La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Ce ne fut que dans une ruelle déserte qu’elle regarda en arrière. Personne ne la suivait pas, il n’y avait qu’une vieille qui se dépêchait à sa ren
contre et qui lui demanda d’une façon étrange, comme on le faisait avant la guerre: „Où est-ce qu’on donne ça?‘
Olga s’affaissa sur le sable, s’assit comme une poule, rit méchamment, elle voulut crier à cette femme qui venait de passer: „Grouille-toi, vieille badaude, on t’y fera la nique!“ Elle eut assez de forces pour se soulever et s’asseoir sur la caisse, la couvrir avec sa jupe. Les mots lui restèrent dans la gorge, ils s’étaient collés à sa bouche desséchée. Elle ne comprit pas tout de suite pourquoi il n’y avait personne autour, jusqu’à ce qu’elle n’entendît des avions. Ils volaient très bas, noirs, croix jaunes sur les ailes, semblables à des dragons d’un conte d’épouvante ou d’un cauchemar. Olga se pelotonna, attendant avec terreur que les bombes tombent. Mais elle ne pensa pas à se cacher, parce qu’il aurait fallu courir chez des inconnus. Et avec ce butin dans une cour inconnue? Elle n’avait pas honte de ceux qui avaient pillé avec elle, des miliciens, mais elle avait honte de ceux qui se cachaient quelque part dans leurs potagers, elle ne pouvait pas apparaître devant eux avec sa prise, il aurait fallu tout leur expliquer. Elle ne pensa même pas à laisser dans la rue la caisse et la damejeanne. On bombardait en dehors de la ville, on attaquait une cité militaire ou un centre de radio.
Il lui sembla que son butin était devenu plus lourd, elle eut de la peine à le porter chez elle. Tout de suite elle prit son enfant dans ses bras, la serra contre sa poitrine, l’embrassa, en pleurant de joie et d’extase, sur ses petites joues, mains, jambes, potelées et dodues. La petite riait gaiement, heureuse de cette caresse maternelle, et se plaignait en sa langue d’enfant employant des mots drôles que la grand-mère l’avait portée dans une cave noire et humide. La mère Maryla qui avait vécu dans la pauvreté, mais qui avait eu
ses propres joies, comprit la conduite d’Olga, comprit ce qu’elle avait pu éprouver au magasin ou sous les bombes (en se trouvant dans une cave on ne sait jamais où tombent les bombes, tout près ou bien loin). Elle dit, en montrant les conserves, ce qu’Olga avait réfléchi dans la ruelle, les avions au-dessus de sa tête:
— Elle sera orpheline à cause de ton avarice. Qu’est-ce que je ferai avec elle?
— Je ne sortirai plus, l’assura Olga. Que tout aille au diable! J’ai eu une peur bleue. Y a un milicien qui tirait. Il lui semblait maintenant que le milicien avait tiré sur elle. Et encore que les avions volaient très bas et touchaient presque les cheminées. Où sont donc nos canons? Et nos troupes?
Bientôt tout le quartier savait que Lénovitchikha avait apporté chez elle du bien pillé. Il y avait ceux qui avaient envié son agilité: ,,Ah, cette femme, rien ne lui fait peur: ni la guerre, ni l’enfer", d’autres l’avaient blâmée: ,,Une insatiable! Même pendant la guerre elle veut faire sa pelote. Elle finira mal, celle-ci!"
Léna Borovskaïa arriva et se mit à lui reprocher en amie:
— Olga! A quoi as-tu la tête? Bête que tu es! Ne sais-tu pas que tu seras fusillée selon la loi martiale? On fusille toujours ceux qui vont à la maraude.
Olga, qui venait d’assurer non seulement la mère Maryla, mais, tout effrayée, s’était dit à elle-même, au nom de sa fille, de ne jamais plus refaire cela, fut fâchée par les propos de Léna:
— Qui est-ce qui me fusilleras? C’est toi?
— Non. Le pouvoir soviétique. L’armée.
— Où est-il, ton pouvoir? Et l’armée... Nous sommes ici mal à propos... Et les imbéciles comme toi, tes komsomols, criaient,,hourra" et chantaient
qu’ils écraseraient l’ennemi sur son territoire. L’ont-ils écrasé? L’armée me fusillera? Qu’elle arrête l’Allemand, alors je ne pillerai pas! Va, écoute: on dit que demain ils prendront Minsk... Pour qui donc gardez-vous ce bien?
— Qui le dit? Des espions? Des sème-la-peur? Qui écoutes-tu, Olga? Léna se sentit vexée aux larmes, elle eut peur: qu’est-ce qui se passe donc? D’où elle a tant de méchanceté, son amie d’école? Qui était son amie? Une ennemie? D’une famille de koulaks 1? Ce n’est pas en vain qu’ils avaient fait du commerce. En voilà une tigresse, blanche de fureur.
— Les Allemands ne prendront pas Minsk! Ils ne passeront pas! Ils ont les bras trop courts! cria Léna avec une ferme assurance.
— Eh, ma chérie, leurs bras sont trop longs. Ne passes-tu pas tout ton temps dans la cave? Tu n’entends rien, tu ne vois rien.
— Et je ne cours pas piller des magasins.
— Ne me reproche pas ça! Pas de reproches! Je pense à mon enfant. Ce n’est pas toi qui va y penser.
Leur querelle fut affreuse, comme cela arrive entre deux femmes. Olga jurait comme un charretier, employait des gros mots, Léna n’y était pas habituée bien qu’elle habitât à la Komarovka, elle sortit, tout humiliée, se mit à courir, en sanglotant comme une petite. Olga ne se sentit pas soulagée. Léna l’avait mise hors d’elle, elle avait ravivé ses plaies. Olga devint encore plus furieuse, mais elle ne comprenait pas contre qui: contre Hitler, contre l’Armée Soviétique, contre Léna, ou peutêtre contre elle-même, contre sa peur et son désespoir? Peu à peu la peur céda sa place à un courage hardi, elle sentit une passion l’envahir, une passion
1 Riche paysan propriétaire en Russie exploitant le travail d’autrui (N.d.T.).
de chasseur qui braque une bête féroce, encore une fois le désir du risque la poursuivait. Elle ne pouvait plus rester chez elle, une force inconnue, une certaine protestation d’âme, ou une simple avarice que les gens avaient encore reproché à sa mère, la poussaient dans la rue, à la recherche d’un butin ou des nouvelles.
Le soir, après l’orage, elle sortit de nouveau. Elle était sur ses gardes, comme un chat qui sait, qui sent la présence des chiens; il lui semblait que tout était tendu, crispé, même le ciel couvert de nuages et de fumée provenant des incendies éteints par une averse d’été. On sentait une odeur nauséabonde de brûlé, on aurait dit que c’étaient des animaux qui avaient péri dans cet incendie ou un magasin de lainages qui avait brûlé. La fumée ne montait pas dans le ciel, mais rampait tout bas, pénétrant dans les rues et ruelles. La ville s’était tapie, s’était vidée, on voyait parfois surgir un homme, éveillé, lui aussi, sur ses gardes, comme elle. Même dans les rues Sovetskaïa et Pouchkine où tout avait été toujours en mouvement, où, dès le début de la guerre, des chars et des camions n’avaient cessé de passer avec fracas, faisant trembler les alentours, il n’y avait ni véhicules, ni hommes. Un bruit sourd provenait de loin, quelque part de la route de Logoïsk. On aurait dit que l’orage s’approchait de nouveau. Olga ne savait pas que ce n’était pas à l’Ouest, près de Dzerjinsk, ou près de Rakov, mais au Nord, près d’Ostrochitski Gorodok, que les soldats et les officiers de la 100e division menaient leur dernier combat acharné pour Minsk en vue d’arrêter la colonne de chars allemands qui se frayait un passage sur la grande route de Moscou achevant ainsi l’encerclement de la ville.
Les rues désertes faisaient peur à Olga et elle était déjà sur le point de rentrer. Mais la vue des
enfants l’encouragea: dans une petite ruelle, derrière le cimetière catholique, quelques garçons construisaient un barrage sur un ruisseau formé par la pluie, ils tâchaient de résister à la poussée des eaux impétueuses qui descendaient de la rue Dolgobrodskaïa. Les enfants semblaient confirmer que la vie allait son train, qu’elle n’avait pas cessé, que rien ne pourrait l’arrêter. Donc, elle devait vivre, élever sa fille. Pour cela il fallait avoir du pain ou de l’argent. Elle venait de penser au pain et elle le vit, pas dans son imagination, mais en réalité. Un homme et une femme traînaient une brouette, chargée de sacs de farine, ce n’était pas de la farine de seigle, mais de la farine blanche, de la farine de blé, elle le comprit par leur aspect, ils étaient couverts d’une poussière de moulage fin, sans doute, ils avaient dû porter d’abord leurs sacs sur le dos et maintenant ils ressemblaient à des meuniers.
Olga s’élança vers eux: — D’où tout cela?
Ils répondirent simplement, sans rien cacher: — Fabrique de panification. Dépêche-toi, tu pourrais en avoir.
Olga oublia tous les dangers qu’elle venait de courir dans les rues désertes, elle ne fit même pas attention à la canonnade qu’on entendait déjà du côté de Jdanovitchi.
La porte de l’usine était grand ouverte. Ce n’est pas de la peur qu’elle éprouva dans les ateliers vides, à grands tamis et brassoirs morts, mais de la terreur. Les jeux des enfants l’avaient encouragée, ici elle ressentit ce que la guerre avait apporté de plus terrible: la base de la vie s’était figée, la cuisson du pain avait cessé. Ça sentait la farine, la pâte aigre, les fours étaient encore chauds, ça sentait le pain, mais il n’y avait pas de pain, quelques miches écrasées par des bottes
sacrilèges gisaient dans la boue et la poussière. Pas une âme. Olga ramassa deux de ces miches, enleva le sable, les essuya avec son fichu. A ses vingt ans elle savait le prix du pain, peut-être, même mieux que certains adultes, bien qu’elle se souvînt qu’il y avait toujours chez eux au moins une entame de pain, même au début des années trente quand les cartes d’alimentation avaient été mises en usage; le père touchait son pain avec ses cartes reçues à l’usine, la mère en faisait avec de l’herbe, comme elle avait plaisanté elle-même, en portant des légumes au marché.
Elle était déjà sur le point de s’enfuir avec ces miches, car elle éprouvait de la terreur se trouvant au milieu de cette blancheur immense et de ces carreaux salis par une foule de gens qui. venait d’y passer après la pluie. Peut-on souiller ce lieu sacré! Mais tout à coup elle entendit une rumeur sourde provenant de la cour et elle y courut, ranimée par une présence humaine. Il est vrai, dans un coin éloigné de la cour, près du magasin, il y avait du monde; une file muette s’était formée, personne ne pillait le magasin,quatre hommes,dont deux en uniforme de soldat, distribuaient du pain. Olga se calma tout de suite, elle oublia même sa colère contre le pouvoir, parce que les deux hommes en civil avaient l’aspect, des voix de chef, bien qu’ils fussent blancs de farine. Ils donnaient un sac à chacun, pas plus. Un homme essaya d’en recevoir davantage; un des soldats sauta à bas de l’estrade et le mena du côté de la palissade. Tous se turent, ils croyaient que l’homme allait être fusillé. Olga voulut s’élancer à son secours, elle méprisait ceux qui regardaient en silence le meurtre. Qui est-ce qui a le droit de tuer un homme qui a demandé du pain? Mais le soldat épaula son fusil et tout naturellement, même avec gaieté, botta l’homme. Tous rirent, évidemment que les gens eurent plus de confiance et