La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Ces paroles firent peur à Aless beaucoup plus que l’apparition des fascistes. Qu’est-ce qu’elle dit? Peut-on le sauver à ce prix? C’est de la trahison. Il ne veut pas être sauvé à ce prix! Il voulut leur crier en face quelque chose d’autre: „Hitler Kaputt! Vive Staline!1' Mais de nouveau il se dit qu’Olga voulait non seulement le sauver, mais elle voulait sauver sa vie et celle de son enfant, en premier lieu, c’est pourquoi elle avait le droit de recourir à tous les moyens possibles et il était obligé de se taire. L’hitlérien regarda un papier, on aurait dit qu’il en fut un peu étonné:
— Handel?
— Oh oui, monsieur l’officier! Handel! Handel! Je ist Handel!
Mais les papiers les intéressaient peu. Ils cherchaient autre chose.
En leur montrant ses papiers, Olga oublia un moment son manteau; il s’ouvrit et on put voir une chemise de nuit peu transparente, en tissu indien, bordée de dentelles, à l’encolure et en bas. A travers la dentellerie d’en haut on pouvait voir son gros sein, il n’y a pas si longtemps de ça elle avait allaité son enfant. L’un de ceux qui fouillaient, cessasse besogne et braqua ses yeux avides sur le sein.
Aless qui suivait attentivement tous les mouvements des fascistes, vit tout de suite ce regard brillant, rapace. L’Allemand cessa de fouiller et, marchant sur les vêtements qui traînaient, s’avança vers Olga. Durant ces brefs instants Aless vécut la plus grande terreur de sa vie, et il eut un élan de fermeté, un élan téméraire et noble: la protéger, au prix de sa vie, défendre sa dignité. Si on la touche, il se jettera comme un tigre, il ne démordra pas! Non, il vaudrait mieux arracher le pistolet de celui qui regarde les papiers et ne prête aucune attention au sein d’Olga. Oui, on ne peut
la sauver qu’en s’emparant du pistolet, pas autrement! Aless s’avança vers la table, simultanément avec l’hitlérien, mesurant chaque mouvement. Mais celui-ci montra du doigt, au-dessus de la table, le sein et cria:
— Or!
On ne sait pas pourquoi la vue d’un sein de femme rappela à l’Allemand le nom de la chose à cause de laquelle ils avaient fait cette incursion. Celui qui avait le pistolet, s’anima:
— Oh, oh, or! Wb ist or?
— Ha, de l’or! Vous avez besoin d’or? se réjouit Olga d’avoir enfin compris ce qu’ils voulaient, elle rejeta même le pan du manteau mais, se rappelant brusquement qu’elle n’avait dessous qu’une chemise, elle le ferma vite, le boutonna et leva le col. Mais il fallait le dire tout de suite. Qui sait ce que vous voulez!
Elle se pencha, ouvrit le tiroir du bas de la commode, y prit une boîte en carton, la plaça sur la table et se mit à en sortir des cuillers d’argent, des fourchettes, des petites cuillers dorées, des bagues, des broches, toutes sortes de menus objets. Les trois Allemands s’étaient penchés dessus, ils soupesaient chaque objet, l’approchaient de la lampe, supputaient sa valeur et menaient une discussion ardente.
Aless, à bout de forces, laissa tomber les bras: Olga ne serait plus en danger. Les écoutant parler, il ne saisissait que des mots à part, avec ses connaissances d’allemand acquises à l’école, d’ailleurs, il ne tendait pas l’oreille pour les comprendre. Tout était trop compréhensible! En fin de compte, ce serait un cas rare et plutôt heureux, heureux pour lui et pour Olga, si les hitlériens en restaient là, ne faisant qu’un vol ordinaire.
Mais leur avidité, leur insatiabilité n’avaient pas de limites. Bien sûr, ils ne crurent pas qu’Olga 106
avait tout déballé. Ils exigèrent encore, répétant à deux, le troisième se taisait, préférant agir:
— Or. Wo ist or?
— Nitz niéma, monsieur. Wschistka, leur expliquait Olga, en polonais, sans savoir pourquoi, elle leur montrait ses doigts sans bagues, ce qui devait signifier qu’elle n’avait plus rien. Ils continuèrent les recherches. Ils sortirent tout de l’armoire, de la commode, éventrèrent le canapé, se précipitèrent dans la chambre à coucher. Olga essaya de les devancer pour prendre Svéta qui dormait, ils lui barrèrent la route.
— Enfant! J’ai mon enfant lâ-bas! leur expliquait-elle avec angoisse.
— Kinder, dit Aless.
Ils le regardèrent sans comprendre, plutôt étonnés qu’il eût prononcé un mot en allemand. Mais ils comprirent. Il leur restait encore quelque sentiment humain: ils permirent à Olga de prendre l’enfant de son berceau. La petite se réveilla et pleura. Olga appuya la tête de l’enfant contre son épaule, elle tâcha de faire de la sorte que Svéta ne vît pas ses hommes terribles qui mettaient tout sens dessus dessous. Elle sortit avec la petite dans la salle, elle voulut s’éloigner de ce chaos, se sauver à la cuisine, mais on ne le lui permit pas, elle entendit le mot qu’elle connaissait bien: ,,Halt!“
Heureusement, l’enfant se rendormit. La chaleur de la petite, son souffle calmèrent Olga: de nouveau elle était sûre que tout s’arrangerait. Avare comme elle le fut, il y avait des moments quand elle ne ménageait rien, aucun bien. Mais par ces moments elle ne se ménageait non plus. Maintenant tout se passait autrement: elle observait tranquillement ce chaos, cruel, pire qu’un incendie, elle ne faisait que prier Dieu pour qu’ils ne les touchassent pas, Aless, elle-même, sa fille. Pour la première fois, elle avait réuni dans son coeur, pas
dans son esprit, les trois êtres en un seul. Jamais elle n’avait ressenti cette union d’âme, même avec le père de sa fille; il est vrai, que dans leur vie avant la guerre, jamais ils n’avaient été autant menacés.
Quand ils fouillaient dans la cuisine, ils le faisaient à la hâte; celui qui avait le pistolet, regardait sans cesse sa montre, le klaxon de la voiture venait de retentir, leur supérieur aurait donné le signal. Mais quand ils trouvèrent l’orifice qui donnait accès à la cave creusée dans la cuisine, ils se mirent sur leurs gardes comme des chiens courants, jacassèrent en leur langue, en décidant, évidemment, qui se hasarderait à y pénétrer. Le fasciste aux yeux rapaces jeta un coup d’oeil sur Olga disant qu’elle devait descendre la première et lui, il la suivrait. Ils avaient des lampes de poche qu’ils avaient allumées dans la chambre à coucher; une fois dans la cuisine, ils ordonnèrent à Aless de prendre la lampe à pétrole qui se trouvait dans la salle. Pendant tout le temps qu’ils furetaient dans les buffets, jetaient des coups d’oeil dans le fourneau, Aless tenait la lampe, ce qui lui donnait la certitude d’avoir quand même une arme à la main.
Il mit la lampe sur le fourneau et, sans attendre l’ordre, descendit dans la cave. Quand l’intérieur fut éclairé d’en haut il fut étonné de la grandeur de la cave et de la quantité de tonneaux de chêne — il y en avait près d’une douzaine, tonneaux contenant plusieurs seaux, ça sentait bon la choucroute, le fenouil, la feuille de chêne, mais aussi ça sentait le caveau, le pourri, quelque chose d’âcre comme de l’ammoniaque qui faisait pleurer les yeux.
L’hitlérien qui se taisait toujours le suivit et lui ordonna d’incliner un tonneau, mais Aless ne réussit même pas à le déplacer. L’Allemand regardait avec mépris ses efforts, puis il repoussa
brutalement le jeune homme, le coup fut si fort qu’Aless se cogna la tête contre le mur cimenté de la cave. Sans le moindre effort, d’un mouvement, l’Allemand renversa le tonneau avec des cornichons, la saumure coula sur les pieds d’Aless, des cornichons tombèrent sur le plancher en béton, crépitèrent sous les bottes du fasciste, il en écrasait exprès, avec plaisir.
Aless restait debout, appuyé contre le mur, tout en sueur de douleur et de faiblesse, les poings serrés d’une colère impuissante.
L’Allemand inclina un autre tonneau, sans le renverser, peut-être, parce qu’on lui avait dit quelque chose d’en haut — on le pressait, sans doute — ou parce que sa lampe avait illuminé tout à coup trois bouteilles de vodka et des conserves cachées dans un coin derrière les tonneaux. Peut-être, pour la première fois au cours de l’opération, il cria avec joie:
— Oh! et il cacha les bouteilles dans les poches de son pantalon et de sa capote. Il prit cinq boîtes de conserves. Il ordonna à Aless de prendre le reste.
Outre la vodka et les conserves, les fascistes prirent des fourchettes, des couteaux, des porteverre, des essuie-mains brodés, du linge de table — des nappes et des serviettes — amassées par Olga les premiers jours de la guerre, toutes les pelisses, même les plus usées, le manteau de la vieille Lénovitchikha en renard roux, le renard argenté d’Olga, une pelisse d’enfant qu’Olga avait échangée récemment contre des comestibles avec une réfugiée affamée. Tout ce qui avait de la valeur. Olga tâcha de recouvrer la pelisse d’enfant, elle la regret tait le plus, car elle l’avait souvent admirée, l’avait essayée à Svéta, la pelisse lui était encore grande, mais Olga voyait déjà sa fille plus grande, avec cette pelisse, noire comme du charbon, bordée en bas de blanc comme le font les peuples du Nord;
ces pelisses, Olga les avait vues sur les images des livres ou au cinéma. Mais en guise de réponse, le chef, qui avait caché le pistolet, sûr de sa sécurité, prononça un discours hargneux. On pouvait comprendre ce qu’il disait, car il avait prononcé plusieurs fois le mot ,,or:‘, sans doute, il menaçait: pour ne pas avoir donné tout leur or, elle et son mari doivent être punis plus sévèrement que par la simple confiscation d’objets pour la grande armée de führer.
Si ce n’était pas l’enfant dans ses bras, Olga aurait été plus persistante, désespérée, elle aurait pleuré, en tout cas, elle aurait versé des larmes, elle le faisait et cela l’aidait dans ses rapports avec les siens. Mais ses mots réveillèrent Svéta, ce que n’avaient pu faire les paroles étrangères, allemandes, hautes, terribles, et Olga dut chanter une berceuse insolite:
— Fais dodo, ma petite. Fais dodo, mon petit chat. Tous les chats font dodo, et les souris, et les enfants... Il n’y a que les tigres... à deux pattes... qui ne dorment pas. Sehr gut, monsieur le chef. Je ne regrette rien. Que vous en creviez. Que mon bien vous reste dans le gosier. Sehr gut.