La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Jeune romantique, qui n’avait plus peur après ce qu’il avait enduré, il ne pouvait pas s’imaginer que la peur dominait tout par ces longues soirées et nuits sans sommeil, toutes les émotions d’Olga. La peur étouffait tous les autres désirs et réflexions, les aurait enfermés dans une petite cellule étroite où ils palpitaient, se débattaient comme des oiseaux et ne pouvaient sortir. Auparavant, elle n’avait jamais éprouvé cette peur, cela était arrivé après la célébration de la fête d’Octobre. Ce sentiment l’envahissait quand elle se couchait et elle se tourmentait des heures entières, tout épuisée, jusqu’à ce qu’un sommeil angoissant ne la gagnât. Le jour se levait et toutes ses angoisses de la nuit, si elles ne lui semblaient pas drôles, étaient du moins trop exagérées. Pendant la journée Olga vivait sa vie habituelle, une vie active, une vie efficace. Cette vie, c’était son seul salut. Elle pensait moins à la richesse, mais elle ne voulait pas souffrir la faim comme les Borovski; elle était certaine que la sécurité dépend du bien-être, on
graisse la patte à l’un, on donne à boire à un autre. Par ces soirées elle aurait bien voulu rester plus longtemps près d’Aless, l’entendre lire et expliquer les vers qu’il lisait, l’entendre parler... Mais premièrement, elle économisait le pétrole... Non, elle le trompait et se trompait elle-même, son avarice n’était qu’un camouflage. La cause en était autre. Elle avait peur après avoir entendu les mots concernant la Patrie, le peuple, leur immortalité, la victoire qui ne manquerait pas de venir, tôt ou tard... Elle avait peur parce qu’elle ne pouvait plus ne pas l’écouter, ne pouvait plus le faire se taire, lui dire de ne pas répandre „la contagion bolchéviste“, elle ne pouvait plus le regarder avec un sourire moqueur: que le petit garçon s’amuse, puisqu’il n’a pas d’autres joies. Non, il la forçait à écouter sérieusement, avec émotion, et elle avait peur, comprenant inconsciemment dans son for intérieur que cela pouvait mettre fin à sa vie habituelle, rompre son équilibre d’âme. Ensuite elle prit cette peur pour un châtiment de Dieu, châtiment qui s’était effondré sur elle à cause de sa vie inique, ses actes irraisonnés, ses réflexions coupables. Elle s’était habituée à ce sentiment, il était devenu naturel à son état. Et si un soir la peur l’avait abandonnée, Olga aurait eu peur encore davantage.
Ils étaient couchés dans des pièces contiguës, chacun plongé dans ses réflexions et, sans doute, ils entendirent en même temps, le bruit d’une voiture qui entrait dans leur ruelle, où, même pendant la journée, les voitures ne passaient pas souvent. Oui, c’était une voiture, elle s’approchait lentement, elle glissa sur une flaque gelée et le moteur hurla, en réveillant tous ceux qui dormaient à cette heure tardive.
Olga, plus morte que vive de peur, pria pour que la voiture passât plus loin. Qu’ils s’arrêtent
près des Koudlatch, non, on dirait qu’ils ont passé la maison des Koudlatch... près des Katzman... mais les Katzman sont au ghetto depuis septembre... Qu’ils s’arrêtent où ils veulent, mais pas à côté de chez elle.
Les faisceaux de lumière tombèrent sur les fenêtres de la salle. La voiture s’était arrêtée près de la porte.
Olga sauta du lit, une seule idée dans la tête: cacher Svéta! Mais où la cacher? Il vaut mieux de laisser l’enfant en paix. Elle s’arrêta, troublée, sur le pas de la porte de la chambre à coucher, en chemise de nuit, l’oreille tendue: que vont-ils faire, par quoi commenceront-ils? On n’entendait pas les soldats sauter sur le sol, frapper à la porte. D’où sauteraient-ils, d’ailleurs? Il était clair que c’était une voiture. Âlais le fait que ce n’était qu’une voiture, une auto d’officiers, lui inspira encore plus de crainte. Que voulaient-ils? Qui voulaient-ils? Ce malheureux malade qui venait d’échapper à la mort avec peine?
Dès l’automne 1940 Aless avait servi dans l’artillerie, et dès le début de la guerre il passa à la rédaction d’un journal où il avait publié des vers. Pendant les alertes d’instruction il savait être habillé le premier et sortir dehors le premier. Cette habitude militaire lui était restée ici, chez Olga: dès qu’il s’était rétabli il posait toujours ses vêtements civils près de son lit pour pouvoir s’habiller très vite dans l’obscurité. Il ne savait pas pourquoi il le faisait, il comprenait qu’il serait pratiquement impossible de s’enfuir ou de se cacher face à un événement. Tout simplement, il voulait aller au-devant du danger et même de la mort habillé, pour que rien n’humiliât sa dignité humaine.
Ils n’eurent pas le temps de frapper à la porte et il était déjà debout, tout habillé. Il était sûr
qu’ils étaient venus pour le chercher. Cela ne lui fit pas peur. Mais il regrettait à en pleurer de n’avoir pas eu le temps de faire quelque chose. Eût-il tué un fasciste au moins! Oh! s’il avait une grenade ou un pistolet! Non, il n’aurait rien fait ni avec une grenade, ni avec un pistolet, ni avec une mitraillette: il y avait une femme et un enfant dans la maison... L’enfant! Il ne fallait pas l’oublier! Il ne lui restait qu’encourager Olga et la remercier. Qu’elle le regarde et qu’elle parle après du courage des soldats soviétiques qui vont audevant de la mort! En tout cas, il ne fera voir sa faiblesse à personne, ni à elle, ni aux ennemis!
Il entra dans la salle et vit la silhouette blanche de la femme. Ils ne devaient pas la voir en cette tenue-là!
— Habillez-vous, Olga Mikhaïlovna.
Pendant qu’il allumait la lampe, elle jeta sur ses épaules un vieux manteau et restait debout, sur le pas de la porte, pieds nus, ébouriffée. Il devina qu’elle protégeait l’enfant. Comme un oiseau. Il en fut ému. S’ils touchent à l’enfant, il se jettera sur eux et les mordra. Il regretta qu’il n’eût pas posé une hache tout près. Auparavant Olga la mettait sur une chaise près de. la fenêtre, pour se défendre contre les bandits, comme elle disait. Il lui avait dit: maintenant il n’y a que des bandits armés de mitraillettes, il est impossible de se défendre avec une hache.
— Merci, Olga Mikhaïlovna, il devait le dire absolument, sans cela il ne pourrait quitter la maison, Donnez-moi quelque chose à me mettre dessus, quelque chose de vieux, dont vous n’avez pas besoin.
Elle poussa un sanglot. On frappa à la porte de la maison, il était impossible qu’Olga n’eût pas fermé la porte bâtarde; donc, quelqu’un avait sauté par-dessus la clôture. Elle était prête à leur
ouvrir, Mais Aless l’arrêta, prenant soin de ses pieds:
— Chaussez-vous, et il leur cria: Ein moment! parce qu’ils frappaient déjà avec leurs bottes ou avec les crosses de leurs armes de sorte que les carreaux tintaient.
Aless retira le verrou et ils poussèrent la porte avec force, la porte l’atteignit dans les jambes, dans les genoux, il faillit perdre connaissance de douleur. Ils étaient trois. Mais ils ne le saisirent pas, ils se précipitèrent à l’intérieur. Pour quelque temps il resta seul dans le corridor. On ne voyait personne devant le perron, le moteur vrombissait calmement dans la rue. L’idée lui vint de sortir, de se précipiter dans le potager, de pénétrer dans une autre cour... Non, il ne pouvait pas le faire, l’abandonner seule, pour qu’ils la bafouent, la torturent, elle et son enfant pour sa fuite.
Il les suivit et entra dans la salle éclairée d’une lampe. Tous les trois portaient des manteaux noirs en cuir à cols en fourrure, de hautes casquettes, croix gammée sur la cocarde, ils étaient de haute taille, jeunes, beaux, comme s’ils avaient été triés sur le volet; se trouvant encore au camp, Aless était étonné et même offensé de constater que les fascistes étaient souvent beaux, ce qui ne coïncidait pas avec leur aspect moral et leur conduite. L’un d’eux tenait un pistolet, il menaçait Olga et répétait un seul mot:
— Gold! Wo ist Gold? Gold!
C’était un mot bien connu, mais que signifiait-il, Aless ne réussissiat pas à s’en souvenir.
Olga se tenait toujours sur le pas de la porte, barrant le passage de la chambre à coucher où était restée Svéta. Elle tenait son manteau des deux bras, les mains sur la poitrine. Elle n’avait pas eu le temps de se chausser et maintenant elle se tenait debout, pieds nus. Aless jeta un regard sur
es pieds et leur pâleur qui manquait de naturel l’étonna. Est-ce que les pieds peuvent devenir pâles de peur? Sa figure n’était pas aussi blanche, seulement la bouche était livide, Olga remuait des lèvres sans émettre un son. Elle haussait les épaules, sans comprendre ce qu’on lui voulait.
Pendant ce temps, deux fascistes ouvrirent la grande armoire à glace et se mirent à examiner ce que la famille avait amassé durant des années: manteaux, pelisses, complets, blouses, linge. Ils fouillaient d’une façon professionnelle, comme le font les espions ou les cambrioleurs; ils retournaient les poches, tâtaient les coutures, jetaient tout sur le plancher. Celui qui tenait le pistolet, ramassait les choses de valeur et les mettait sur la table.
,,Gold? Gold? tâchait de se souvenir Aless. Je crois que c’est de l’argent. Quel argent? Pourquoi ont-ils besoin d’argent? C’est une absurdité*', il pensait avec crainte que tout s’était embrouillé dans sa tête, comme dans un terrible rêve et s’il était arrêté, il ne supporterait plus les tortures parce qu’il n’était pas complètement rétabli.
Olga, sa stupeur passée, quitta son poste sur le pas de la porte, se précipita vers la commode où il y avait de la vaisselle, sortit un paquet de documents qui se trouvaient dans un saladier en porcelaine, et les montra au fasciste qui tenait le pistolet, elle lui expliquait à haute voix, courageusement, comme elle l’aurait fait au marché, qu’elle avait tous les papiers nécessaires: un certificat pour son neveu qui venait de quitter l’hôpital, un permis de faire du commerce, un reçu sur les impôts payés; elle montrait du doigt les sceaux allemands sur les papiers.
— Voilà, que Monsieur regarde! Tout y est selon la loi! Selon la loi allemande! J’aime l’ordre allemand! Gut deutsche!