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  • La Marchande et le poète  Іван Шамякін

    La Marchande et le poète

    Іван Шамякін

    Выдавец: Юнацтва
    Памер: 323с.
    Мінск 1983
    79.83 МБ
    d’estime à l’égard de ceux qui distribuaient de la farine. Quand ce fut le tour d’Olga, le gros chef s’étonna, en voyant ses bras occupés, car elle ser­rait toujours contre sa poitrine les deux miches écrasées:
    — Tu pourras porter ce sac?
    — Et qui donc ne le porterait pas? demanda Olga en guise de réponse.
    — C’est vrai, consentit le chef et d’un mouve­ment léger il mit un sac au bord de l’estrade de déchargement cimentée. Olga serra les miches sous le bras, se tourna de dos, saisit le sac de ses deux mains, le leva sans peine. Elle marchait lestement. Il y eut quelques personnes qui lui demandèrent, comme elle l’avait fait auparavant, ,,d’où tout cela?“ On lui avait dit la vérité, elle ne la dit à personne, parce qu’elle avait décidé de revenir à la fabrique. A quoi bon le crier sur tous les toits? Pour que toute la ville y accoure? Cette nouvelle serait connue beaucoup plus vite que par la radio, beaucoup plus vite que le signal de l’alerte aérienne. Elle pensa à l’alerte, elle aurait voulu entendre le hurlement des sirènes, que tous se cachent dans leurs abris, leurs caves, que se dispersent ceux qui étaient près du magasin; il y resterait encore de la farine pour elle, autrement ces écorcheurs vo­leraient tout, avec leur brouette, ils avaient em­porté deux sacs. Et si elle y revenait encore une fois?
    Tout de même le sac était lourd, au-dessus des forces que possède une femme. A la maison, elle le jeta par terre, et tomba, épuisée, sur le canapé, elle ne bougea pas pendant quelques minutes, elle ne se précipita même pas vers sa fille qui l’appelait, qui tendait ses bras vers elle. Olga ne vit pas la mère Maryla qui hochait la tête d’un air répro­bateur; celle-ci ne lui dit rien, car elle comprenait que tous les reproches seraient vains.
    Mais Olga n’avait pas le temps de rester sur le canapé. Elle se ressaisit et courut à la remise où se trouvait une brouette à roues en caoutchouc faite jadis par son père pour faciliter à la mère le tran­sport au marché des légumes et de la viande de porc. En passant, elle prit une grosse toile pour couvrir le butin, pour ne pas montrer à tout le monde ce qu’elle allait apporter.
    En passant avec sa brouette près de la maison des Borovski, elle se souvint de sa querelle du matin avec Léna, elle en éprouva une sorte de remords envers son amie, quelque gêne pour son avarice: elle n’avait parlé à personne de la farine qu’elle s’était procurée, nombreux sont ceux qui ont plus qu’un enfant et leurs pères sont au front. Elle raisonna qu’il serait bête de le claironner, mais qu’il vaudrait mieux de le dire à Léna; c’est ainsi qu’elle ferait la paix avec son amie et lui montrerait qu’elle ne lui gardait pas rancune. En­core, Olga, voulait-elle acquitter sa conscience: elle n’avait pas gardé le butin pour elle seule, elle en avait parlé aux autres.
    Elle entra en courant dans la cour des Borovski, mais, sans passer directement à la maison, elle se fraya un chemin parmi les lilas, reçut un paquet de rosée dans la figure, atteignit la fenêtre. Elle frappa. La mère de Léna apparut.
    — Léna!
    Léna sortit, les yeux rougis par les larmes.
    — Qu’est-ce que tu chiales? Qu’est-ce qui s’est passé?
    •— Mon Dieu, tu ne sais pas ce qui est arrivé!
    „Tiens, maintenant c’est Dieu“, pensa Olga avec méchanceté.
    — On distribue de la farine à l’usine de pani­fication. Allons! Tu bayes toujours aux corneilles. On donne ce qui nous appartient.
    Léna tressaillit d’une façon étrange, comme si
    elle eut peur et elle jeta Un regard sur Olga qui la rendit presque malade; on aurait dit que c’était sa faute à elle, à Olga, que la vie, si habituelle pour Léna, s’écroulait. Mais tout de suite elle devint furieuse contre ce sentiment. Et sa vie, à elle, ne s’écroulait-elle pas? Et c’était plutôt la faute de ceux qui, comme Léna, avaient crié l’invincibilité.
    — Tu n’y vas pas? Imbécile! Reste, chiale après les tiens! Ils ne penseront pas à toi! Furieuse, Olga cracha sur le lilas où la rosée était devenue comme des gouttes de sang sous les rayons du soleil couchant qui apparaissait à travers les nuages et la fumée.
    On n’entendait plus la canonnade qui avait tonné pendant une demi-heure quelque part du côté de Zaslavl. Un bourdonnement venait du côté de Logoïsk, un bourdonnement étrange, sourd, comme si c’était un incendie de forêt.
    Il y avait plus de monde dans les rues qu’auparavant, tous se pressaient sans savoir où, dis­simulant le vrai but de leur sortie. Dans la rue Gorki Olga vit trois chevaliers en cabans de co­saque aller à un train d’enfer. Tout à coup un chevalier s’arrêta court et faillit l’accrocher. Elle eut peur. Mais le cosaque lui cria:
    — Ne va pas à la chaussée de Moscou! Va à la route de Moguilev... et il détala pour rattraper ses camarades.
    Olga fut touchée par ce souci, son coeur battit, sa gorge se serra: les nôtres se retirent. Mais une minute après elle pensa que le soldat l’avait prise pour une réfugiée. Elle était mécontente d’elle-même: pourquoi n’avait-elle pas eu l’idée de prendre la brouette. Elle aurait pu emporter beaucoup de choses de ce magasin-là! La couvrir avec la grosse toile.Personne n’aurait arrêté une réfugiée.
    Evidemment, on avait déjà distribué toute la farine. Quelques individus, hommes et femmes, couraient par ci, par là, pénétraient dans les ma­gasins, les ateliers, jetaient des coups d’oeil dans les fours refroidis. Une vieille avait rempli de pâte aigrie deux seaux rouges de sapeurs-pompiers. Olga n’en fut pas séduite, cette pâte suffirait pour une ou deux journées au cochon. Fallait-il risquer?
    Les hommes avaient brisé une caisse de levain sec pour l’abandonner ensuite. Le levain ne les intéressait pas, ils ne comprenaient pas sa valeur. Olga attendit jusqu’à ce qu’ils se soient éloignés et ramassa le levain. Puis, dans un coin, elle trouva du sel, déversé de sacs déchirés, sali par des bottes. Elle se rappela qu’il y avait deux ans, quand l’Armée Rouge était entrée dans la Biélorus­sie de 1 'Ouest sa mère et ses voisins achetaient avant tout du sel, l’apportant dans des sacs. Elle avait déjà pas mal de sel à la maison, mais néanmoins, elle se mettait à genoux, ramassait le sel à pleines mains jusqu’à ce qu’elle ne fût effrayée, comme tous les autres, par le tir d’une mitrailleuse. On tirait tout près, peut-être à Vessélovka? Quelques-uns abandonnèrent leur butin. Olga ne le fit pas, elle courut, en poussant sa brouette avec le sel et le levain. Mais tout près de sa maison elle fut dé­troussée par trois bandits. Bien habillés, complets noirs, le parler des gens cultivés, dépourvu de gros mots. Mais dès qu’elle se mit à pleurnicher, comme le font les femmes, un bandit lui montra son revolver et la menaça:
    — Tais-toi ou on te couchera sous la palissade. Alors tu verras...Sois contente qu’on n’ait pas le temps.
    Malgré tout son courage et l’amour du risque elle avait peur surtout d’être déshonorée, elle avait moins peur de la mort que du déshonneur.
    — Et pourquoi donc vous prenez ce mélange de sel et de sable et le levain?
    — Tout sera bon pour nous, répondirent les bandits et roulèrent la brouette non dans une ruelle déserte, non dans une cour, mais dans la rue Sovetskaïa. Il s’en suit qu’ils n’avaient peur de rien ni de personne.
    Cela se passa quand le jour n’était pas encore tombé et que les voisins, bien sûr, regardaient par les fenêtres. Mais Olga n’espérait pas voir quel­qu’un sortir pour la défendre, il n’y avait que le cosaque qui aurait pu la protéger, celui-ci qui lui avait indiqué le chemin qu’elle devait prendre. „Et qu’est-ce qu’il y aura la nuit?“ pensa-t-elle pour la première fois, c’est terrible de savoir que la ville et ses habitants n’ont plus de pouvoirs au-dessus, qu’on ne peut plus se plaindre, qu’il n’y a personne pour y chercher la protection et la grâce.
    Le lendemain les Allemands entraient dans Minsk. „Huit jours n’ont pas encore passé après le début de la guerre“, se dit Olga, déjà sans méchan­ceté contre l’armée où servaient son mari et son frère. Elle ne comprenait pas ce qui était arrivé. Elle en avait peur non seulement pour elle, pour son enfant, mais pour quelque chose de plus grand, peut-être pour tout le pays et pour la vie dans le sens le plus large du mot. Mais ce sentiment était encore vague, imprécis, elle ne pouvait en saisir le sens. Quant à ce qui se passait dans le pays, sur le front, dans le monde, elle en avait une notion primitive, celle de la Komarovka. Elle ne savait non plus comment Minsk avait été défendu, com­ment les hitlériens l’avaient occupé. Hier elle avait peur de l’anarchie, elle n’aimait pas le désordre, mais en même temps, elle pensait qu’il serait
    bien, par ce bruit et ce remue-ménage, de regagner un magasin ou un dépôt.
    Quand elle était petite, le sujet principal des discussions que menaient ses parents et ses voisins, était l’occupation de Minsk par les Allemands, ensuite par les Polonais dans les années dix-huit — vingt. Il y avait eu des actes de violence, des outrages, des fusillades, mais toujours les simples gens avaient tout supporté. C’est pourquoi main­tenant elle croyait, avec sa jeune crédulité, qu’elle, Lénovitchikha, comme sa mère, qui avait de la poigne et de l’adresse, qu’elle supporterait tout, les Allemands et le diable.
    Naturellement, elle avait peur ce premier jour: „comment sont-ils, ces Allemands, comment se comporteront-ils? “
    Par cette chaude journée de juin les habitants de la Komarovka ne quittaient pas leurs maisons, ou, plutôt, leurs forteresses, cours et potagers, ils échangeaient tout bas quelques mots par-dessus les haies. On attendait. Olga ne se hasarda à sortir non plus.
    Les Allemands apparurent à midi: des moto­cyclistes passèrent, casques verts, manches retrous­sées, mitraillettes au cou. Ils roulaient lentement, sans soulever la poussière. Au bout de la rue ils tirèrent. On eut peur. Mais bientôt on transmit par-dessus les haies que les Allemands avaient tiré sur des poules qui s’agitaient dans le sable. On se dit cette nouvelle le coeur léger comme si on en était content. La nouvelle rendit Olga gaie et la calma. Il est vrai que la nuit ne fut point calme, plus mouvementée que celle qui avait précédé l’en­trée des Allemands: on entendit le tir plusieurs fois, tout près à la Komarovka, et au petit matin l’usine ,,Oudarnik“ prit feu. Elle était tout près, on ne dormait pas, on était sur ses gardes avec des seaux d’eau, on veillait à ce que des tisons et des