La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
— C’est lui, le tien, qui a écrit ça?
— Non, pas lui. C’est... Blok...
— Quel bloc? Qu’est-ce que tu racontes? et elle conseilla, lui inspirant encore de la crainte: — Idiote, ne récite à personne ta poésie. En voilà une qui se produit au marché. Fais attention, tu lui jouerais un mauvais tour, et à toi aussi, cela finira par la corde. Maintenant les gens sont plus mauvais que des chiens. On lâche un mot et le vent en corne...
Léna Borovskaïa vint, elle avait maigri pendant cette semaine qu’elles ne s’étaient pas vues, ses vêtements ne correspondaient plus à ceux d’une jeune fille: bottes de soldat en cuir artificiel, une couverture sur la tête au lieu d’un châle, mais le manteau était Je même, doublé de vent. Vraiment, ce n’était pas une jeune fille, mais une vieille femme. Elle aura échangé son châle blanc d’angora contre des denrées. Tout le monde sait que quand on a faim, on ne ménage rien, ce n’est plus le temps de penser à sa toilette. Olga s’était convaincue qu’il valait mieux de ne pas parler vêtements et denrées parce qu’on se mettait en colère et on devenait furieux. C’est pour ça qu’Olga fit semblant de ne pas s’intéresser aux chaussures et aux vêtements de Léna, à son aspect. Aussi, n’exprima-telle pas de joie à la vue de son amie. Elles se saluèrent avec réserve. D’abord elles regrettèrent de voir l’hiver venir si tôt cette année. Ensuite Léna qui n’était pas d’accord dit:
— Mais en revanche les fascistes sauront ce que c’est que l’hiver russe. Ils ne se promènent plus dans la rue, mais courent en sautillant comme des chiens. C’est fini, ils ne font plus de l’épate.
Olga demanda comment se portaient les parents de Léna. Celle-ci s’assombrit et répondit, presque avec un reproche:
— Tu pourrais venir les voir. Ma mère parle souvent de toi.
Olga se dit que non, elle n’irait pas chez les Borovski, les visites de Léna lui étaient suffisantes. D’ailleurs, il valait mieux en finir avec cette amitié, pour sa sécurité, la sécurité de l’enfant et la sécurité d’Aless qui étai attiré par cette komsomol. Se quereller avec elle, ou quoi? Mais pas ici, ce serait mieux de le faire au marché, par exemple, pour qu’on les vît. Bien que Léna l’eût conduite au camp, l’eût aidée avec le certificat de médecin,
eût encore fait beaucoup de choses Olga n’aimait pas qu’elle vînt voir Aless, par contre, celui-ci. était toujours content de la voir, tous les deux, ils étaient plus proches l’un de l’autre qu’Olga et lui. Pendant ces quelques jours l’influence extraordinaire de la poésie, qui avait adouci son âme, s’affaiblit, et de nouveau elle redevint la Lénovitchikha des vieux jours qui s’aimait comme elle était, bien qu’elle sût que beaucoup de gens l’avaient baptisée avec dureté pour son caractère de louve. Mais cela ne la touchait presque pas. Elle croyait qu’elle ne pourrait vivre sans malheur qu’en restant telle qu’elle était, fût-ce une louve.
Les propos d’Aless concernant la fête et le plus cher pour lequel il ne fallait pas ménager sa vie, l’avaient élevée pour un instant au-dessus de sa vie quotidienne, dure et sordide. Mais ces propos lui avaient fait peur. La crainte la saisit dans la cave où elle était descendue pour chercher des provisions pour le dîner, c’était ici qu’elle avait caché ses objets les plus précieux. Ce jour-là, l’apparition de Léna ne lui plut pas. Quand Lena, ayant dit quelques phrases pour respecter les convenances, se dirigea vers la chambre, pour le voir, sans doute, Olga s’indigna, écumant de colère. En voilà une qui fait la patronne ici! Tu vois ça, un vrai inspecteur! Elle aurait pu au moins demander la permission ou inventer quelque chose: à propos, comment se porte Svéta? Olga attendit une minute pour s’apaiser, car, en vérité, elle ne voulait pas montrer le pire de son caractère, elle ne voulait pas se quereller avec Léna devant lui. Elle voulait être bonne à ses yeux.
Léna était près de lui, assise sur le lit, à ses pieds, comme Olga était assise quand il lui avait lu des vers. Cette intimité provoqua un éclat de jalousie dans le coeur d’Olga: ,,Tu vois, où elle
est assise! Comme chez elle!“ Puis elle vit que le jeune homme avait les larmes aux yeux et elle en fut étonnée. Un Homme pleure? Qu’est-ce que Léna lui a dit? Quels secrets peuvent-ils avoir!
Elle s’en prit à Léna d’un air railleur mais elle avait une expression dure et froide qui ressemblait à un vent d’automne:
— Tu viens ici et tu détraques les nerfs à un malade! Nous en avons assez, de nos propres malheurs, on ne va pas pleurer sur les tiens. Tu peux pleurer toi-même, dans ton oreiller, si tu veux, pour avoir un poids de moins sur le coeur. Maintenant on ne montre pas ces larmes aux autres. Il fait froid. Elles gèleraient...
Léna connaissait la jeune Lénovitchikha mieux que les autres, encore à l’école elles s’étaient querellées beaucoup de fois et s’étaient réconciliées, Léna s’était habituée à ne pas prêter une attention particulière à ce qu’Olga disait, parce que celleci lançait les mots avec une facilité de marchande, comme quand elle pesait et donnait la monnaie. Mais ces mots, bien qu’ils ne fussent pas très grossiers, décontenancèrent et offensèrent la jeune fille, son visage rougit, elle ne savait pas ce qu’elle devait répondre, le ton qu’elle devait choisir. Il ne s’agit pas de se quereller! Ou de s’humilier devant la marchande! Mais on ne peut pas se taire. Aless lui vint en aide, avec une simplicité et une naïveté d’enfant, il avoua:
— Léna ne parle pas de ses malheurs. Elle a apporté de la joie. Elle m’a félicité à l’occasion de la fête, elle a souhaité la victoire. C’est pour ça que je suis profondément ému. Ne faites pas attention à mes larmes. Je suis sentimental.
Il ne dit pas le principal, ce qui l’avait fait pleurer de joie: Léna avait dit qu’Hier, à Moscou, une séance solennelle où Staline avait pris la parole avait eu lieu.
Ses propos réconcilièrent les deux femmes. Léna fut contente qu’il n’eût pas dit le principal, ce qu’elle lui avait communiqué en secret, tout bas; il consentirait à combattre et ferait preuve de ses qualités de militant clandestin. Quant à Olga, elle fut contente de son ingénuité d’enfant et de sa franchise. En se souvenant de ce qu’il avait dit à propos de la fête, elle crut que le fait même d’être félicité à cette occasion l’avait ému, et la pureté exprimée dans les vers, les paroles concernant la Patrie et la Révolution l’avait assainie, une lumière était apparue dans son âme, comme si une chandelle de fête y avait été allumée. Il est vrai, elle éprouva de la jalousie: elle-même, elle avait oublié leur fête (elle pensa ,,leur“, comme si elle était d’un autre monde), tandis que Léna, cette desséchée, qui n’avait que la peau et les os, elle ne l’avait pas oubliée, elle était venue exprès, pour le féliciter; donc, c’est cela qui les liait, les attirait. Et cette idée calma Olga: c’est cela qui les attire, rien d’autre. Etranges. Des enfants. C’est dangereux maintenant. Mais ce qui est dangereux attire souvent les enfants. Elle-même, n’avait-elle pas risqué quand elle l’avait pris du camp et l’avait fait loger chez elle? Pour du risque, c’en était! Olga, affranchie des mauvaises idées et des mauvais sentiments, propres aux femmes, se réjouit tout à coup, elle voulut faire quelque chose d’extraordinaire, de bon. Elle proposa:
— Savez-vous? Célébrons cette fête, comme avant la guerre. Faisons un repas majestueux. Et buvons un bon coup! Voulez-vous que je vous dise ce que j’ai?
— Moskovskaïa, dit, en riant nerveusement Aless, content de l’élan, du sentiment de la solidarité d’Olga.
Olga le menaça du doigt.
— Chut! Mouliné paroles! Moskovskaïa, cela va
sans dire, et elle ajouta en murmurant d’un air énigmatique: Du champagne soviétique.
— Mon Dieu! Y a-t-il quelque chose que tu n’aurais pas? Léna avala sa salive d’affamée.
— J’ai tout ce que vous voulez. Autrement, je ne serais pas Lénovitchikha, Olga tourna sur un pied d’un air espiègle.— Allons, tu vas m’aider. Et toi, ne te lève pas, attends qu’on t’appelle, ordonna-t-elle à Aless.
IV
La largesse d’Olga, toujours inattendue, et son avarice, plus permanente, mais non moins incompréhensible, étonnaient toujours Aless. Elle avait du pétrole à lampe dont elle avait fait provision au début de la guerre, elle s’était approvisionnée de tout ce qui aurait plus tard un prix exceptionnel. Mais elle ne permettait à personne de consumer le pétrole, même, à lui, son hôte, qui aurait aimé lire le soir. Elle lui trouvait et apportait des livres, mais, pas de pétrole, elle lui ordonnait comme un adjudant sévère: ,,Dors!“
L’énergie électrique ne parvenait qu’au centre de la ville, dans les établissements administratifs, à la gare, dans les maisons où s’étaient installés les Allemands. La périphérie vivait dans l’obscurité n’utilisant que des lampes à pétrole ou de petites torches faites de copeaux. Les soirées de novembre sont longues. Le sommeil ne vient pas très tôt. Le soir, le cerveau est excité plus que jamais, par les impressions de la journée, les souvenirs, les idées, un courant infini d’idées remplit la tête. L’oreille est plus fine dans l’obscurité. Il semblait à Aless entendre toute la ville: non seulement le sifflement des locomotives lointaines, le bruit d’un camion nocturne ou d’un char, des coups de feu, des cris, un bruit de pas, mais
aussi ce que peu de personnes percevaient: des cris de douleur, des gémissements, des pleurs, des sanglots, des râles, un rire de fou, des malédictions et le tapage ivre des tueurs. Le poète l’entendait par son coeur. S’il avait vu et entendu tout cela, en réalité, il aurait eu le coeur encore plus gros.
Dans la chambre voisine, de l’autre côté de la cloison en planches, Olga ne dormait pas, elle se tournait et se retournait, poussait des soupirs plus souvent qu’elle ne le voulait, arrangeait la couverture du lit où dormait sa fille. Ses soupirs émouvaient et inquiétaient Aless. Il ne pouvait pas encore comprendre cette femme. Pourquoi l’avait-elle sauvé? Pourquoi le soignait-elle avec cet entêtement? Quand et quel prix demandera-t-elle pour ce qu’elle a fait pour lui?