La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
— C’est trop tard maintenant.
— Pas possible! Quelqu’un a eu de la chance! Je vois que ma moustache m’a joué un mauvais tour Et moi, qui espérais...
Olga se dit que la pelisse, telle qu’elle était, se
rait bien pour Aless. Après sa pneumonie il avait besoin de vêtements chauds. Qu’elle soit sale, c’était même mieux, on lui prêterait moins d’attention. Aless, dans son état, devrait passer inaperçu. Elle reprit la pelisse, tâta le lainage.
— Qu’est-ce que tu veux?
— Et qu’est-ce que tu me donnes?
— Du lard. De l’eau-de-vie.
— Des marks. J’ai besoin de marks. Je veux m’acheter une fabrique.
— Monsieur est gai.
— Je vois que Madame n’est pas triste, non plus.
Malgré sa gaieté il tenait ferme, ne voulait pas baisser le prix d’une dizaine. Olga pensa, mécontente: ,,Tiens, il marchande mieux que nous, les habituées du marché11.
Mais encore une fois elle eut de la chance pour avoir payé en marks. Elle avait gardé une bouteille d’eau-de-vie qui lui permit d’éviter la rafle. Elle donna cette bouteille à un policier de sa connaissance et celui-ci la fit sortir par un trou dans la palissade en planches, un trou que seuls les policiers connaissaient. Chacun gagnait quelque chose dans ce désordre: les Allemands tiraient de leur côté, les policiers — du leur, aux frais de ceux qui, comme Olga, devaient payer une rançon. Bien sûr, on ne l’aurait pas arrêtée, on laissait partir ceux qui avaient leur ausweis, sans oublier de vider les musettes et même les poches de beaucoup d’entre eux. Il y avait des ordres et des décrets qui déterminaient les objets qu’on pouvait vendre et les objets prohibés. Ces ordres et ces décrets se contredisaient souvent. Si ce n’était pas la S.D. qui profitait de ces contradictions, mais c’était ceux qui l’aidaient, c’est-à-dire, les soldats des troupes de protection et les policiers qui savaient en tirer le profit. Au cours des rafles ils pillaient
sans vergogne ceux qui leur paraissaient suspects ou ne le paraissaient pas. Personne ne s’en plaignait pas. A qui s’en plaindrait-on? Contre qui? Il valait mieux se sauver.
Olga rentra contente chez elle: elle avait fait de très bonnes affaires, meilleures qu’elle ne s’y attendait, elle avait évité la rafle sans trop de pertes. Elle parlait en riant à Aless de la pelisse, de son ancien possesseur. Ensuite, elle se reprit et demanda tout bas, d’une voix inquiète:
— Ils ne sont pas encore venus?
— Non.
Olga ne fut pas trop contente quand Léna lui avait dit qu’on viendrait chercher le poste dimanche: il serait plus simple, se disait-elle, si Léna le transportait chez elle un soir: les patrouilles étaient rares dans les rues de la Komarovka.
L’apparition du moustachu qui lui avait vendu, trois heures auparavant sa pelisse, sautant de la cabine du camion, apeura beaucoup plus Olga que la vue du camion allemand qui venait de s’arrêter près de sa maison. L’homme entra hardiment, avec bruit, comme un tailleur ambulant, ce n’est qu’en ouvrant la porte qu’il demanda poliment:
— Vous permettez?
Il vit Olga, s’étonna, fit de grands yeux, braqua a moustache sur elle, poussa un petit rire:
— En voilà une rencontre! J ’ai de la chance.
Mais il vit devant lui non pas une marchande gaie, mais une maîtresse de maison, qui avait un air inquiétant et soucieux; cet aspect sévère d’Olga l’obligea à baisser la tête confusément et à prononcer tout bas le mot d’ordre:
— Bien le bonjour de Faïna. Elle m’a prié de prendre sa valise.
— Le neveu, comment va-t-il?
— Petka? Il marche déjà.
Aless qui connaissait d’après les romans des
mots d’ordre compliqués, pleins d’un sens profond, fut étonné d’entendre ce mot d’ordre sous forme de dialogue ordinaire, il lui avait semblé naïf et non-professionnel, cette idée l’obséda dès que Léna lui eut dit le mot d’ordre. Il n’aima pas beaucoup le rire du moustachu qui donnait à comprendre qu’il était une connaissance d’Olga. Mais le moustachu lui plut en tant qu’homme. Par son sentiment particulier de soldat, Aless vit un commandant volontaire, expérimenté et il pensa que c’était le chef même du groupe clandestin de militants, personne d’autre, d’ailleurs, il se l’était imaginé comme ça.
Aless fit un pas en avant, tendit la main:
— Bonjour, camarade, sa voix trembla d’émotion.
— Bon — jour, prononça le moustachu d’une voix traînante ce qui ne devait pas signifier une formule de politesse, mais que la journée était vraiment bonne; il serra la main faible, enfantine d’Aless de sorte que celui-ci faillit pousser un cri de douleur. L’homme, dont les yeux brillaient gaiement, expliqua pourquoi que cette journée était bonne: — J’ai vendu avec profit ma pelisse à une dame.
L’ayant entendu, les craintes d’Olga s’envolèrent, sa confusion inhabituelle qui l’avait rendue engourdie disparut; une joie légère et simple l’envahit, elle partit d’un grand éclat de rire et lui dit comme à sa vieille connaissance:
— Vieux moulin à paroles, tu m’as fait peur.
— Vieux? Madame Lénovitchikha, faites-moi grâce! Ne me portez pas au rang des vieux. Si les jeunes filles le savaient...
Aless aurait voulu que cet homme prononçât des paroles particulières, sérieuses, pleines de noblesse, concernant la lutte. Mais celui-ci faisait toujours le bouffon, riait les dents au vent. Ce qui ne plut
pas au jeune homme, c’était qu’Olga et ce moustachu s’étaient rencontrés et qu’Olga lui disait ,,tu“.
— Camarade, Aless essaya de changer le cours • de la conversation.
— Evsey. Je m’appelle Evsey. Ce prénom ne convient ni à monsieur, ni au camarade. Evsey, tout simplement...
Aless comprit que l’homme qui s’était fié à eux, évitait en même temps une conversation sérieuse. Pourquoi? En qui n’avait-il pas confiance? En Olga? Ou, peut-être, en lui, ancien prisonnier? Sa captivité était jusqu’à présent comme une flétrissure qui lui faisait mal et que tout le monde voyait.
Il aurait bien voulu rester avec ce moustachu tête-à-tête pour lui dire franchement, comme un homme, qu’il était un komsomol, un jeune poète, qu’il était prêt dès aujourd’hui à adhérer au groupe de militants clandestins et à accomplir n’importe quel devoir.
Olga montra où était caché le poste: au grenier, dans un tas de vieilles chaises, de matelas, de baquets, de casseroles, de chiffons. Il fallait y monter avec Evsey. Mais il fallait qu’il se mît quelque chose sur le dos, autrement Olga ne le laisserait pas sortir. Olga eût lu ses réflexions, elle saisit la pelisse qu’elle venait d’acheter et la jeta sur ses épaules. Elle dit au moustachu:
— Montons chercher la valise.
Aless éprouva le même sentiment qui l’avait blessé au coeur quand il avait entendu Olga dire à l’homme „vieux moulin à paroles...“ Il devina le nom de ce sentiment et il eut honte de ces sottises bornées qui rendaient communes ses émotions et ses idées, qui envahissaient son esprit et son âme par ce temps-là.
Tout le temps qu’Olga „déterrait" le poste,
Evsey inspectait le grenier, puis il regarda par une lucarne, par une autre, comme s’il eût choisi un poste d’observation ou eût étudié le secteur de tir. Il regardait avec une attention particulière, avec curiosité, comme un enfant, les cours les plus proches, la perspective des rues tortueuses, tâchant de garder dans sa mémoire où se trouvait une ruelle de passage ou une impasse. Puis il s’adressa gaiement à Olga qui enveloppait le poste dans un morceau de grosse toile:
— Vous avez une hauteur qui domine ici, encore la teille est moelleuse.
Olga ne comprit pas les rapports qui existaient entre la hauteur et la teille. Ici, au grenier, face à cet inconnu mystérieux, occupée à une besogne qui méritait la prison ou la potence, elle perdit de nouveau sa pétulance et son enjouement. Elle parlait à voix basse, étouffée. Ce n’était plus de la peur qu’elle éprouvait, mais quelque chose de nouveau, plein de sens incompréhensible comme le mystère du mariage religieux ou de la communion.
— Il est chétif, ton locataire. Faible. Comme un enfant.
— Mais il a une grande force d’âme.
— Oh! C’est vrai, on peut l’envier. On lui fait des éloges. Bon, on verra.
Alors elle se retourna et le pria, elle ne s’y attendait même pas:
— Ne l’impliquez nulle part. Est-ce que vous avez besoin de lui? C’est vrai, il est un enfant. Je vous donnerai encore quelque chose... elle voulut dire — un revolver — mais elle s’arrêta court, peut-être, parce qu’il n’avait exprimé ni étonnement, ni aucun autre sentiment, il ne l’avait même pas regardée, occupé par le poste, vérifiant si celui-ci était bien enveloppé. Ensuite il saisit sans peine cette charge lourde et se dirigea vers l’escalier.
Olga le suivit. Il l’attendait dans le cagibi sous l’escalier, regardant d’une manière chicaneuse cet emballage qui lui semblait peu solide. Il demanda un sac, y mit le poste, y fourra des chiffons pour que les angles de poste ne ressortissent pas.
— Dis aux voisins que tu as vendu... Qu’est-ce que tu peux bien vendre?
— Des pommes de terre, des betteraves à sucre... De la laine. J’ai de la laine.
Il sembla envieux:
— Tu es riche.
Olga se souvint qu’il avait avalé sa salive en parlant des draniks. Il fallait le nourrir, mais en même temps elle ne voulait pas qu’il restât plus longtemps chez elle. Tu as reçu ce que tu as voulu, va t’en et que le bon Dieu te bénisse comme on dit. Mais elle proposa quand même:
— Il n’y a pas de draniks, mais il y a des pommes de terre chaudes, avec du lard, dans le four.
Evsey rit:
— Une pelisse ne suffira pas pour payer le camion, avec précaution, il chargea le poste sur son dos.
Olga le suivit dans la rue et se figea, étourdie: un soldat allemand était au volant du camion.
Evsey mit le sac à côté du chauffeur. Une idée invraisemblable lui passa comme un éclair dans la tête. Même cette réponse „une pelisse ne suffira pas...“ l’épouvanta: c’est un risque fou que d’embaucher un Allemand!
Elle ôta brusquement la pelisse, la lui tendit:
— Et la pelisse? Tu as failli l’oublier.
Il se troubla pour un instant. Puis il saisit la pelisse, la jeta sur le poste, poussa un rire.