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  • La Marchande et le poète  Іван Шамякін

    La Marchande et le poète

    Іван Шамякін

    Выдавец: Юнацтва
    Памер: 323с.
    Мінск 1983
    79.83 МБ
    — Ça y est, canaille, jusqu’aux entrailles! Feu! Flamme!
    Olga, pendant qu’il buvait, se disait: ,,Lampe, brûle-toi!“ Mais, flattée par l’éloge, elle rit; c’est vrai, elle n’avait jamais été avare, il lui était toujours agréable de régaler quelqu’un.
    Elle déploya une vieille couverture, prit à la fourchette deux draniks et se dit de nouveau: „Tiens, happeur, mange un morceau.“
    Le policier fourra les deux draniks dans sa bouche, les avala presque sans mâcher. Encore un éloge:
    — Tout est bon chez toi, Olga. Tu es une bonne ménagère. Prends-moi comme mari.
    Olga cria avec gaieté à une voisine:
    — Avez-vous entendu, mère Stépha? Encore un. J’ai de la chance. Et, s’adressant au policier: il y en avait un avant toi, si tu l’avais vu, ce monsieur qui voulait être mon homme. Oh là là! Pour un homme, c’en était un! Et la pelisse qu’il portait!
    Droutka fronça le sourcil.
    — Ne choisis pas de ces messieurs. Choisis unjmoujik, comme nous.
    "— Quelles bêtises que tu dis là? Elle a son mari, à elle, intervint en faveur d’Olga sa voisine.
    — Où est-il, son mari? l’eau-de-vie lui monta à la tête et Droutka, devenu rouge, eut un sourire flatteur; il voulait en boire encore; il piétina quel­ques instants devant Olga, puis, sans extorquer, il s’en alla pour chercher d’autres marchandes qui payaient leur tribut de la même façon en nature liquide.
    — Voilà, ils en ont pris l’habitude, fit Stépha dès que le policier fut parti.
    Quelque temps après, ensemblè, quatre mar­chandes expérimentées, discutaient la valeur du pot-de-vin qu’il fallait donner à la police et à la patrouille allemande, à qui et combien, pour don­ner la même ration, avoir la même tactique.
    Intéressée par la discussion, Olga ne vit pas Léna Borovskaïa apparaître devant son comptoir, ou peut-être, elle ne la reconnut pas tout de suite quand celle-ci s’approcha, elle n’y fit pas attention.
    Depuis leur discorde au début de la guerre elles ne se parlaient pas et ne se voyaiaent que de loin.
    Léna avait un vieux manteau, trop mince pour le temps qu’il faisait, sa tête était enveloppée dans un châle à carreaux comme un plaid, chaud, mais démodé, on en portait comme ça avant la Révolution. Il est vrai, que maintenant, sous l’oc­cupation, aucun vêtement n’étonnait personne, parce qu’on avait sorti des coffres de vieilles pe­lisses, des redingotes, des sarafanes1, de longues chemises, des armiaks 2, on en portait, on en ven­dait, on en changeait contre des denrées. Mais ce châle faisait paraître Léna plus vieille, la trans­formait en une vieille femme. Olga fut même décontenancée quand elle vit Léna, elle remarqua que Léna avait maigri, sa figure s’était allongée, avait jauni, son nez était devenu plus long, elle avait les yeux cernés, ses yeux bleus jadis, si jolis. Par orgueil, Olga ne la salua pas, elle atten­dait que Léna la saluât la première.
    Léna ne lui dit pas bonjour, elle lui sourit en amie avec sa bouche exsangue, en signe de réconci­liation, elle fit une grimace et se plaignit:
    — Il f-fait f-froid.
    C’en était assez. Olga eut pitié de son amie, bien qu’auparavant elle eût blâmé sa famille: ,,Ils sont bêtes, les Borovski. Comme des enfants. Tous sont à la maison, le vieux, la mère et les frères. Ils ne font rien pour ne pas avoir faim.“
    — Veux-tu un dranik? demanda-t-elle contre toute attente.
    — Oui, répondit Léna tout simplement.
    Elle mordillait, se chauffait les mains avec le dranik chaud, le savourait comme une friandise.
    1 Vêtement ancien de femmes russes; aujourd’hui robe sans manches (N.d.T.).
    2 Manteau de bure de paysan russe (N.d.T.).
    Ses yeux ternes, immobiles se ranimèrent, on y vit le bleu d’autrefois. Olga dégelait, contente de voir son amie d’école qui était venue la première après leur querelle et qui lui souriait si gentiment.
    — Encore un dranik?
    — Oui, si tu n’as rien contre.
    — Pour toi, non.
    — N’as-tu pas peur de rester sans pommes de terre?
    — Non.
    — Tu es prévoyante.
    — Je n’ai pas bayé aux corneilles. Ce fut un reproche adressé aux Borovski, mais Léna ne le comprit pas ou, peut-être, elle décida de ne pas prêter attention à ces reproches, ou bien la famine lui avait donné à réfléchir: il fallait vivre autre­ment. En tout cas Olga était de plus en plus con­tente de voir Léna devenir plus accommodante, obéissante, de constater qu’elle avait perdu sa fierté de komsomol qu’elle avait à l’école et à l’imprimerie, où elle avait travaillé, la fierté qu’elle avait au début de la guerre.
    — Tu ne veux pas rentrer? demanda Léna, après avoir mangé encore deux draniks d’une façon plus pressée que les deux draniks précédents.
    Olga devina que Léna voulait lui dire quelque chose qu’elle n’osait pas le faire ici, au marché.
    — Tu as raison, quel est donc le commerce par ce froid! L’explication d’Olga étonna ses voisines; Olga plaça la casserole avec les draniks dans le panier, mit le panier sur son dos, fourra à Léna le sac de toile cirée où se trouvaient l’eau-de-vie et la betterave à sucre.
    Droutka qui n’avait pu tirer profit de personne revint vers Olga et vit qu’elle allait partir; désen­chanté, il les suivit quelque temps, bouche bée.
    A cause du policier qui les suivait, à une certaine distance, il est vrai, ou à cause de la boue qui avait
    dégelé pendant la journée et qui obligeait l’une à marcher dans les pas de l’autre, mettant les pieds sur les mêmes briques ou planches, elles se taisaient. Ce n’est que quand elles se trouvèrent dans leur rue, sablonneuse et sèche, qu’elles mar­chèrent côte à côte et regardèrent en arrière: le policier ne les suivait plus, il lui restait encore un peu de fierté pour ne pas les accompagner jus­qu’à la maison afin de recevoir un verre d’eaude-vie.
    Olga demanda:
    — Que fais-tu, Léna?
    —Je travaille.
    — Où?
    — A l’imprimerie.
    — Allemande? Olga fut très étonnée.
    — Mais il faut vivre.
    — Ça, c’est vrai! Olga faillit crier de joie. Il faut vivre! Et tu m’as reproché.
    Léna ne répondit rien à propos de ses reproches, elle ne dit pas que même maintenant elle désap­prouvait son amie. Léna demanda tout à coup:
    — Ecoute, veux-tu bien prendre un homme du camp de prisonniers de Drozdy?
    — Comment le prendrai-je?
    —■ Comme mari. Il y a pas mal de femmes qui se sont mariées de cette manière...
    Olga savait que des Minskoises et certaines femmes des villages suburbains avaient racheté leurs maris, faits prisonniers, qui avaient eu la chance de se trouver non loin de leurs maisons, d’autres avaient racheté des étrangers, des hommes qu’elles ne conaissaient pas. Olga était allée à Drozdy, à Stépianka, à Borissov à la recherche de son Adam. Si la rançon était bonne, les Allemands rendaient les simples soldats, faits prisonniers, mais pas les commissaires.
    — J’ai un mari. Que diront mes voisins?
    — Tu n’as qu’à le racheter et le taire sortir du camp, ne t’inquiète pas du reste.
    — Bon, que les sentinelles me tuent. On dit qu’ils ont déjà tiré sur des femmes. Tu y laisses ta tête, tu ne sais même pas pour qui.
    Léna s’arrêta et força Olga à s’arrêter; ayant mis sur son bras le sac de toile cirée, elle se cram­ponna aux revers du manteau d’Olga, un éclat apparut dans ses yeux, ses joues devinrent couleur ponceau comme chez un malade.
    — Olga, nous avons besoin de cet homme.
    — Qui en a besoin? Toi? Prends-le.
    — Le peuple... le peuple en a besoin, chuchota Léna d’une voix entrecoupée.
    — Oh! ma chérie, rit Olga avec allègement. Tu veux que je me fasse du mauvais sang pour le peuple! Lui, il ne se soucie pas de moi...
    Léna l’attira contre elle et chuchota avec ar­deur:
    — Olga! C’est impossible... on ne peut pas... ne pas penser au peuple. Un jour il faudra faire le bilan. Nos enfants nous demanderont... ce que nous avons fait pour nous libérer de cette invasion... Tu veux que ta Svéta grandisse dans l’es­clavage. Et en général, grandira-t-elle? Tu n’as pas encore compris ce que c’est que le fascisme!
    — Si je suis en vie, ma fille grandira. Et si je suis pendue comme ceux-là, dans le square, per­sonne ne pensera à mon enfant. Personne!
    — Je ne t’oblige pas à adhérer aux partisans. Je te prie de sauver un homme...
    — De ton homme, je m’en fiche!
    — Ah! Olga, dit Léna, en la poussant légère­ment, avec chagrin et déception. Puis elle se tourna et courut vers la palissade comme si elle avait eu peur ou avait voulu trouver un refuge des regards étrangers.
    ,,Va t’en...“ voulut crier Olga et ajouter un
    gros mot. Mais Léna s’éloignait lentement, petite, voûtée comme une vieille avec ce. châle démodé, et Olga eut tout à coup pitié d’elle. Et d’elle-même. Et encore de son amitié envers Léna, parce qu’elle comprenait que si ces mots lui avaient échappé, elles se seraient séparées à jamais, elles seraient devenues des ennemies jusqu’à la fin de leurs jours. Des ennemis, en ce moment-là, il y en avait beau­coup. Mais ce n’étaient pas seulement ces raisons qui l’avaient arrêtée. Il y en avait beaucoup d’au­tres. Une vague de sentiments tout à fait contra­dictoires l’envahit. Tout le reste de la journée, pen­dant qu’elle mettait de l’ordre dans la maison, elle tâchait de mettre de l’ordre dans ses idées, dans son coeur. C’est vrai, est-ce que ces étrangers, en uniforme vert et noir, parlant une langue étran­gère, est-ce qu’ils sont ses amis? Alors pourquoi donc avoir des ennemis parmi les siens? De cette ordure, il n’en manque pas, les policiers, ils sont comme des animaux féroces. Ne va-t-elle pas s’at­tacher aux policiers bien qu’elle ait dû parfois les régaler? Mais à qui va-t-elle s’attacher? A ceux à qui Léna est attachée. On dirait que cette komsomol possédée soit liée aux diversionnistes, aux parti­sans qui sont ici, à Minsk, et dont les actions sont sur toutes les lèvres, tandis que les Allemands publient leurs ordres, en menaçant de mort tous ceux qui aident les partisans, ils ont déjà pendu quelques hommes dans le square près de la Maison de l’Armée Rouge, coupables ou innocents, on ne sait pas, peut-être ce n’était que pour faire peur. Non, elle ne fera pas route avec Léna. Mais en même temps, pour la première fois, Olga fut étonnée de la trempe de ceux qui, comme les Borovski, sup­portaient le froid et la faim, qui ne s’étaient pas inclinés, qui n’avaient pas plié l’échine; cet éton­nement n’avait rien d’un esprit petit bourgeois, elle ne les critiquait pas, elle ne leur cassait pas