La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Aless qui craignait que l’officier ne disparût brusquement dans un café où on ne laisserait pas passer, indigène qu’il était (il y avait aes gardes à la porte du café des officiers) pressa le pas et s’approcha du condamné: maintenant il était à deuxtrois pas derrière lui, courant toujours le risque que l’officier ne se retournât pour voir celui qui respirait si fort derrière lui et qui le suivait. Bien que leur rencontre d’hier eût eu lieu au crépuscule, mais si l’Allemand avait un oeil vigilant, il reconnaîtrait d’après la silhouette celui qui le suivait.
Aless ne pensait pas reculer, mais en même temps il n’avait pas d’autre plan. Il ne se cons;dérait plus condamné à mort, comme il l’avait fait au camp, étant prisonnier. Il pensait à sa fuite, car maintenant, plus que jamais, il voulait vivre.
Dans sa main, il serrait si fort la poignée du pistolet que la paume lui faisait mal. Tout son
corps brûlait, n’avait-il pas de fièvre? Où c’était le pardessus d’Adam qui était trop chaud?
Où était-il, ce hasard, quand pourrait-il tirer sur cette nuque odieuse, sur ce dos étroit qui se balançait devant lui comme sur des ressorts, tirer et avoir la chance de se sauver?
Près d’un magasin il y avait beaucoup de monde. Plus loin, il y en avait moins, sans compter les gens, en général, mais les soldats; ceux-ci étaient plus nombreux qu’il ne le fallait pour attraper un jeune homme, pas trop fort après une maladie, pas trop habile, qui avait été un sportif médiocre partout, à l’institut et dans l’armée.
L’officier passa le café et Aless poussa un soupir de soulagement, puis il ralentit le pas pour ne pas provoquer la méfiance d’un agent quelconque de la police secrète. Quand l’officier traversa la rue Sovetskaïa pour tourner dans la rue Komsomolskaïa, où il y avait tout un quartier de bâtiments incendiés et détruits, et où à cause de cela il y avait peu de monde, comme à la Komarovka ou sur le terrain vague près du théâtre d’Opéra. Et de nouveau Aless crut en son étoile. Il avait de la chance. Il pouvait y choisir un lieu pour accomplir son acte de vengeance et pour se cacher ensuite dans les ruines. Un nouveau plan surgit dans sa tête comme un éclair. Il faisait assez sombre, il fallait s’approcher de l’Allemand pour ne pas manquer son coup; sa main tremblerait d’émotion,bien qu’il parût tranquille. Et ce rapprochement décisif fut le plus difficile. Comme s’il n’avait plus de forces pour rattraper l’officier; il eut un sentiment étrange, il ne l’avait jamais éprouvé jusqu’alors, une sorte de remords de tirer dans le dos, de le tuer inopinément, de derrière un coin. De nouveau, il dut se convaincre, se suggérer que ce n’était pas un homme qui marchait devant lui, mais un ennemi, un ennemi terrible, sans pitié,
c’est pourquoi lui, Aless, ne devait pas avoir de pitié envers cet homme. Il se gronda: un intellectuel veule, un mollusque. Durant ce combat intérieur, ils passèrent les plus grandes ruines. L’officier tourna dans la rue Karl Marx, où il y avait plus de maisons restées intactes, et, donc, il y avait des passants qui se dessinaient dans l’obscurité neigeuse balayée par le vent. Qui étaient ces gens? Des siens? Des Allemands?
Tout à coup, l’officier, sans s’arrêter, sans ralentir le pas, plongea dans l’entrée d’une maison. Aless se précipita derrière lui, tira la porte qui s’était refermée avec un bruit d’explosion.
Une petite ampoule ne donnait presque pas de lumière. L’officier se trouvait sur le premier palier et secouait la neige du col de sa capote avec un gant. Non, il ne se cacha pas, ayant pressenti quelque chose: il était venu en visite et il ne pouvait pas entrer dans l’appartement avec de la neige sur sa capote. Il se retourna au bruit de la porte, il vit le pistolet qui le visait et, apeuré, il ne cria pas, n’essaya pas de tirer son pistolet de l’étui. Il laissa tomber sa serviette, leva les mains et murmura de ses lèvres livides:
— Oh, mein Gott!
Aless tira deux fois, sous les voûtes de la vieille maison en briques les explosions résonnèrent comme celles d’un canon, elles retentirent quelque part dans le haut. L’Allemand saisit convulsivement la rampe et tomba sur le côté, ses pieds glissèrent sur les marches de l’escalier, cherchant un appui et n’en trouvant pas. A l’étage supérieur une porte s’ouvrit et quelqu’un cria quelque chose en allemand.
Une fois dans la rue, il lui était difficile de ne pas courir, mais Aless se força à marcher d’un pas tranquille. Il s’imagina l’alerte qu’on allait donner, la rafle qui serait organisée. La maison est
habitée, bien sûr, par des Allemands, par des officiers, ils ont des téléphones, ils sont liés à la S.D., à la police. On pouvait dire que l’alerte était déjà donnée. Il était important maintenant de déterminer le lieu de la rafle et d’essayer d’en sortir. Il éprouvait une tentation très forte de se jeter dans les ruines, descendre la pente afin d’atteindre la Svislotch, s’éloigner le plus loin possible du centre. Mais il se souvint tout de suite des limiers. Sans doute, on lancerait des chiens sur ses traces...
Il avait lu non seulement toute l’épopée sur Sherlock Holmes et d’autres romans policiers, mais beaucoup de livres sérieux sur les méthodes de la lutte clandestine à des époques différentes, dans des conditions différentes: sur les membres de „Narodnaïa Voila'*1, sur les bolchéviks, sur les militants clandestins de la guerre civile, sur les partisans de Garibaldi, sur les patriotes bulgares qui luttaient contre l’esclavage turc, sur les révolutionnaires français, etc. Il savait toutes les ruses dont usaient ces militants courageux pour tromper les fileurs les plus expérimentés, il savait comment ils organisaient les évasions des prisons les plus terribles.
La nuit passée, quand il mettait au point son plan d’action, comment il tuerait le fasciste, comment il fuirait le danger, pour que les animaux à deux pattes ou à quatre pattes ne suivissent pas ses traces, il se souvint de beaucoup de choses qu’il avait lues et il décida de les appliquer. Mais les conditions avaient changé, le lieu d’action aussi. Il n’y avait plus de temps pour réfléchir. Il ne lui restait plus qu’à se fier à ses intuitions. Les chiens ne suivraient pas ses traces si elles étaient mêlées à d’autres traces, il y aurait d’autres odeurs.
1 Une organisation de narodniks (populistes) en Russie tsariste des années 80 du XIXe siècle (N.d.T.).
Donc, le plus juste, c’était d’aller dans la rue Sovetskaïa, la rue centrale où il y avait pas mal de passants à cette heure-ci.
Ce serait bien de cacher le pistolet. Aless comprenait qu’il était dangereux de se promener avec un pistolet. Les ordres allemands disaient que le fait seul de porter une arme signifiait la peine capitale. Mais où le cacherait-il? Comment? Il ne pouvait pas le jeter dans les ruines pour le perdre à jamais, ce serait la même chose que de perdre son arme au combat. D’ailleurs il avait risqué, son succès était minime s’il avait tiré dans la rue, comme il l’avait prémédité. Mais il avait eu de la chance, l’officier était entré dans une maison située dans une rue calme, presque déserte à cette heure-ci.
Aless déboucha dans la rue Sovetskaïa, passa de l’autre côté, là il y avait plus de passants, on y voyait des officiers, des soldats, des femmes qui se promenaient. Il n’y avait encore aucun indice d’alerte. Il se réjouissait surtout de se sentir tranquille. Il n’avait jamais espéré d’être si tranquille après avoir accompli cet acte prémédité. Il se sentait comme un homme qui venait de faire un travail urgent, nécessaire, qui l’avait bien fait, comme un maître, et qui, content de lui-même, sortait dans la rue pour se promener, respirer l’air frais, admirer la neige. Que c’était beau, ces tourbillons de neige!
Une voiture passa, les phares allumés. A la lumière les cristaux de neige ressemblaient à des papillons argentés. Cette voiture était le premier signal de l’alerte. Elle passa très vite, elle venait du côté du centre. Il ne se retourna pas pour voir la direction qu’elle allait prendre, vers le lieu de l’événement, peut-être. Il pressa le pas. Il pouvait le faire maintenant, car la rue descendait vers la Svislotch. Presque tous se pressaient ici, et
non seulement maintenant, à l’approche du couvrefeu, mais même dans la journée; il l’avait remarqué encore lors de sa première sortie au centre. Cette descente ressemblait au cours étroit d’une rivière où le courant devenait de plus en plus rapide.
Une fois sur le pont, il entendit l’alerte. Ce n’étaient pas les sirènes qui hurlaient mais des camions, quelque part sur la Place de la Liberté, près de la Direction de la police. Trois fusées s’envolèrent dans le ciel neigeux. Evidemment, c’était le signal pour les patrouilles. Aless se dit avec méchanceté que les occupants étaient loin de leur direction expéditive si flattée et de leur travail bien agencé comme ils le décrivaient eux-mêmes, ils répandaient des légendes pour faire peur à la population. Dix minutes, ou même plus, avaient passé après son coup de feu, c’était trop, pour cet événement, qui avait eu lieu dans un endroit où on avait crié en allemand. Il passa le pont et vit tout de suite à gauche une ruelle sombre, déserte.
Olga était dans la cuisine où elle donnait à manger à son enfant. Son accueil ne fut pas trop poli, elle lui dit en plaisantant d’un ton de reproche:
— Tu t’absentes trop, mon chéri. Ne vas-tu pas chez des jeunes filles? Ou chez Léna, peutêtre?
Se retrouvant dans le calme et le chaud de la maison où ça sentait la bonne cuisine, l’enfant, le linge bleu lavé, où tout, en général, était propre et ressemblait à une habitation et à une vie humaines, Aless aurait voulu lui répondre par une plaisanterie, pour faire rétablir le contact d’âmes, pour oublier tout ce qui s’était passé il y avait une heure. Il avait fait son devoir et il avait oublié. Comme au front. Mais il ne put rien dire, ce n’est pas parce qu’il ne pouvait trouver des mots gais et
gentils, mais parce qu’il ne pouvait pas les prononcer: sa gorge se serra tout à coup, il ne pouvait pas respirer, ses oreilles bourdonnaient, il chancela et eut peur de perdre connaissance et tomber. Pourquoi? A cause de sa marche rapide? Quand il avait zigzagué dans des rues et ruelles sombres il ne marchait pas, il courait. La réserve de tranquillité et de certitude était venue à bout, comme le carburant d’un avion. Après l’alerte donnée il n’avait eu qu’une seule idée dans la tête: atteindre la base où il se sentirait en sûreté. Et voilà, évidemment, il n’y avait plus de carburant, les forces l’abandonnaient. Doucement, comme un homme ivre qui a peur de faire du bruit, il se déboutonna, défit son cache-nez, accrocha le tout au portemanteau dans la salle. Olga, s’inquiétant de son silence, l’observait par la porte, mais elle ne pouvait pas bien voir son visage: la lampe était dans la cuisine, la salle était plongée dans l’obscurité.