• Часопісы
  • La Marchande et le poète  Іван Шамякін

    La Marchande et le poète

    Іван Шамякін

    Выдавец: Юнацтва
    Памер: 323с.
    Мінск 1983
    79.83 МБ
    — Eh, mufle, partage tout ça avec les autres, lui dit-elle et elle se mit à mettre de côté certaines choses.
    — Va t’en!... Ne touche à rien!
    Mais elle l’envoya sur les roses.
    —• Toi, mufle, tu es trop collant. Tu me connais. Toute la milice est à moi et je t’ai vu encadré de deux miliciens...
    — C’est fini, ta milice. Elle a tourné les talons. Rattrape-la près de Moscou.
    Olga fut stupéfaite et effrayée beaucoup plus qu’elle ne le fut sous les bombes. Elle se troubla pour un instant et faillit oublier ce qu’elle avait mis de côté, prête à renoncer. Mais tout de suite une idée lui vint: si c’est vrai qu’il n’y a pas de milice, il n’y a pas de pouvoir, elle ne sera pas la dupe, elle ne bâillera pas aux corneilles à cause de sa conscience, à l’heure où les autres font leur pe­lote. Dès le banc d’école elle avait entendu dire que tout le bien appartenait au peuple. Et si c’est au peuple que tout appartient, se disait-elle, cela veut dire que c’est à elle. Est-ce qu’elle n’est pas du peuple? Est-ce qu’ils n’ont pas travaillé pour le bien de l’Etat, sa famille, elle-même? Est-ce qu’elle flânait dans les rues de Minsk? Non! Ce soûlard, évidemment, connaissait bien la jeune Lénovitchikha, bien qu’il jurât comme un char­retier en la menaçant de lui casser les jambes, mais
    il (lut quand même lui céder une certaine partie de son butin, et justement, de ces dix pelles ou de cette douzaine de pots, il s’en fichait.
    Olga porta sa prise de fer chez elle, demanda à la voisine de surveiller encore sa fille et s’élança à la recherche d’un nouveau butin. Il faut profiter du moment favorable! Il lui semblait qu’elle avait perdu son temps en se cachant dans la cave.
    Elle se précipita dans la rue Sovetskaïa, parce que ce n’était que là, sur l’artère centrale, qu’on pourrait savoir ce qui se passait dans la ville. Au centre et près de la gare des maisons étaient en flammes, résultat des bombardements du matin. Il est vrai, on ne voyait pas de miliciens. Une unité militaire passa, un régiment, des soldats exténués, couverts de poussière, certains avaient des ban­dages ensanglantés à la tête, aux bras. Est-ce possible qu’ils quittent la ville! Les rumeurs sur l’offensive allemande étaient les plus incroyables et contradictoires: les uns disaient que les Alle­mands étaient tout près de Minsk, les autres — qu’ils avaient contourné Minsk et occupé Borissov, Léna Borovskaïa, une amie d’école d’Olga, une ouvrière à l’imprimerie Staline, prouvait avec chaleur que c’étaient des espions fascistes qui ré­pandaient ces bruits sur la défaite de l’Armée Rouge près de Grodno et Baranovitchi. Que nos troupes battaient en retraite, on pouvait, en effet, le comprendre en écoutant la radio, jamais on n’ava­it dit qu’elles attaquaient, mais toujours qu’elles menaient des combats acharnés. On n’entendait pas le combat près de Minsk, il n’y avait que des bombardements cruels ou encore la nuit passée on avait entendu des coups de fusil et de pistolet quelque part à la Bolotnaïa stantsia.
    Olga avait pitié des soldats. Elle avait pitié des femmes qui étaient comme ses clientes, et qui se traînaient maintenant avec leurs enfants
    et leurs baluchons. Mais quand elle’vit trois voi­tures passer en coup de vent, la colère l’envahit.
    — Ils détalent, les chefs, dit'avec méchanceté un homme qui se tenait à côté d’Olga à l’entrée de la Maison de la Commune, bâtiment à cinq étages. Et il chanta avec une raillerie offensante: „Nous ne voulons pas un pouce de sol étranger, nous ne céderons pas un pied du nôtre... “
    Olga rit en l’entendant et siffla après les voi­tures, elle siffla bravement, comme un gamin, ce qu’elle n’avait pas fait, depuis l’école. Mais quand ce type, chauve, pas encore vieux, bien rasé, par­fumé, en chemise propre, brodée de bleuets, qui l’avait prise, peut-être, pour sa complice, essaya de lui parler, d’un air de confiance, la riposte d’Olga lui fit sortir les yeux de la tête.
    Elle regardait les réfugiés, certains d’entre eux, à en juger par leur aspect, étaient arrivés de loin, et sa colère contre ceux qui. détalaient en voitures augmenta encore plus. Une colère étrange et terrible. Et à côté de cette colère Olga sentait naître en elle un désir fou, un désir inconnu jusqu’alors, une force sauvage, née pour casser, détruire, briser, brûler tout ce qui portait le nom de propriété du peuple. Il est vrai qu’Olga retint cette force pour qu’elle ne se déchaînât pas, mais elle l’orienta vers ce qui lui était propre, vers ce qui l’intéressait, en pensant que si ceux qui étaient au pouvoir, s’ils s’enfuyaient, et elle, elle ne pen­sait pas à s’enfuir, parce qu’elle n’avait pas où s’enfuir, alors qu’elle restait propriétaire ici, et tout le bien lui appartenait et à ceux qui étaient comme elle. Sûre qu’elle ne fut pas seule à être si raisonnable, que les autres n’étaient pas bêtes non plus, elle continua ses recherches d’un profit. Bientôt, elle trouva. Dans la rue Kouïbychev on pillait un magasin de comestibles, mais pour le moment d’une façon timide: on venait d’arracher
    une grille et d’enlever une fenêtre qui donnait sur la cour; quelques jeunes gens parmi lesquels elle reconnut un jeune homme de la Komarovka, trans­mettaient à la chaîne des caisses où se trouvaient des bouteilles de vodka et de vin. Ils ne laissaient pas approcher les femmes qui, probablement, vivaient dans la maison, et celles-ci prenaient à la dérabée des bouteilles dans les caisses sorties. Olga voulut pénétrer dans le magasin par la fe­nêtre mais on ne la laissa pas passer. Un homme ivre leva la main sur elle. Alors elle prit un bout de tuyau rouillé qui traînait dans la cour, courut dans la rue et frappa sur la vitrine. Le gros verre sonna et se brisa. Elle sauta dans le magasin et se coupa les pieds, d’autres femmes ne se hasardè­rent pas à la suivre tout de suite.Même les hommes qui pillaient déjà dans le magasin, bien qu’ils eussent bu un coup, furent décontenancés par cette conduite courageuse, jusqu’à ce que celui qui était de la Komarovka ne leur eût crié:
    — Tiens, c’est Lénovichikha!
    C 'la leur en dit long, et elle fut non seulement admise à la bande, mais en devint le chef; si la milice les avait arrêtés à ce moment-là, tous ces braves l’auraient montrée du doigt, sans doute: c’est elle qui était la première! Olga le sentait, le comprenait et ne voulait appartenir à aucune bande, elle détestait ces ivrognes, les méprisait, parce qu’elle les prenait pour des malfaiteurs qui ne pensaient qu’à se soûler. Elle se justifiait, se disait qu’elle ne prenait que ce qui lui était dû, le bien du peuple, elle en avait besoin non pas pour boire, non pas pour s’amuser, mais pour nourrir son enfant, pour se nourrir, autrement qui pren­drait soin d’elle si son mari était au front et son frère aussi. Son expérience commerciale lui disait qu’il se pouvait qu’à l’avenir ce vilain tas de bouteilles, maudit par beaucoup de femmes, serait
    un des produits le plus précieux. C’est pourquoi, comme les hommes, elle saisit tout d’abord une caisse de bouteilles et la posa sur ses épaules. Des femmes et des enfants pénétraient déjà par la vitrine et Olga comprit qu’avant qu’elle ne portât la caisse jusque chez elle, il n’y aurait plus rien dans le magasin. Et des choses, il y en avait! Qu’est-ce qu’elle pourrait bien prendre encore? Elle essaya de lever encore une caisse de conserves de poisson, mais comprit qu’elle ne pouvait pas porter deux caisses à la fois. Un sac demi-plein de macaronis lui tomba sous les yeux, plus facile à porter. Non, c’est peu. Elle peut mettre encore des bonbons, des bâtons de chocolat dans sa blouse, dans les poches. Elle fourra des bonbons partout d’où ils ne pouvaient pas tomber, même dans ses manches. Elle sua sang et eau avant d’arriver chez elle par cette chaleur de juin. Et tout de suite après elle se précipita vers le magasin.
    Les portes étaient déjà enfoncées, mais les femmes quittaient le magasin les mains vides. Olga entra en courant sans beaucoup réfléchir sur la conduite des autres et fut très surprise de voir deux miliciens. Elle demeura stupéfaite d’effroi. L’un d’eux, un adjudant, le pistolet au poing, mais la main baissée, et il leur disait d’une voix calme et fatiguée:
    — Citoyens! Circulez, ou je tire. Ma foi, je tire...
    Les hommes, bien qu’ils fussent soûls, eurent peur du pistolet, ils s’étaient entassés comme des veaux, juraient, piétinaient le verre brisé, ne sortaient pas de crainte de tourner le dos à l’arme, mais n’attaquaient pas les miliciens. C’est jus­tement cette hésitation des gardiens de l’ordre public qui indigna Olga: donc, le pouvoir qu’elle respectait, s’écroule, pourquoi ces deux andouilles disent des balivernes? Elle s’élança, se plaça devant
    les pillards, tira fortement sa blouse à boutonspression (pour mieux donner à téter à l’enfant); la blouse se déboutonna.
    — Tire! tue les tiens, salaud! Tes chefs ont tourné les talons et ils t’ont envoyé pour garder tout ça. Pour qui? Pour les Allemands? Pour Hitler? Eh, les gars! Si ce n’est pas un Allemand déguisé?
    La bande encouragée chahuta avec indignation:
    — Parle encore, canaille! Tu ne sais que ,,je tire“... On t’en fera voir des vertes et des pas mûres! Tu oublieras qui tu es!
    L’adjudant, tout pâle, se mit à reculer derrière le comptoir, plus près de la porte donnant sur la cour, son camarade qui n’avait pas sorti son pis­tolet de l’étui, fit une grimace et lança à Olga avant de sortir:
    — Boutonne-toi, donc, la buse.
    Olga, sans faire attention au milicien et à la bande qui avait repris ses sens grâce à son attaque, s’approcha du comptoir, saisit une caisse de con­serves que quelqu’un avait laissée, et prit encore une dame-jeanne avec de l’huile.
    Elle sortit d’un pas sûr, elle marchait fermement, mais dans la rue il lui sembla qu’une bouche de pistolet visait sa tête. Une sueur glaciale lui coula dans le dos, ses jambes s’engourdirent. Elle savait que si elle regardait en arriére et voyait le pisto­let, il lui arriverait quelque chose de terrible, de honteux. Les voix salutaires des femmes qu’elle n’osait pas regarder, on ne sait pas pourquoi, furent portées à sa connaissance comme dans un cauche­mar: ,,Les uns peuvent tout, les autres rien. La même bande. Cette marchande est de mèche avec la milice depuis longtemps, ses nichons pour tout le monde, une dévergondée..."