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  • La Marchande et le poète  Іван Шамякін

    La Marchande et le poète

    Іван Шамякін

    Выдавец: Юнацтва
    Памер: 323с.
    Мінск 1983
    79.83 МБ
    — Et lui... quoi, il était croyant? demanda-telle tout à coup.
    Qui?
    — Mais ce... Blok.
    Aless fut confus: il ne s’attendait point à ce que cette femme fît cette conclusion étrange après sa lecture.
    — Cela dépend... Il y en avait beaucoup à l’époque qui étaient croyants... Mais Blok a approuvé la Révolution.
    — Alors, tu vois: ce croyant a bien écrit, lui dit-elle d’un ton édifiant comme une mère se serait adressée à son fils ou une institutrice à son élève.
    — Mais, vous savez, objecta Aless timidement, ce n’est pas tout à fait comme ça. Beaucoup de grands écrivains, non seulement de notre siècle, quand la radio a été inventée et que l’homme a pris l’envol vers le ciel, mais ceux^qui vivaient
    auparavant... au Moyen Age, par exemple, ils étaient des athées convaincus.
    Qui?
    — Incroyants. Cervantes... Burns... Voltaire.
    — Lis encore quelque chose, dit-elle, mettant fin à cette énumération des athées. Tu lis bien. Tu as une bonne voix. Comme celle d’une jeune fille.
    — C’est de faiblesse.
    — Tu as de la peine à lire?
    — Non, non, je n’ai pas de peine, on aurait dit qu’il était effrayé et il se mit à feuilleter le livre en cherchant ce qu’il lui lirait encore; évidemment, il voulait trouver quelque chose qui aurait pu la toucher. Pourquoi s’était-il ar­rêté sur ce poème? Il n’aurait pas voulu qu’Olga fût convaincue que Blok était un hom­me pieux. Ou peut-être, il lui sembla que ce serait notamment ce poème qui lui ferait comprendre qu’il ne s’agissait pas de mots, ou même de sujet, les grands maîtres d’autrefois prenaient souvent leurs sujets dans la Bible, mais en réalité, ils re­flétaient leur époque et les gens qui les entouraient. Dans ce poème c’était la même chose: l’angegardien, c’était un être vivant, une femme. Il lut quelques lignes avec les yeux, remuant des lèvres, ensuite il avala avec peine sa salive sèche. Olga regardait son cou, si mince et si blanc, on aurait dit qu’il était transparent et qu’on pouvait voir sa façon comment qu’il avalait sa salive, comment qu’il prononçait chaque mot, ces sons ronds, aigus, légers, lourds...
    Il lisait et tout à coup il s’arrêta net, hési­tant, ou, peut-être, un spasme lui avait serré la gorge.
    Ces premières lignes, Olga les écouta d’un air indifférent, elle l’encouragea d’un sourire, ce qui signifiait: lis plus loin. Quelque chose, comme un 88
    bloc de glace remua dans son âme quand il lut toujours à voix basse:
    Pour ce qu’une vie longue nous est destinée, Même pour ce que nous sommes mari et femme!
    Ecoutant ces lignes, ils pensèrent à l’avenir proche et inconnu, qui les attendait, ce à quoi elle avait pensé et s’était inquiétée, sans savoir quel serait l’issue de son action irréfléchie. Ce jeune homme, qui deviendra-t-il dans sa maison quand il se serait remis?
    Elle tressaillit en entendant sa voix qui ré­sonnait comme si elle était sortie du dessous l’oreil­ler, elle résonna d’une manière décisive et colé­reuse:
    Pour ce que tu n’aimes pas ce que j’aime, Pour ce que je pleure les mendiants et les pauvres, Pour ce que nous ne pouvons pas vivre en bon accord, Pour ce que je veux tuer et je n’ose pas le faire:
    Me venger des lâches, vivant sans lumière. Qui ont humilié mon peuple, qui m’ont humilié!
    ,,Mon Dieu! se dit Olga. Mais il parle de nous, de lui et de moi... c’est nous qui raisonnons dif­féremment... et voulons vivre différemment..."
    Pour un moment elle sourit, pensant que tout cela était écrit dans un livre. Ne serait-ce pas lui, qui avait écrit tout ça pendant qu’il restait seul? Cette idée la troubla, et lui fit peur, elle ne savait pas pourquoi. Elle regarda en arrière, la fenêtre un poirier avec des feuilles noircies, froissées, rares, soudées par la gelée aux branches. Et lui, empour­pré, ne voyait rien autour de lui, il avait tout oublié, et sa voix, qui n était point du tout celle d’une jeune fille, cette voix faible, devenait plus forte à chaque mot, rien n’aurait pu l’arrêter. Ce n’est qu’en prononçant ,,je t’aime aussi pour
    ma faiblesse1* qu’il poussa un sanglot. Il l’aime pour sa propre faiblesse... C’est vrai: cela arrive. Les femmes lui avaient bien dit: le faible est plus fidèle en amour. Mais il souffre d’être faible et malade.
    Pour terminer il éleva la voix, mais elle fai­blissait quand même à chaque question posée:
    Qui appelle? Qui pleure? Où allons-nous?
    Tous les deux — indissolubles — unis pour toujours!
    Ressusciterons-nous? Périrons-nous? Mourrons-nous?
    Il avait envie de pleurer, c’est pourquoi il ferma les yeux. Le livre tomba sur sa poitrine recouvert d’une seule chemise blanche. Les bat­tements de son coeur étaient fréquents, Olga le voyait sur le pouls de son cou, mince comme un fil.
    Elle prit le livre avec prudence, mais il se ferma, et la femme, ouvrant le livre, ne put plus trouver la poésie, elle ne risquait pas de le feuil­leter avec bruit, elle n’osait pas rompre le silence, parce que dans ce silence il y avait quelque chose de secret, d’énigmatique, d’incompréhensible, mais de désirable. Auparavant, quand le malade était encore faible et avait peine à parler, ils avai­ent passé souvent des heures en silence; mais quand il ne dormait pas, Olga ne prêtait pas attention à ce silence: elle marchait avec bruit, grondait, parlait de la maladie, du temps, qu’il faisait, des nouvelles qu’elle avait entendues au marché, elle croyait que cette activité était profitable au malade. Et maintenant, elle comprenait par son coeur qu’il n’avait pas besoin de ce silence de cette solitude, mais de sa présence discrète. Elle-même avait besoin de se taire après avoir entendu cette poésie. Quelles sont les paroles? En principe, elle retenait tout avec facilité, mais maintenant elle ne pou­vait plus se souvenir d’une seule ligne de cette
    chanson ou prière merveilleuse, elle ne se souvenait que du sens de mots, elle percevait leur musique, cette musique se faisait entendre dans sa tête, dans son coeur.
    Elle regarda tout autour: pourquoi n’entendaiton pas Svéta? Elle fut très étonnée de voir sa fille dormir dans la salle sur une couverture doublée d’ouate, à la même place où elle venait de jouer avec des cubes en bois. Le fait que sa fille se fût endormie n’étonna pas Olga, un enfant est toujours un enfant, parfois on n’arrive pas à le coucher, parfois il s’endort tout à coup. C’est la pose de la fillette qui l’étonna: elle s’était endormie assise, la tête sur son grand ours, en peluche déteinte. Olga avait apporté cet ours au début de la guerre, elle l’avait pris dans un appartement, mais il ne lui plaisait pas, elle ne savait pas pourquoi; Svéta, au contraire, l’aimait bien. Avec une crainte superstitieuse elle se dit: n’a-t-il pas endormi la petite avec cette prière? Ses voisines du marché lui avaient parlé de ces contes de ces livres magi­ques dont chaque mot a une force miraculeuse: ils ensorcellent, attirent, soignent et guérissent les plaies. C’est pourquoi elle pensa: ce livre, n’est-il pas de ce genre? Pendant ces quelques trois jours qu’il avait ce livre il avait repris des forces. II n’a mis qu’une demi-heure pour l’en­sorceler.
    Il fallait mettre Svéta dans son landau. Elle approcha la voiture du lit pour qu’il la berçât si la petite se réveillait. Maintenant il fallait courir au marché pour reprendre ses baluchons et ses sacs, mais elle ne pouvait bouger, car Aless était toujours couché, les yeux fermés, épuisé par cette lecture magique.
    Ensuite sa main transparente se mit à chercher le livre sur la poitrine, il n’avait pas senti quand Olga avait pris le livre. Il ne le trouva pas, en
    fut étonné, ouvrit les yeux et regarda Olga d’une manière fautive et confuse.
    Elle lui dit comme à un enfant:
    — Dors.
    — Non, je ne pourrai pas m’endormir.
    — Tu vas bercer Svéta. Tu vois où elle s’est endormie, Olga alla prendre sa fille.
    Tout le reste de la journée, toute la longue soirée d’automne, la nuit, Olga pensa à la poésie, elle vit en rêve ce qu’elle n’avait jamais vu: une demeure somptueuse et claire, un palais ou un temple, beaucoup de monde, tous avaient les mêmes livres qui ressemblaient à des bréviaires, tous murmuraient de belles paroles, elle seule n’avait pas de livre, elle était offensée par un in­connu qui avait distribué les livres et ne lui en avait pas donné. Cet affront la tourmentait; elle tâchait de saisir avidement les mots qu’elle con­naissait, elle aurait bien voulu les répéter, mais un nouveau tourment: elle ne pouvait pas les répéter, car elle n’en avait retenu aucun. Elle se frayait un passage à travers cette foule de gens à livres et Le cherchait, car elle savait: si elle Le trouvait, elle se rappellerait tous les mots sans lesquels elle ne pourrait plus vivre; IL apparaissait pour un moment dans la foule pour disparaître ensuite, il ne se cachait pas, mais fondrait ou se couvrirait d’une brume blanche. Et après elle vit Droutka qui l’étreignait et exigeait son amour et la menaçait, si elle ne lui cédait pas, de la dénoncer aux Allemands pour avoir caché chez elle un pri­sonnier et qu’ils seraient pendus, tous les deux, au marché de la Komarovka.
    Elle se réveilla en sursaut. Son coeur battait très fort. Mais elle se rappela que ce n’était qu’un rêve, et en fut réjouie; elle fit la nique à Droutka, convaincue tout à coup que dès maintenant les brigues de tous les droutkas seraient vaines non
    seulement parce qu’Aless vivait dans sa maison, mais aussi parce qu’elle avait retrouvé une nouvelle force qu’elle ne connaissait pas avant.
    Le matin, quand Aless dormait encore, Olga prit tout doucement le livre et trouva „L’angegardien“. Elle le lut une fois, puis le relut deux fois... Elle ferma le livre et resta contente qu’elle avait retenu presque toute la poésie, elle y jeta encore un coup d’oeil et l’apprit par coeur, à l’école elle n’y avait pas toujours réussi. Il est vrai, elle était heureuse comme un enfant d’avoir une bonne mémoire, de savoir que ce terrible rêve ne s’était pas exaucé, qu’il n’existait aucune magie, que c’était un livre comme un autre.
    Le lendemain, en se chauffant au marché près d’un réchaud, elle proposa à ses amies de commerce: „Voulez-vous que je vous récite une poésie? Je m’en souviens depuis l’école.“ — ,,Vas-y, Olga, réjouis-nous, notre âme en fondra, autrement elle restera soudée aux côtes.“ Ses amies ne comprirent pas le sérieux des mots qu’elle prononçait avec une émotion manifeste, elles rirent, une femme dit que seul un homme qui n’avait pas de forces viriles avait pu l’inventer. Olga lui garda rancune, il lui sembla que les marchandes offensaient Aless qui était malade. Après elle fut apeurée quand Réguina, une Polonaise, la plus âgée des marchan­des, lui eut demandé en secret tête à tête: