bonne impression. Elle expliqua:
    — Les fascistes maudits m’ont tout pris. Com­me des loups. Quant aux denrées, ils les ont prises et le panier avec, tout jusqu’à la dernière miette. Et même de l’or.
    En entendant le mot ,,or“ le jeune homme fit de grands yeux. Olga, ne pouvant plus se retenir, elle avait sa logique, sa mesure des valeurs, et, ce qui est plus important encore, son langage de marchande, continua:
    — J’ai payé en or pour toi. Tu crois qu’ils t’auraient permis de partir comme ça? Compte dessus! Ces écorcheurs!. Ils savent tirer profit de tout!
    Le trouble d’Aless fut encore plus grand, l’éclat de ses yeux s’éteignit. Il était mal à l’aise de voir cette femme qui avait payé en or pour lui, qui était si misérable et si épuisé.
    — Pourquoi? murmura-t-il.
    — Quoi pourqoui? Olga ne comprit pas sa question
    — A quoi bon vous avez fait ça? je ne sais rien faire.
    — Tu apprendras, conclut Olga avec certitude. Quand on a des mains et une tête. Quand on a faim, on apprend tout.
    Olga aurait craché à la figure de celui qui lui eût dit que ces mots faisaient souffrir le jeune hom­me pas moins que le froid et la faim. Mais c’était vrai. Il s’était habitué aux tourments physiques, il comprenait leur caractère inévitable: il avait lui-même écrit des articles sur les atrocités fascis­tes, au camp il était prêt à la mort, il ne voyait pas d’autre issue. Mais être vendu à cette femme, jeune et belle, pour de l’or, il n’aurait pu le rêver, ni l’inventer. Là-bas, au front, il n’aurait jamais cru que les Allemands vendaient des prisonniers aux femmes. Il est vrai, au camp il avait appris qu’il arrivait quelquefois qu’on rendît un prison­nier à sa femme ou à sa mère. Mais il n’avait pas de femme, sa mère était loin. Mais il n’avait jamais entendu dire qu’on pût vendre un prisonnier à une femme étrangère.
    Evidemment, quelqu’un d’autre à sa place aurait pris ce salut pour un vrai bonheur. Lui aussi, il s’en était réjoui. Mais sa joie avait disparu dès qu’il entendit les paroles d’Olga, de nouveaux tourments d’âme apparurent. Auparavant il avait été en proie à ses rêves nobles et maintenant il se voyait vendu comme un esclave de l’Anti­quité. Qui sait, peut-être, que cette „patricienne" le revendrait avec profit.
    On ne sait pas comment aurait continué leur conversation si Léna ne les avait pas trouvés. Elle accourut, tout essoufflée et s’en prit vivement à Olga:
    — Tu Tas mis sur le sol gelé! Toi-même tu ne t’es pas assise. Tu en aurait chauffé, de la place avec ton gros... Léna, qui se caractérisait toujours par la délicatesse et la bonne de sa conduite, ne se gêna pas de dire des mots grossiers devant ce jeune homme qu’elle ne connaissait pas. Elle le souleva, ce qui rendit Aless encore plus confus.
    Olga comprenait la cause de cette méchanceté, elle n’en fut point offensée, elle rit et lui demanda avec douceur:	K
    — Ne te fâche pas, Lénotchka. L’autre n’y était pas. Et celui-ci, il m’a plu! Regarde, comme il est, il rougit à chaque mot comme une jeune fille.
    Léna, sans écouter, sans répondre, prit le pri­sonnier par le bras et ils se dirigèrent du côté de la ville, sur le sentier bien connu. Olga n’aima pas cette prise désinvolte, on aurait dit que c’était Léna qui l’avait racheté; Olga ressentit son sen­timent familier, son sentiment de propriétaire: ne touche pas à mon bien! Mais elle comprenait qu’il était bête de se quereller devant ce jeune homme, elle ne savait pas pourquoi, elle voulait paraître bonne, belle.
    —• As-tu au moins donné à manger à cet homme? continua Léna d’un ton sévère.
    — Mais ils m’ont tout pris, les salauds. Et le panier. Et la serviette.
    Alors Léna s’arrêta et sortit une entame chaude de pain et un oignon qu’elle avait cachés sous son châle.
    L’adolescent, oubliant les tourments moraux qu’il venait d’éprouver et sa bonne éducation, ar­racha le pain des mains de Léna et enfonça
    avidement ses dents blanches dans la croûte. Il avalait sans mâcher.
    — Mange de l’oignon, dit Léna. Il y en a beau­coup de vitamines.
    Il le mordit et de grosses larmes coulèrent de ses yeux. Les femmes comprenaient que ces larmes n’étaient pas dues seulement à l’oignon, on ne pleure pas comme ça, en mangeant de l’oignon. Pour lui, ce serait plus facile de se dire que les femmes croyaient que ces larmes provenaient à cause de l’oignon. Il essaya même de sourire. Elles tâchaient de ne pas le regarder manger; on sait que ce n’est pas toujours bien beau de voir manger un homme affamé.
    Léna soupira avec peine.
    Jalouse, Olga se reprochait de ne pas s’être montrée aussi pratique que Léna, celle-ci n’avait pas oublié de prendre à manger pour le libéré, autrement elles ne l’auraient jamais conduit jus­qu’à Minsk; la distance de Drozdy à la Komarovka n’était pas petite.
    Aless, essoufflé par la nourriture, comme s’il venait de faire un travail dur, demanda à Léna:
    — Tu as cherché quelqu’un d’autre?
    Léna fit oui de la tête.
    — On a fusillé six hommes dans la matinée. Devant tous. On a dit qu’ils avaient voulu s’en­fuir...
    De nouveau, la jalousie toucha le coeur d’Olga: ils se sont si vite liés d’amitié, Léna et cet ado­lescent, racheté par elle, Olga. Ce petit intellec­tuel, il lui dit ,,tu“ comme à une vieille connais­sance.
    III
    Dans la cuisine Olga tapa ses bottes gelées l’une contre l’autre pour en abattre la neige, puis elle souffla sur ses mains. Sans ouvrir la porte de la
    chambre, pour ne pas faire prendre froid à l’enfant (Olga entendait que Svéta s’était approchée de la porte et l’appelait) elle dit à haute voix pour que son locataire l’entendît:
    — Pour un hiver, c’en est un. Quand je pense que le froid est venu si tôt. Malheureuse­ment...
    — Pourquoi malheureusement? demanda Aless et appela la petite: Svétik, viens ici. Il y a un croque-mitaine, le Père Gel qui te gèlera ton petit doigt.
    Mais la fillette frappait à la porte et criait:
    — Donne, donne! ce qui signifiait: donne-moi maman!
    Olga se tut, resta immobile, les bras en l’air: elle venait de commencer à dénouer son châle et prêta l’oreille. Ce n’était pas sa fille qui avait at­tiré son attention. Il lui sembla que la voix d’Aless ne venait pas de l’endroit où il devait se trouver, de la chambre à coucher de ses parents où il y avait un large lit en bois, qui occupait la moitié de la petite pièce. La voix était plus proche, elle venait de la ,,salle“, comme on avait baptisé la première pièce où se baladait Svéta.
    Olga ôta son manteau refroidi, ouvrit avec précaution la porte de la salle et ne prit pas Svéta dans ses bras, comme elle le faisait d’habitude, parce qu’elle fut très étonnée. Le malade se tenait debout, il était en train de se raser, devant la glace d’une grande armoire. Son uniforme militaire, déchiré, sale, elle l’avait fait bouillir pour tuer les poux, elle l’avait lavé, repassé quand Aless était sans connaissance et l’avait vendu, à son insu, au marché aux puces. Elle avait décidé qu’il n’en aurait plus besoin, de plus, c’était dangereux de le porter en ville, en même temps ça lui faisait de la peine de jeter l’uniforme: tout était utile. Quand il se mît à se rétablir, elle lui donna des
    vêtements de son mari, mais il ne les avait jamais mis devant elle.
    Maintenant il se tenait debout devant la glace, chaussé de souliers jaunes, en pantalon noir d’Adam, en chemise blanche, trop grande pour lui, il sem­blait qu’il n’y avait pas de corps au-dessous de la chemise, rien que de l’air. On aurait dit qu’il était transparent, qu’il émettait un rayonnement autour de la chemise, autour de son visage d’une pâleur mortelle, au-dessus de ses cheveux blonds. Si ce n’était pas le vieux rasoir, le rasoir de son père, qu’il avait dans la main, Olga qui avait pour lui un grain de piété, aurait cru voir un ange sans corps qui avait pris l’image de l’homme qu’elle avait sauvé. Elle ne comprit pas tout de suite que cet aspect divin était dû non seulement à ce qu’il avait maigri, à ce qu’il était devenu sec, mais aussi à ce que la lumière du jour pénétrait dans la cham­bre à travers les rideaux de tulle. La nuit il avait neigé et gelé. Un hiver inattendu au début de novembre. La neige avait couvert la terre, sa noir­ceur d’automne. Dès le matin il sembla à Olga que la neige avait couvert toute la boue, toute la sa­leté, toute la terreur que les hommes avaient créées. C’est pourquoi la victime de cette terreur avait un aspect angélique.