La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Olga, joyeuse, les régala avec largesse. Ils burent un petit coup, mais ils ne l’importunèrent pas: ils avaient eu honte, parasites, de se montrer insolents aux yeux du malade, ils n’avaient pas honte de la mère Maryla, par contre, mais ce malade les intimidait. Cela plut à Olga et un brin de bonté, d’estime, de sympathie s’ajouta à l’égard du malade.
Elle fut étonnée de son ardeur quand il avait parlé de la fête et de sa réaction susceptible par rapport à elle, parce qu’elle avait oublié cette fête pour lui la plus grande et la plus chère. Elle en fut surprise et émue.
D’ailleurs, ce ne fut pas la première ni la dernière fois qu’il l’étonna. Il y avait quelques jours quand il s’était un peu remis, quand son regard était redevenu normal, et qu’il n’était plus le
regard d’un être de l’autre monde, Olga lui demanda, entre autres, comme on demande à tous les malades quand on s’aperçoit qu’ils guérissent:
— Veux-tu encore quelque chose? Dis-moi, ne te gêne pas, Sacha.
Il réfléchit un instant.
— Des livres. En as-tu?
— Des livres?
Elle fut très étonnée. Elle n’osait pas croire qu’un homme qui venait de fuir la mort pût avoir comme premier besoin l’envie de lire.
Olga n’avait pas de livres, il ne lui était resté que l’Evangile de sa mère qu’elle ne pouvait pas, évidemment, proposer à Aless, il serait offensé, étant un komsomol, sans doute. Tous les manuels, toutes les revues qu’il y avait dans la maison, elle ne les avait pas cachés, elle les avait brûlés: fuyons la tentation — les Allemands auraient pu l’importuner. Il y avait des choses beaucoup plus précieuses qu’elle avait dû enfouir, par des nuits obscures, dans le potager ou cacher dans les caves.
Du reste, Aless ne dit rien, mais elle lut dans son regard de l’étonnement: pas un seul livre dans la maison. De cet étonnement, elle en fut même un peu vexée: figurez-vous, ce bonheur, les livres!
— Et qu’est-ce que tu veux? demanda-t-elle.
— J’aimerais bien de la poésie. Oeuvres classiques. Du Pouckine. Du Lermontov. N’aies pas peur pour la littérature classique, ils ne t’importuneront pas.
Olga parla du désir d’Aless à Léna et de nouveau fut piquée au vif: Léna n’en fut point étonnée, comme si elle savait d’avance que le jeune homme n’aurait pas d’autres désirs.
Un ou deux jours après Léna apportait un livre, un gros volume avec une couverture improvisée en carton jaune où il était écrit d’un crayon à encre: „Alexandre Blok“.
Le nom de l’écrivain ne disait rien à Olga.
— Il est un Allemand, ou quoi? demanda-telle à Léna
— Mais non, il est des nôtres, un Russe. Mais un symboliste, répondit Léna.
Olga se rappela qu’en huitième classe, le professeur de littérature, un poète lui-même, leur avait parlé à propos de quelques symbolistes, mais le temps passa, il y eut beaucoup d’autres événements dans sa vie, elle oublia tout, symbolistes, réalistes, c’étaient des paroles vaines pour elle.
Aless dormait quand Léna apporta le livre. Le soir, avec une certaine solennité, comme un cadeau d’anniversaire, Olga lui remit le livre.
La couverture le troubla, mais dès qu’il eut ouvert le livre, il rayonna de joie, comme s’il avait rencontré un bon et ancien ami.
— Blok! Mon Dieu! Blok. Edité avant la Révolution. Je vous remercie.
Cette joie plut à Olga, elle ne dit pas que c’était Léna Borovskaïa qui avait apporté le livre, qu’il croie que c’était elle, Olga, qui avait choisi ce qu’il aimait le plus, qu’elle n’était pas une marchande illettrée, qu’elle se connaissait en livres. Plus tard, il l’étonna encore plus.
Il y avait trois jours, quand le froid piquait dur, elle accourut du marché, toute gelée,pour donner à manger à Svéta et à lui. Pour ne pas dépenser de l’argent elle se passait maintenant des services de Maryla. Bien qu’Aless se levât très peu il pouvait remplacer une bonne, il jouait avec Svéta, elle grimpait sur le lit, il avait assez de forces pour lui changer la culotte.
Ce jour-là Olga vendait de la betterave à sucre, des restes, ce qu’elle n’avait pas réussi à vendre, elle le confia à sa voisine; les marchandes, comme les membres d’une corporation, avaient leur propre solidarité et assistance mutuelle. Mais tout de
même elle se dépêchait, elle avait laissé au marché des baluchons, des sacs, il fallait les prendre; la journée de novembre n’est pas longue, bientôt la police allait disperser la foule, et sa voisine de marché habitait une autre rue, loin de chez elle.
Aless mangeait sans son aide, assis sur le lit, Olga avait placé des oreillers sous son dos pour qu’il fût à son aise.
Elle donna à manger à sa fille et au porcelet qu’elle cachait dans une petite porcherie installée derrière des piles de bois fendu, elle se faisait du mauvais sang pour lui: si les Allemands ne le prenaient pas (c’est pour cela qu’elle amadouait les Allemands et les policiers), les siens pouvaient bien le voler: il y avait beaucoup de monde qui souffrait de faim dans la ville.
Elle jeta un coup d’oeil dans la chambre à coucher de ses parents pour enlever l’assiette et vit qu’Aless lisait, oubliant le repas. Elle lui reprocha:
— Tu lis toujours?
Il la regarda de ses yeux humides et demanda tout à coup:
— Viens ici. Je vais te lire des vers. Ecoute que c’est beau.
— Pas la peine, dit-elle.
— On ne peut pas vivre... Olga devina ce qu’il avait voulu dire, mais il ne le dit pas et se reprit: — Je pense bien, tu n’as plus de jambes... Je ne sais pas quand tu te reposes. Même pour manger tu ne t’asseois pas.
Cette demande inattendue, ses soins, sa manière de lui dire ,,tu“, pour la première fois, si simplement, comme il l’avait dit à Léna dès leur première rencontre, émurent Olga, un sentiment d’inquiétude et de joie l’envahit. Obéissante, elle s’assit sur Je lit, à ses pieds, et posa ses mains rudes, rouges de froid sur les genoux, comme le font des paysans.
D’abord il lisait des vers d’amour, en les cherchant partout dans le livre.
, Pour qui as-tu gardé ton innocence Et ta fierté?
Au début ces vers ne touchèrent pas Olga et elle pensait avec une polissonnerie rustaude: ,,Tu vois, ça file un mauvais coton et ça pense encore à l’amour.“ Mais ensuite il arriva quelque chose d’incroyable. Les vers, comme la chaleur de la maison ou d’un bon vin, commencèrent à adoucir son âme figée, faisant revivre ses souvenirs d’enfance; elle se souvint de tous les siens, de ses parents, jamais elle ne s’en était souvenue, de tous, à la fois: de ses parents morts, son père et sa mère. Adass, Pavel quittaient au front (sont-ils vivants?), Kazimir qui travaillait chez les Allemands et qui l’avait grondée pour avoir pris un prisonnier, lui avait dit que si les Allemands allaient lui serrer les pouces, qu’elle ne compte pas sur son aide, elle lui avait répondu qu’elle ne compterait jamais sur lui, elle savait très bien qu’il ne l’aiderait pas... Une tristesse l’envahit. A cause des vers ou des souvenirs? Il lui était difficile de comprendre toutes les associations compliquées que la musique de la poésie avait fait naître en elle. Jamais elle n’avait ressenti des sentiments de ce genre, ses émotions changeaient aussi vite que dans un rêve; elle était habituée à ce que ses émotions aussi bien que ses points de vue fussent stables, constants et ici, tout à coup, tout s’était mélangé, comme si tout avait bouilli dans la même chaudière, il y avait des choses qui apparaissaient à la surface pour disparaître ensuite: une tristesse vague, une inquiétude, une joie incompréhensible, une douleur aiguë, une crainte...
Elle fut terrifiée en entendant Aless lire tout bas:
Un garçon pleure. Un bossu se traîne à peine A travers les champs éclairés de la lune.
Un être cornu, velu et borgne
Rit de cette bosse ronde du côté de la forêt.
Elle s’imagina un monstre velu allait apparaître pour annoncer la fin du monde. La poésie avait fait renaître en elle des notions religieuses qui avaient sommeillé jusque-là dans son âme. A côté de ces associations religieuses, des associations laïques surgirent: bien que le livre fût vieux par son aspect, peut-être, cet homme, ce poète, était un prophète qui scrutait l’avenir. N’avait-il pas vu le monstre d’aujourd’hui quand un enfant pleurait et que le vent se taisait et que la trompette était trop près, mais on ne la voyait pas dans les ténèbres. On ne la voyait pas. Qu’elle sonne le plus vite possible!..
Et puis, il y avait des choses tristes et claires, comme si Aless parlait de ce qui le touchait, que la route était difficile et longue, que son cheval était las, il râlait, et personne ne savait où se trouvait le havre; mais quelque part au loin, de l’autre côté de la forêt, on entendait chanter une chanson, et on reprenait son souffle; s’il n’y avait pas eu de chanson, le cheval serait tombé et ne serait jamais arrivé à destination, et maintenant il arriverait. Où? Pourquoi faire? N’importe. Pourvu qu’on ait foi. En quoi? Elle ne savait pas bien elle-même en quoi devait-elle avoir la foi, jusqu’à cette minute elle n’y avait pas pensé sérieusement. Et ces vers, si étranges, peu compréhensibles, l’avaient fait réfléchir. En réalité, en quoi ou en qui devait-elle avoir la foi? En Dieu? En Staline? En ce trompette inconnu qui donnerait le signal pour faire lever le peuple?
Elle avait dû prononcer quelque chose ou elle avait réfléchi à haute voix, ou bien son regard était devenu inhabituel, parce qu’Aless tout à
coup cessa la lecture et l’examina attentivement — Lis, Sacha, dit-elle, remuant les lèvres qui s’étaient desséchées comme si elle avait de la fièvre.
— Tu aimes ça? demanda-t-il avec joie.
Olga tressaillit: sa conduite était si étrange et si innabituelle! C’est lui qui pouvait se passionner pour la poésie, un jeune homme intelligent, sa mère était une institutrice, tandis qu’elle, non, c’était drôle, dans sa situation, d’être profondément émue par ces vers. Tiens, ils l’avaient troublée à faire vibrer son âme, elle avait même failli pleurer. Non, cette veulerie n’était pas pour elle, il aurait suffi de faire preuve de quelque faiblesse et on était prêt à te dévorer, parce que c’étaient des loups qui l’entouraient, et on apprend à hurler avec les loups, à montrer ses dents comme elle le faisait avec les policiers, non, elle ne devait pas voleter et chanter comme un rossignol.