La Marchande et le poète  Іван Шамякін

La Marchande et le poète

Іван Шамякін

Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
79.83 МБ
et le poète

«YOUNATSTVA
* БЕЛАРУСКАЯ АПОВЕСЦЬ*
ІВАН ШАМЯКІН
Гандлярка і паэт
A ПОВЕСЦЬ
Пераклад на французскую мову М. ДЗЕШАВІЦЫНА
мінск «ЮНАЦТВА» 1983
^NOUVELLE BIELORUSSE*
IVAN CHAMIAKINE
La marchande et le poète
NOUVELLE
Traduit du biélorusse par
M. DECHEV1TSYNE
MINSK «YOUNATSTVA» 1983
Texte français rédigé par N. TCHERNENKO
Couverture par
V. MICHTCHENKO
(Ç) «Мастацкая літаратура», 1976.
Traduction en français et couverture. © Editions «Younatstva», 1983.
I
Le père d’Olga était un corroyeur, issu d’une famille de corroyeurs héréditaires minskois. Ar­tisans avant la Révolution, ils sont devenus ouvri­ers sous le pouvoir soviétique.
Dès son enfance, Olga n’aimait pas beaucoup son père, peut-être, parce que revenu chez lui, le soir, il sentait mal. Mais elle avait peur moins de lui que de sa mère, car il ne la battait jamais, ne la grondait presque pas, et, en général, il était un homme doux, bon, il ne buvait pas comme ses collègues, si ce n’était que pour une fête, ou quand il y avait du monde chez eux qu’il se permettait de s'envoyer un petit verre, mais il était toujours en règle, il haïssait les ivrognes, il prit en grippe son fils aîné quand celui-ci s’était adonné à ce maudit poison.
Alikhaïl Lénovitch était respecté à la Komarovka R mais on disait que le bien-être de la fa­mille, même l’aisance, assez importante pour ces temps-là, l’aisance, enviée par les voisins, n’était pas fondée sur le salaire du corroyeur, bien qu’il fût un bon spécialiste, mais sur le travail et le commerce de Lénovitchikha, la mère Christia, doyenne, non élue, mais reconnue de toutes les marchandes de la Komarovka. Même les miliciens
1	Un quartier de Minsk où se trouve le plus grand marché de la ville (N.d.T.).
avaient peur d’elle, elle régalait avec largesse ses amis, elle pouvait engueuler non seulement au marché, mais dans toute la ville, celui qui tâchait de léser ses intérêts personnels ou les intérêts de la „corporation des marchandes'*.
La maison des Lénovitch, située dans une ruelle calme, très sale au printemps et en automne, ne paraissait pas plus belle que les autres maisons du quartier, quartier de constructions anciennes, particulières; c’était une maison de bois comme les autres, qui avait quelque chose du style rustique. Mais ce qui crevait les yeux c’était les biens qui s’y trouvaient: meubles, modernes de l’époque, tapis aux murs, vêtements dans les trois armoires qui ressemblaient à des containers, vaisselle, une machine à coudre, deux bicyclettes, deux samovars, sans parler de ce qui se trouvait dans deux grandes caves et au grenier. Tout ceci avait été amassé par Lénovitchikha, grâce a son travail, son adresse commerciale. „Si on vivait au salaire de mon vieux, on serait mort de faim“, disait-elle avec vanité à ses voisines, après avoir bu un coup. Elle buvait plus souvent que son mari: soit pour grais­ser la patte à quelqu’un, soit pour se réchauffer en hiver ou en automne quand les doigts devenaient de bois et ne pouvaient plus compter la monnaie qu’il fallait donner à l’acheteur. Mais elle travail­lait comme une esclave: dès l’aube jusqu’à la nuit tombée. Ils avaient un bon potager, quelques vingt ares. En principe, la Komarovka était cé­lèbre pour ses potagers non seulement avant la guerre, mais bien longtemps après la guerre, jus­qu’à ce que les bâtiments à plusieurs étages n’eus­sent occupé la place des petites maisons de bois.
La mère Christia faisait son économie au niveau des réalisations d’agronomie suprêmes. A l’époque peu de monde possédait des serres, mais elle, elle en avait. Au printemps, elle était la première à
étaler sur son comptoir le radis et la laitue, ensuite venaient les concombres, les pommes de terre, les tomates. Il n’y avait que les pommes qu’elle ne pouvait vendre la première, elle ne savait pas bien les cultiver. Elle avait ses clients, et même Yakoub Kolass 1 était parmi eux, elle le disait souvent avec fierté. Mais ce n’est pas seulement dans son potager qu’elle travaillait ou au marché qu’elle passait des heures entières. Des soucis l’attendaient à la maison: deux porcelets grognaient toujours dans la porcherie, l’un, plus grand, l’autre, plus petit, on tuait le premier et on en achetait encore un, et ainsi de suite, sans intervalles; des poules glous­saient, des dindes bredouillaient, et, plus tard, quand la radio chercha à persuader les kolkhoziens de s’occuper de l’élevage des lapins, Lénovitchikha en prit et fut bientôt convaincue que cette bête était avantageuse du fait qu’elle se reproduisait vite et grandissait vite; mais, il faut l’avouer, on n’aimait pas trop le lapin à l’époque. „Vous n’y comprenez rien“, disait-elle à ceux qui lui deman­daient: ,,Eh, bonne mère, ce n’est pas du chat?“ Parfois elle ne s’arrêtait pas de les accuser d’arriéra­tion, et leur disait ses quatre vérités: „Bête que tu es, tu ne mérites que du chat!“ Ensuite elle eut la possibilité de vendre ses lapins dans un ré­fectoire rue Pouchkine où elle prenait d’habitude des reliefs pour les porcelets; les étudiants bouffe­ront tout, on ne mangeait pas à sa faim avant la guerre.
Lénovitchikha aimait ses enfants et avait pitié d’eux à sa manière, c’est-à-dire, elle n’existait, elle ne travaillait que pour eux, pas pour elle; ce n’est que pour une fête qu’elle se parait et ses voisines crevaient d’envie, en la voyant, mais les jours de
1 Yakoub Kolass (1882—1956), écrivain, poète du Peuple de Biélorussie (N.d.T.).
semaine il n’y avait aucune différence entre elle et les autres femmes de la Komarovka. C’était pour eux, pour ses enfants, qu’elle tâchait d’amas­ser le plus de biens. Pour le reste, elle était impi­toyable: elle faisait travailler ses enfants dès qu’ils se mettaient à marcher. Le premier souvenir d’Olga venait du coq qui l’avait renversée quand elle donnait à manger aux poules. Quel âge avaitelle donc, si un coq avait pu la renverser? Trois ans, peut-être, pas plus.
Il n’y avait pas beaucoup d’enfants dans leur famille, seulement trois. La fille aînée était morte de scarlatine, il restait deux fils et une fille, Olga était la cadette. Evidemment, la vieille Lénovitchikha aimait le plus sa fille unique. Mais elle ne la gâtait pas, au contraire, sans doute qu’on lui avait lavé la tête plus souvent qu’à ses frères. Ceux-ci quittèrent assez tôt le nid paternel, et Olga y resta; même quand elle se maria, on ne l’emmena pas quelque part ailleurs, mais le gendre vint vivre dans la maison. Jusqu’au jour du mariage d’Olga, Lénovitchikha ne se gênait pas de „promener*1 sur elle une houssine, une tige ou son tablier, ou tout ce qui lui tombait sous la main; la vieille avait la langue bien pendue et même les chevaux au mar­ché rougissaient en l’entendant parler. Les voisins rigolaient: „Christia enguirlande les siens.*1 Mikhaïl lui reprochait: „Tu n’as pas honte!11 Mais tout de suite après chaque querelle Christina se vantait de sa fille: „Elle est tout mon portait, la canaille.11 Ses fils étaient feuilles détachées, sa fille — non. Elle avait rêvé qu’ils resteraient auprès d’elle, qu’ils multiplieraient les biens amas­sés par son travail de forçat. Non, cette perspective ne les avait pas séduits. Il est vrai que l’aîné, Kazimir, eut sa part et resta le plus mécontent. Mais Lénovitchikha ne lui pardonna point de s’être marié avec une femme divorcée, et d’être parti vivre
chez elle, à la Storojovka L Le cadet, Pavel, ayant terminé sa classe de septième, partit quelque part à Saratov pour entrer dans une école militaire. Le père en fut content, mais peu nombreux étaient ceux qui faisaient état de lui, et la mère, elle dit que son fils était un imbécile, ne lui donna pas d’ar­gent pour son voyage. Le père, en cachette, fit tout le nécessaire, l’équipa et l’accompagna à la gare. Mais quand trois ans plus tard, Pavel revint lieutenant, Lénovitchikha, portant sa meilleure robe, fit le tour de presque toute la ville avec son fils: que tout le monde la voie! Elle alla même à l’Opéra, où elle n’avait jamais mis le pied aupa­ravant. Et tout le telles que son fils resta chez elle, Lénovitchikha se promena au marché comme une riche cliente pour attraper les regards envieux et flatteurs de ses amies.
Jusqu’à la classé de septième Olga fut une bonne élève, mais en huitième, quand elle commença à penser aux garçons, elle apporta de mauvaises no­tes. Lénovitchikha aurait voulu que sa fille entrât dans la science, qu’elle fût une personne cultivée; les temps avaient changé, les enfants de beaucoup de ses voisins de la Komarovka recevaient l’instruction supérieure. Est-ce que ses enfants étaient pires? Elle tâcha de forcer Olga à être plus appliquée par le même moyen éprouvé: à l’aide d’une houssine ou de la ceinture du père. Rien n’aida; de l’opiniâ­treté, Olga en tenait de sa mère; après avoir termi­né sa classe de huitième, elle quitta l’école. Puis, pendant une année elle s’occupa de commerce à côté de sa mère, ensuite elle trouva un emploi dans le dépôt de tramways.
A dix-huit ans elle se maria avec Adam Avsiouk, un wattman. Le gendre plut à la vieille Lénovitchi­kha bien qu’il fût presqu’un vagabond: il était
1 Un quartier de Minsk (N.d.T.).
arrivé chez eux avec une petite malle. Mais il était gai, tout travail lui convenait, il n’avait même pas honte de vendre des poules, des choux, du porc. Quelques traits de son caractère étaient proches à ceux de Lénovitchikha, c’est pour cela qu’ils s’étaient liés d’amitié. Cependant, ivre, il deve­nait méchant, se fourrait dans des bagarres, re­venait ensuite les yeux pochés. Ce que n’aimait pas beaucoup le vieux Lénovitch c’était qu’un wattman fût souvent ivre-mort. „Comment transpor­teras-tu demain tes passagers? Tu peux avoir un accident. Si j’étais votre chef, je ne permettrais pas à des types comme toi de s’approcher du wagon.“
Pour une coïncidence, cela en fut une. Une coïncidence inattendue, on aurait dit fatale. Par une sombre matinée de novembre, quand les flo­cons de la nouvelle neige tombaient, le vieux corroyeur ne put pas se fourrer dans un wagon bondé, il s’accrocha au marchepied, tomba, qui sait, l’avait-on poussé sans intention ou non, il tomba sous les roues du tram qui lui coupait les jambes; le lendemain il mourait à l’hôpital.