La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Il est clair qu’en la regardant Aless ne pouvait pas répondre à toutes ces questions, mais il se disait, avec une émotion nouvelle, inconnue jusque là, qu’Olga était vraiment belle (il s’en était aperçu auparavant, mais ce n’était pas dans une situation aussi concrète, dans ce mélange d’idées et d’impressions). On peut s’éprendre d’une femme comme elle. Puis il se rappela que ce luxe et cette insouciance n’étaient pas pour lui, il pourrait
échouer dans la médiocrité mesquine et bornée des petits bourgeois, tandis qu’il devait lutter, se venger, il n’avait qu’un sort: périr dans la lutte, il n’y avait rien d’autre à faire.
Olga, qui avait baissé la tête, regarda l’armoire, se vit dans la glace et rit:
— Regarde comment je suis! Comme un épouvantail! Je ne me souviens plus quand j’ai mis ce manteau. Le col relevé... C’est comme ça que je t’avoue que...
Elle s’arrêta court, sans parler de son aveu. Et tout de suite elle troubla Aless par une autre chose. Elle se leva brusquement, ôta son manteau, il est vrai, elle lui avait tourné le dos, elle mit sa plus belle robe verte, en la prenant parmi celles qu’elle avait mises sur la table.
Pendant qu’elle se changeait, Aless ne la regardait pas. Quand il leva la tête, il la vit, vêtue d’une belle robe, chaussée de souliers à talon haut, faisant un noeud de ses cheveux, comme si rien ne s’était passé et qu’elle allait faire une visite. Ce changement, cette transformation étrange de son visage, de ses mouvements le troublèrent davantage.
— Tu crois que je regrettais mon bien, que c’est à cause de cela que j’ai pleuré? Non, je ne suis pas si bête qu’ils l’ont cru et que tu le crois, toi aussi. Tout le meilleur, je l’ai enfoui et je ne sais même pas si je le trouverai après. L’argent, l’or, les meilleures pelisses. Tenez, scélérats, criat-elle, s’adressant à la fenêtre, en faisant la nique. Je n’ai pas tout caché, on ne m’aurait pas cru. Ces voisins, comme des chiens, flairaient toute la vie pour savoir ce que les Lénovitch avaient acheté. Il y a, je crois, ceux qui ont donné une liste complète aux Allemands. C’est pourquoi je n’ai pas tout caché. Il faut avoir quelque chose pour une rançon. Qu’ils en crèvent, de vieilles pelisses,
ces scélérats! Et on crie encore: ils sont cultivés, ces Allemands! Pillards! Brigands! elle le dit sans cette méchanceté qu’aurait voulu entendre Aless, elle le dit comme elle l’aurait fait au marché, un torrent de paroles, mais elle le dit sans cette haine qu’il éprouvait; auparavant elle avait injurié les fascistes, elle avait injurié les policiers en face, elle leur avait crié qu’ils étaient des ivrognes, des écorcheurs, coureurs de jupons, mais ceux-ci ne faisaient que rigoler, ou ils la menaçaient sans méchanceté de la mettre en prison pour cette insulte portée aux pouvoirs, mais, expliquiaient-ils, ils ne le faisaient pas parce qu’ils avaient pitié de son enfant. Aless ne lui répondit rien.
Son silence piqua Olga au vif.
— Mais qu’est-ce que tu fais, on dirait SaintMakar? Viens ici, asseyons-nous, pleurons ou rions, comme on voudra. Elle se rassit sur le canapé, puis, voyant son incertitude, elle rit: Viens ici. Assieds-toi. N’aie pas peur. Je ne te mordrai pas.
Ce serait bête de ne pas accepter, Aless s’assit à côté d’elle.
Elle parla, d’un autre ton, sans enjouement, d’un ton sérieux, confiant, à voix basse:
— J’ai pleuré de peur. Si tu savais comme j’ai tremblé. Pendant tout le temps qu’ils cherchaient, mon âme était ici, elle toucha le talon de son soulier. Jusqu’à ce que je n’aie compris qu’ils n’étaient pas de la Gestapo. Ils étaient du camp, de ce gros verrat qui avait pris de l’or pour toi, il avait inscrit mon adresse... Tiens, ils ont attaqué la vodka, ces scélérats. S’ils étaient plus expérimentés dans les perquisitions, ils auraient pu trouver, tu sais... C’en serait fait de nous! Olga se pencha et lui souffla à l’oreille: Un poste de radio... Et un pistolet.
— Tu as un pistolet? Où tu l’as pris?
— Plus bas! Sur un mort au début de la guerre.
Jamais le coeur d’Aless ne battit aussi fort et avec tant de joie: ni quand Olga l’avait échangé et qu’ils avaient couru à travers le champ pour quitter le plus vite possible ce lieu horrible, ni durant la célébration de la fête d’Octobre quand elle avait fait un dîner, ni quand Léna Borovskaïa lui avait dit en secret qu’il y avait des communistes et des komsomols dans la ville qui s’organisaient pour la lutte, ce n’était ni pendant cette nuit quand Olga lui avait fait sa déclaration d’amour inattendue et qu’elle lui avait qu’elle ne le donnerait à personne. Jamais son coeur ne battit si fort et avec tant de joie. Cela était dû à la nouvelle qu’il y avait un pistolet dans la maison.
V
Après cette perquisition Olga devint plus animée, plus raisonnable, ses craintes avaient disparu, maintenant elle faisait du commerce avec plus d’activité. Mais ses procédés dans le commerce avaient changé. Observant la vie quotidienne et le marché, elle réfléchissait à l’avenir, elle comprenait qu’en hiver et au printemps les comestibles, le pain, la pomme de terre, la betterave à sucre, sans parler du lard, auraient un prix particulier. Douée d’un esprit de commerce, elle se débrouillait non seulement dans la conjoncture du marché, comme disent les économistes, mais elle savait faire des pronostics. Il est possible que cette incursion de nuit des fascistes, les fouilles effectuées à la'recherche de l’or, leur joie à la vue de la vodka et des conserves la poussèrent à réviser sa propre politique commerciale. La conversation qu’elle avait eue avec Aless, sa déclaration avaient une certaine importance, elle espérait avoir un nouveau bonheur de femme. Bref, maintenant elle ne portait que rarement des produits au marché, elle
ne le faisait que pour se faire rappeler, pour qu’on ne l’oubliât pas, pour soulager son coeur avec ses anciennes amies. Elle fréquentait plus souvent maintenant le marché aux puces. Elle vendait et elle achetait. Elle achetait des objets de valeur, petits, en or et en argent qu’on pouvait cacher facilement. Elle achetait plus souvent des produits qu’elle n’en vendait. Elle ne le faisait pas au marché. Elle allait dans les villages proches; là, elle échangeait des blouses, des chemises, des jupes, du sel contre du jambon, du lard, du gruau moulu dans des mortiers.
Elle aimait cette large activité commerciale. Cette activité était plus variée, elle exigeait plus d’inventions; Olga éprouvait plus d’emballement, elle travaillait du cerveau, elle calculait toujours mentalement où elle pouvait acheter, vendre, revendre avec plus de profit. Elle aimait le marché aux puces que sa mère n’avait pas voulu reconnaître, celle-ci disait qu’il n’y avait que deux espèces humaines qui s’y baladaient: des escrocs et des sots. Maintenant, sous les Allemands, l’indigence et la faim avaient forcé à s’y rendre tous ceux qui ne savaient pas avant la guerre où il se trouvait, ce marché ,,où on plume“. On se perd dans la foule, à ce marché. Mais on voit plus rarement des policiers, et on paie moins souvent la rançon. Des policiers cessèrent leurs visites dès qu’elle quitta sa place habituelle à la section alimentaire du marché de la Komarovka. Au marché aux puces les gens étaient plus hardis, ils s’exprimaient plus librement, on pouvait y apprendre beaucoup plus de nouvelles sur tout ce qui se passait dans la ville, sur les avis allemands, et même sur les siens, où et comment combattaient-ils.
C’était intéressant aussi d’aller dans les villages, de parler aux paysans, bien que ce fût plus dangereux et que les exactions fussent plus grandes:
les soldats allemands montaient la garde aux postes de contrôle, il était plus difficile de s’entendre avec eux. Une fois Olga leur proposa un morceau de lard, mais ils prirent sa musette et la poussèrent grossièrement, les butors. Mais ce danger avait quelque chose de nouveau, il l’attirait. Olga aurait pris part à une activité plus importante qu’un échange ordinaire, elle aurait fait son petit exploit. En tout cas, elle parlait discrètement à Aless de ses succès au marché aux puces, une dizaine de mots, entre autres, elle savait qu’Aless n’aimait pas beaucoup son activité, mais elle lui parlait volontiers, avec des détails de ses tournées dans les villages.
Son aveu, fait par cette nuit-là, n’était pas l’objet de leurs conversations. Olga faisait preuve de plus de pudeur féminine qu’auparavant. Elle devint plus attentive quant aux désirs d’Aless. Elle lui apportait des livres. Elle en achetait sans ménager son argent. Une fois elle lui apporta ,,Le Chemin des tourments*1 d’Alexis Tolstoï. Aless fut étonné et apeuré apprenant qu’elle l’avait acheté au marché. Qui aurait pu le vendre? Quelqu’un qui ne comprenait pas ce que c’était que ce livre? Un patriote qui aurait lancé un défi à l’ennemi? Ou un provocateur qui avart dû filer l’acheteur du livre?
Souvent elle apportait de la poésie, elle savait qu’il aimait beaucoup les vers. On aurait dit que maintenant elle les aimait aussi. Très souvent, le soir, elle lui demandait de lui lire du Blok, du Lermontov, du Koupala, du Bogdanovitch. Sans ménager le pétrole à lampe. A propos, ce fut Léna qui apporta un livre de Bogdanovitch, et Olga devint jalouse, presque méchante, voyant que ce petit bouquin lui avait causé plus de joie que certains grands livres, à belles couvertures qu’elle lui apportait, que ce bouquin lui avait causé autant
de joie que le livre de Blok. Parmi les livres qu’elle lui avait apporté ce fut plutôt un volume de Lermontov qui l’avait autant réjoui. Olga se souvenait du temps de l’école de quelques lignes de ,,La mort du poète11. Elle les récita:
Le poète est tombé, prisonnier de l’honneur. Tombé calomnié par l’ignoble rumeur, Du plomb dans la poitrine, assoiffé
de vengeance;
Sa tête est retombée en un mortel silence.
Aless en fut très touché. Elle fut contente de voir ses larmes. Après Aless l’observa plusieurs fois, sans qu’elle s’en aperçût: le matin elle prenait des livres de poésies, et, pieds nus, dépeignée, en chemise de nuit, elle se mettait à lire des vers comme une prière, elle remuait des lèvres, puis elle fermait le livre, levait la tête et prononçait des lignes à voix basse; si elle ne réussissait pas à les retenir, elle jetait un coup d’oeil dans le livre. Et plus tard, dans la journée ou le soir, s’affairant dans la cuisine, elle chantait tout bas, sur un air qu’elle avait composé elle-même, certaines lignes: