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  • La Marchande et le poète  Іван Шамякін

    La Marchande et le poète

    Іван Шамякін

    Выдавец: Юнацтва
    Памер: 323с.
    Мінск 1983
    79.83 МБ
    du sucre sur le dos, au contraire, Olga éprouvait du respect à l’égard de ces gens. Les conaître, et on peut les aimer, s’éprendre d’eux, les suivre les suivre jusqu’à la mort. Elle aurait préféré se quereller avec Léna, avoir le coeur gros, mais après vivre en paix, sans connaître aucun Borovski, sans avoir peur. D’ailleurs, on peut vivre sous les Allemands, si on n’est pas bête, il y a plus de possibilités de développer le commerce que sous les Soviets. On peut avoir sa boutique. Entre autres, c’était son rêve, d’avoir une boutique, c’est pourquoi elle accumulait les marks; ne pas souffrir comme au marché de froid et de peur, rester au chaud en pesant et en mesurant ce qui est permis de vendre, entendre dire avec respect: „Madame Lénovitchikha...“
    Cette nuit-là, la décision d’Olga ne fut dictée ni par le respect à l’égard des gens comme Léna, ni par l’engouement pour eux. Il y avait autre chose. Olga pensait que les policiers venaient la voir de plus en plus souvent, et, en état d’ébriété, ils l’obsédaient de leurs caresses ignobles. Elle réus­sissait à se défendre contre eux, parfois elle con­sentait à un baiser comme espoir pour quelque chose de plus sérieux, parfois elle donnait une gifle ou un coup de poing: ne touche pas à ce qui ne t’appartient pas. Mais à côté des policiers il y avait les Allemands qui y venaient et qui la dé­voraient des yeux avides. Ceux-ci ne feraient pas de cérémonies, ils la deshonoreraient aux yeux de l’enfant et de la vieille Maryla, ils saliraient son âme, la décrieraient dans toute la ville. Elle avait peur de tout cela plus que de la mort. Pour­quoi donc ne se prendrait-elle pas un mari? Il y avait des femmes qui l’avaient fait bien que leurs maris soient au front, comme celui d’Olga. S’il y a un homme dans la maison, et surtout s’il se nomme mari, on n’osera pas l’obséder. Adam? Et
    quoi, quand il reviendra (mon Dieu, quand estce que cela arrivera!) elle lui avouera tout. Qui sait, il ne faudra pas avouer. Sans doute, Léna avait pour devoir de sauver non pas n’importe qui, mais, évidemment, un commandant ou un commissaire, un communiste, un homme qui soit déjà en âge. Comme ça, même s’il vivait chez elle, il ne por­terait pas atteinte à son honneur. Et si elle ne résistait pas, si elle tombait dans le péché, que ce soit avec un seul homme, avec le sien, d’un commun accord.
    Qui sera cet homme, qu’est-ce qu’il fera, une fois libéré, Olga n’y pensait pas, elle n’anticipait pas sur l’avenir.
    Les fascistes ne cachaient pas les camps de prisonniers, au contraire, sciemment, pour faire peur, ils les disposaient là où on pouvait les voir bien, à côté des routes, des chemins de fer. Le camp de Drozdy avait été installé les premiers jours de l’occupation, à quelques deux kilomètres de la ville, à côté du village de Drozdy, sur la rive op­posée de la Svislotch, la rive gauche, entre deux tertres, l’un était couvert de pins comme dans un cimetière, l’autre était nu comme la main. Au sommet de ces tertres il y avait des tours de garde, d’ici on voyait tous les alentours, envoyait chacun sur un champ désert d’automne qui s’y approchait.
    Léna Borovskaïa y était allée quelques fois, elle savait d’où, de quel côté on laissait s’approcher des barbélés, elle avait des connaissances parmi les gardiens, si on peut nommer connaissance ces quel­ques Allemands qui savaient que cette jeune femme cherchait son frère, car on lui avait dit 'que son frère pouvait être au camp. D’un côté les Allemands étaient crédules, ils croyaient qu’elle cherchait son frère, mais de l’autre côté ils se moquaient de sa naïveté: évidemment, son frère pourrait bien se trouver ici, mais il est possible qu’il fût depuis
    longtemps dans une fosse commune, où personne ne le trouverait, ni sa soeur, ni sa mère, ni le tribu­nal de l’histoire.
    Olga et Léna suivaient un sentier situé à côté d’une route couverte de gravier. Ce sentier avait été pratiqué par les Minskois, il conduisait à la partie arrière de l’enceinte du camp, à cette ,,porte" conventionnelle où les femmes reconnaissaient les leurs. Ici elles s’approchaient des barbelés, ici on permettait aux prisonniers de se rassembler. Ici on dispersait ces rassemblements plus rarement qu’à la porte principale qui se trouvait près de la grande route. La garde le faisait, évidemment, pour dissimuler des yeux du haut commandement le trafic de prisonniers. Mais les Allemands ai­maient l’ordre même pour violer la consigne: ici on ne pouvait que reconnaître le sien, quant à parler à sa libération, il fallait aller au bureau de contrôle, en faisant un grand détour par le champ, c’est là qu’on pouvait parler au commandement du camp. La garde n’aimait pas que les gens s’ache­minent le long des barbelés, elle tirait sans pré­venir ou elle lâchait des bergers sur ceux qui le faisaient. Les Minskoises le savaient, elles savaient, toutes ces lois non-éditées. Quant aux hommes, il était assez dangereux pour eux d’apparaître dans ces lieux, parce que les fascistes s’en méfiaient.
    Après des jours secs et froids quand la terre était gelée, l’automne revint avec sa boue, la terre dégela. Les flocons de neige se mêlaient aux gouttes de pluie. Il faisait du vent. Le vent fla­gellait les visages, la neige humide les aveuglait, pénétrait au-dessous des châles, s’accumulait dans les cols. Les femmes, essoufflées à cause du vent et de la neige, suivaient le sentier, l’une après l’autre, Olga marchant sur les traces de Léna. Elles ne se parlaient pas. De quoi parleraient-elles? Hier, chez Léna, elles avaient tout soupesé. Olga
    avait été excitée, plutôt réjouie de sa décision inat­tendue, si audacieuse. Cette décision même, celle de prendre un homme chez elle, l’avait nettoyée de toutes les saletés qui se collaient chaque jour provenant de son commerce, imprégné de tromper­ies, d’entente avec les policiers et les Allemands. Mais la neige, le vent et la pluie avaient refroidi ses émotions d’hier, émotions chaudes et sincères. Olga marchait tout irritée, furieuse contre sa sottise, pourquoi avait-elle consenti? furieuse contre Léna qui s’était imposée. Y a-t-il peu de femmes dans la ville? Elle n’avait qu’à s’adresser à quelqu’un d’autre! A la sortie de la ville, la Storojovka passée, où la patrouille avait regardé d’une manière chicaneuse leurs papiers — pas­seports soviétiques enregistrés à Minsk et estam­pillés par les Allemands à la municipalité de la ville, Olga dit à Léna:
    — Je vois, tu me trâines au gouffre.
    Léna qui savait bien le naturel de son amie, habituée à ses changements d’humeur, fut effrayée et la pria:
    — Oletchka, nous sauvons un homme de la mort. Cela ne vaut-il pas la peine? Tu es croyante. Jésus-Christ a souffert pour les gens, il nous a dit d’en faire autant.
    — Toi, tu n’es pas croyante.
    — Si, si, Oletchka. Maintenant tous le sont. Léna ne contrariait point son amie pour l’amadouer, pour ne pas lui permettre de revenir sur sa décisi­on et de rentrer.
    Le sentier glissant les conduisit sur un tertre. Maintenant elles devaient descendre pour tra­verser un creux et après sur le penchant de l’autre tertre où il y avait des pins, à s’approcher de cette porte conventionnelle près des barbelés où la garde permettait aux femmes, non sans pro­fit, de chercher leurs maris parmi les prisonniers.
    A travers la brume neigeuse elles virent qu’il y avait beaucoup d’hommes travaillant dans le creux, blanches comme des revenants, on aurait dit qu’ils volaient dans l’air, de loin, on ne pouvait pas comprendre ce qu’ils faisaient. Mais plus près, au pied du tertre où les deux femmes s’étaient arrêtées on voyait se dessiner nettement des sil­houettes noires comme si la neige fondait sur elles, armées de mitraillettes, des chiens noirs, grands, aux oreilles dressées, aux oreilles qui entendent l’homme de très loin.
    Les femmes ne passèrent pas inaperçues. Tout de suite deux Allemands épaulèrent leurs mitrail­lettes, mais, ils ne tirèrent pas, car ni Olga, ni Léna n’entendirent des coups. Elles se courbè­rent et coururent non pas dans le sentier, mais sur le champ labouré, s’enfonçant dans le sol ramolli, comme si, en passant par ce champ, il était plus facile de se sauver. Elles auraient entendu le souffle difficile des bergers, le souffle qu’ils ont en poursuivant un lièvre, mais, peut-être, ce n’était que le sifflement du vent ou les battements de leurs coeurs.
    Plus tard Olga ne put pas s’expliquer pourquoi elles n’avaient pas couru sur leurs pas, vers la ville, mais s’étaient précipitées du côté de la rivière, il se peut que c’était à cause des buissons, des saules dénudés sur la rive la plus proche, et sur la rive opposée — des maisons où vivaient des gens. Non, elle n’avait pas le désir de se cacher quelque part ou de courir aux gens. Tout simplement, elle avait suivi Léna. Et celle-ci, possédée, aurait usé de finesse, elle savait, elle avait prévu: si elles s’étaient approchées de la ville, il aurait été impossible de faire revenir Olga, de la persuader de recommencer. Quand elles se sentirent en un lieu sûr, car tout était calme, et une neige humide s’était remise à tomber, on ne
    voyait rien à cent pas, Olga dit avec obstination et même avec colère:
    — Toi, ma chère amie, tu peux faire comme tu veux, tu es libre comme l’air, mais moi, je vais me sauver, j’ai une enfant à la maison.
    Mais Léna intercéda pour cet homme inconnu avec une telle chaleur, comme si c’était son père, qu’Olga consentit de nouveau à prendre la route où passaient des gens et des autos et à aller à la porte principale où venaient tous ceux qui n’étai­ent pas au courant de l’existence de la porte con­ventionnelle.
    Olga s’apaisa quand elle vit qu’elles n’étaient pas seules: une dizaine de femmes s’attroupait derrière une baraque construite après sa dernière visite ici. De l’autre côté de l’enceinte de bar­belés on voyait à peu près deux centaines de prison­niers, revenants horribles, enveloppés dans des capotes, salopettes ouatinées déchirées, couvertures, sacs. Ils se tenaient debout à trois pas des barbelés et personne n’osait franchir cette bande étroite de terrain, personne ne pouvait tendre la main pour prendre un morceau de pain ou une pomme de terre. On voyait deux morts sur cette bande terrible. Sur le dos de l’un, sur sa vareuse couverte de neige blanche, ce malheureux n’avait rien de plus chaud sur lui, une tache de sang fraîche rou­geoyait. On l’aurait tué récemment. Peut-être, à cause de cela, quelques femmes reculaient, effrayées, et disparaissaient sans qu’on s’en aperçût.