La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Un Allemand allait et venait, le col de sa capote relevé, les revers de son bonnet rabattus, impassible à tout ce qui se passait. D’une démarche majestueuse il enjambait les morts comme si ce n’étaient pas des cadavres, mais des rondins. Ses mains gantées reposaient négligemment sur la mitraillette, on aurait dit qu’il se promenait,
mais en réalité il observait attentivement tous les mouvements des prisonniers et des femmes. On ne pouvait rien transmettre sous peine de mort, mais au moins on pouvait se parler. Il se peut que le gardien comprenait le russe. Et s’il ne parlait pas russe, sans doute qu’il y avait bien un agent parmi les prisonniers. Les commandants des camps ne défendaient pas à l’époque ces étranges rendezvous des prisonniers et des femmes,c’était, peut-être, non seulement pour vendre avec profit quelques hommes à leurs femmes ou mères authentiques, ou à celles qui se nommaient femme ou soeur, mais aussi pour pouvoir accumuler des informations et pour montrer à la population ce grand nombre de prisonniers, pour montrer aussi ce qu’étaient devenus les soldats de l’Armée Rouge, obéissants à la vue d’une bouche de mitraillette allemande, pour faire courir les bruits les plus invraisemblables.
Olga fut frappée par ce mur immobile de revenants; ce n’était que l’éclat de leurs yeux, un éclat fiévreux et ardent qui prouvait qu’on avait affaire à des êtres vivants. En août, quand elle s’y était rendue pour la première fois, la conduite des prisonniers était autre: affamés, épuisés, blessés, ils se précipitaient aux barbelés, arrachaient des mains de femmes ce qu’elles avaient apporté, ils criaient, gémissaient, pleuraient, juraient, maudissaient les Allemands, le Dieu, le diable...
Et ceux-ci se taisaient, il n’y avait que leurs yeux qui parlaient.
Ce n’est pas tout de suite qu’Olga vit, derrière ce mur d’êtres vivants et à côté d’eux, sur toute la surface du camp blanchie de neige, des gens qui étaient couchés. D’abord elle pensa: „Pourquoi leur a-t-on ordonné de se coucher?'1 Puis elle vit que la neige ne fondait pas sur leurs mains, leurs têtes découvertes; ils étaient morts. Evidemment, ils étaient morts de froid. Le froid avait été si
intense les nuits précédentes, cette dernière nuit il avait beaucoup plu et neigé. De l’autre côté du camp, là où elles avaient voulu s’approcher, des milliers d’hommes travaillaient, ils élargissaient le camp, construisaient des baraques. On voyait des revenants semblables à ceux d’ici qui chargeaient des cadavres enneigés sur des camions.
Olga qui n’avait peur ni de sang, ni de morts, fut terrifiée et elle faillit perdre connaissance pour quelque temps. En tout cas, il y eut bien une minute qu’elle ne vit rien, n’entendit rien, devant elle une brume était apparue, pas une brume blanche, neigeuse, mais une brume rouge de sang et verte.
Et après... après elle voulut absolument sauver au moins un de ces malheureux.
Léna courut vers les barbelés et cria:
— Avsiouk! Y est-il, Avsiouk? Appelez-le, s’il vous plaît. Sa femme est venue le chercher. Sa femme! Monsieur le chef! Frau! Femme! Adam!
Le gardien fit semblant de ne rien entendre, il n’y fit pas attention, mais quand Léna saisit les fils de fer il pointa sa mitraillette sur elle et dit, comme s’il eût tiré une rafale:
— Zurück!
Quand Léna avait crié ,,Adam“ Olga comprit que celle-là appelait son mari, le mari d’Olga; elle fut étonnée que Léna s’était entendue sur cela avec le prisonnier sans lui demander son accord, comme si elle savait d’avance que ce serait Olga qui prendrait cet homme et non pas une autre. Voilà pourquoi elle l’avait priée avec tant d’insistance. Si c’était quelque part ailleurs, cette ruse de Léna l’aurait mise en colère, mais ici Olga restait indifférente car maintenant elle voulait que Léna trouvât cet homme.
Les prisonniers se taisaient. C’étaient des nouveaux qui ne connaissaient pas les anciens pri
sonniers et qui n’avaient pas encore assimilé les lois secrètes du camp, la solidarité des prisonniers. Personne n’avait bougé pour aller chercher Avsiouk.
Léna allait le long de l’enceinte et criait déjà un autre nom, celui de Kharitonov, peut-être, le vrai nom de cet homme; désespérée, les larmes aux yeux, elle pria quelqu’un de lui chercher Vladimir Kharitonov.
Olga, s’approchant des barbelés, regardait deux prisonniers. Ils étaient à trois pas d’elle, immobiles, comme tous les autres, ils ne se ressemblaient point, bien qu’en général les prisonniers se ressemblent comme des frères. Un homme de haute taille, d’une trentaine d’années, envahi par une barbe noire, regardait avec espérance, avec prière, avec l’avidité d’un affamé et avec la foi que lui seul eût le droit de vivre, d’être sauvé. Son voisin, plus petit, amaigri, était très jeune, un adolescent, il n’avait pas encore de barbe, et à cause de cela son visage jauni luisait. Ses yeux brillaient d’une ardeur étrange, de loin on voyait qu’ils étaient bleus. Il n’avait aucune espérance dans le regard, mais une sorte de curiosité enfantine, même joyeuse, comme s’il eût vu, eût découvert un monde tout à fait nouveau, d’autres gens qu’il n’avait jamais espéré voir, et cette découverte lui avait donné une grande joie avant sa mort. Il toussa avec peine, des larmes étincelèrent, et ses joues devinrent rougeâtres comme celles d’un malade. En toussant, il porta sa main aux lèvres, comme s’il se trouvait dans une compagnie de femmes et avait honte de sa faiblesse, puis il rajusta le chiffon noir tordu à son cou de la même façon comme il l’avait fait, peut-être, avec le cache-nez le plus chic. Après qu’il avait eu toussé et eu honte pour sa toux, Olga ne faisait que le regarder, elle ne voyait personne d’autre.
— Femme, prends-moi, je sais tout faire, je suis menuisier, serrurier, cordonnier, prononça le barbu d'une voix sourde, enrouée dès que le gardien se fut éloigné.
Mais Olga savait déjà qu’elle ne pourrait prendre que l’autre, celui qui toussait et qui luisait comme une relique et qui, bien sûr, ne passerait pas encore une nuit dans cet enfer froid. Elle lui demanda du regard: dis quelque chose, un mot, au moins. Il dit:
— Ne me prends pas. Je ne sais rien faire. Je suis faible.
Alors elle cria, comme si elle avait repris ses sens, et le gardien, perdant son calme, se retourna brusquement:
—• Adass! Adassetchka! Mon chéri! Qu’est-ce qui. t’est arrivé? Mon pauvre malheureux! Et ta fille qui t’attend! puis elle le montra au gardien (Léna le lui avait appris): Monsieur, monsieur, mari. Mon mari!
Léna accourut, elle était allée assez loin. Mais quand elle vit qu’Olga montrait un homme, elle la regarda d’un air incompréhensible, étonné, apeuré et même méchant: pourquoi brouillaitelle tout leur plan?
Le jeune homme en fut confus, il recula même comme s’il voulait se cacher derrière le dos des autres. Mais le barbu lui vint en aide, il se mit à le tirailler comme pour le réveiller, lui donner des tapes, et l’autre ne faisait que des grimaces maladives.
— Réjouis-toi! Diable! Ad-dass! Avsiouk! Tu en as de la veine!
Quant à Olga, elle retrouva immédiatement son énergie habituelle, son adresse, son agilité et son audace, tout ce qui avait fait sa gloire parmi les marchandes de la Komarovka. Sans prêter attention à Léna, déconcertée et apeurée, elle commença
à agir comme son amie lui avait dit. Elle courut au contrôle pour appeler le chef.
Un Allemand sortit, il parlait russe avec un accent polonais. Elle lui expliqua qu’elle avait trouvé son mari, et se mit à prier de le laisser partir, elle lui montra son passeport et l’estampille de mariage faite à l’office de l'état civil.
— Commissaire?
— Qu’est-ce que vous dites, monsieur le chef, lui, un commissaire? Il n’a terminé que quatre classes. Il était conducteur de tramway. Puis elle s’avisa: il ne fallait pas parler du travail d’Adam, car si on le lui demandait à ce malheureux, il ne dirait pas la même chose et le mensonge serait découvert, cela pouvait lui jouer un mauvais tour, à lui et à elle. Elle se mit à répéter que son mari travaillait à l’usine comme un ouvrier, elle ne savait pas pourquoi, mais elle était sûre qu’il était un citadin, donc, il aurait dû travailler à l’usine. Elle disait, en pleurant, que ses parents étaients morts avant la guerre et qu’elle était restée seule avec une petite enfant. Puis, elle se lamenta: Qui va la nourrir, ma petite orpheline?
L’Allemand l’écoutait avec patience, attentivement, il la regardait fixement, peut-être, voulaitil comprendre si elle disait la vérité ou si elle le trompait. Il l’écouta et conclut:
— On ne peut pas. Il a combattu contre l’armée allemande et il doit en porter la responsabilité.
— Mais l’a-t-il voulu? On l’a forcé. C’est Staline qui a fait ça! Olga en avait assez entendu au marché, elle savait ce que c’était que la propagande fasciste, transmise par les haut-parleurs et elle savait comment gagner les bonnes grâces des hitlériens. Mais rien ne pouvait influencer ce gardien, aucune parole, il voyait chaque jour des milliers de morts et il tuait, sans doute, ou envoyait des gens à la mort. Ou, peut-être, il marchandait,
haussait le prix, car il regardait avec curiosité le panier recouvert d’une serviette. Quand il se retourna, prêt à partir, Olga tomba à genoux, tout à coup, et se lamenta à haute voix, comme se lamentent les femmes quand elles pleurent un mort. Cette action fit son effet. Le gardien la conduisit dans une baraque; dans une pièce où chauffait un poêle de fonte et où on étouffait, il la présenta à son chef, tout en suif, en lui expliquant en quelques mots, comme le font les militaires, la demande d’Olga. Ensuite, rejetant le ton militaire, ils discutèrent quelque chose et rigolèrent, l’oubliant.
Olga se tenait sur le seuil et attendait avec crainte. La peur la prit quand le gros se tourna vers elle, ôta son ceinturon, enleva sa tunique et ne garda qu’une chemise brune serrée par des bretelles contre ses seins gros comme ceux d’une femme.
Les idées d’Olga s’entremêlaient fébrilement dans sa tête, elles tournaient et ne trouvaient pas d’issue. Si elle allait se défendre, cela signifierait la mort, ceux-ci n’étaient pas des policiers auxquels elle aurait pu donner un coup de poing ou faire une promesse vague. Serait-elle deshonorée pour sauver un homme? Et comment reculer? Comment se sauver?