La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
— Kostia, tu finiras mal, le coupa son père.
Olga ne fut point blessée.
— Et qu’est-ce que tu penses? Je vais la fonder. Veux-tu me faire la compagnie?
— Je n’ai pas de capitaux.
— Tu seras un racoleur. Tu feras de la publicité.
— Alors, fiston, elle t’a eu? rit Piotre Illarionovitch.
Mais la mère n’aima pas ce qu’Olga avait dit à propos de son fils: on peut plaisanter tant qu’on veut, mais on doit savoir s’arrêter, à temps et elle lui dit:
— Tu n’as pas peur que ton Adam soit jaloux quand il sera de retour? Les gens peuvent débiter un tas de choses, et inventer tout ce que tu veux.
— Il n’y a pas de fumée sans feu, petite mère, Olga s’étonna elle-même de cet aveu inattendu, mais elle fut contente de son audace, et elle se moquait du trouble des Borovski. Puis elle ajouta: Tout ce que les gens peuvent dire, c’est vrai.
Léna, tenant les cartes à la main, se figea, ses grands yeux devinrent énormes sur son visage maigre. La mère fut saisie d’effroi: elle regardait Olga comme une criminelle.
,,Eh quoi, je vous ai eus?“ se dit Olga, évoquant les paroles de Borovski.
— Oh, Oletchka, poussa la mère, en clignant de l’oeil du côté des garçons: il ne faut pas devant eux.
Mais même Kostia, entraîné par le jeu, ne comprit pas le sens des mots prononcés.
— Mais je n’ai plus peur de rien!
Borovski regarda la jeune femme sans sourire, ses yeux ne riaient plus, on n’y lisait que de l’intérêt.
— C’est vrai que tu es devenue si brave?
— Et pourquoi pas?
— Le courage, Olga, doit être sensé.
— Et qui sait quand il est sensé et quand il ne l’est pas? Y pense-t-on d’avance? Il vient, comme la peur, quand on n’y pense pas, quand on ne l’attend pas. Le courage ne se commande pas et ne s’achète pas.
— Et tu veux tout acheter, Kostia ne put pas se retenir, il lui lança un coup d’épingle. Tiens, bats ce Churchill. Ah, tu ne peux pas? Et pourquoi? Un allié! On va faire nos adieux à Anton... Tu sais, où il part? Tu vois bien. Andrey! Prends de flanc! C’est ça, bravo! L’ennemi est encerclé. Hourrah! Le dernier coup décisif. Hende hoch! Ah, vous l’avez? Maintenant, sous la table, tous les trois.
Kostia se réjouissait de la victoire comme un enfant.
Olga qui venait de parler du courage et de la peur, fut saisie tout à coup d’épouvante, son coeur se serra: elle jouait aux cartes ici, elle était gaie, et là-bas, à la maison... Ce rire ne promettait rien de bon. Elle se leva brusquement.
— Je m’enfuis. Il ne manquerait plus que je rencontre une patrouille. Svéta avait des caprices, ne pouvait pas s’endormir. J’ai laissé Sacha pour
la bercer... Je me suis trouvé une bonne, elle eut un sourire forcé, en se souvenant de son aveu.
Léna se couvrit les épaules d’un châle-plaid à carreaux et sortit pour l’accompagner. Dans la rue, voyant qu’il n’y avait personne autour, elle demanda:
— Tu veux me dire quelque chose, Olga, je l’ai lu dans tes yeux.
— Moi? J’ai dit tout ce que je voulais dire.
— Et tu n’as rien à me demander? demanda Léna tout bas d’un ton mystérieux.
— Et pourquoi?
— Il y a une nouvelle!
— Tu la connais, cette nouvelle? douta Olga.
— On a cassé la gueule à Hitler.
Qui?
— Les nôtres. Près de Moscou. On le chasse, ce salaud.
Olga éclata de rire. Son rire fit peur à Léna: une bonne nouvelle, mais en l’entendant de la sorte...
—■ Avec ton rire tu peux attirer une patrouille.
— Et moi, j’ai pensé que c’était vrai, que quelqu’un lui avait arraché sa moustache répugnante, Olga riait, se couvrant la bouche d’un bout de son châle, elle comprenait que c’était un rire nerveux dû à sa tension morale. Tout à coup, tout ce qui s’était passé pendant la journée s’est lié ensemble: les haut-parleurs allemands au marché, le coup de feu d’Aless, la gaieté des Borovski, inhabituelle pour ces temps-là. Maintenant elle comprenait pourquoi ils étaient si gais!
— Tu es bête, c’est mille fois plus important. Son armée est en déroute, lui disait Léna tout bas avec ardeur. Demain j’apporterai le communiqué du Sovinformbureau, les gars l’ont capté avec ton poste.
Olga embrassa Léna, pour la première fois
depuis le début de la guerre, elle la considérait comme sa meilleure amie: l’attendrissement et la douceur lui donnaient envie de pleurer, les spasmes lui serraient la gorge. Elle voulut tout raconter à Léna, avec la même franchise. Mais elle se retint. Elle l’embrassa sur les deux joues, ardemment, franchement, puis elle la repoussa avec enjouement et courut, leste comme une adolescente. Elle courait comme une folle, faisant peur aux gens qui se tenaient derrière leurs contrevents fermés et qui entendaient le bruit de ses bottes sur la neige piétinée, sur le trottoir en bois gelé qui criait et grinçait. Elle courait, tout effrayée: ne s’est-il pas passé quelque chose à la maison? elle courait, pleine de joie, cette joie, elle la portait à Aless, à son fou qu’elle adorait, cette joie débordante. Elle voulait croire que le bonheur et le malheur allaient de pair.
VH
Quand il avait suivi l’hitlérien, Aless n’était pas si ému, qu’il l’était en se dirigeant à une permanence clandestine. Autrefois, ce n’était qu’un examen qu’il avait dû passer devant lui-même. Maintenant il devait se présenter devant une commission suprême qui devait émettre son jugement et dire s’il avait réussi son premier examen ainsi que tous les autres. Etre ou ne pas être? Sera-t-il reçu ou non?
Il aurait pu se dire: le fait même d’être invité à une permanence où seraient rassemblés, sans doute, les dirigeants de la clandestinité, témoignait qu’on le reconnaissait, qu’on avait confiance en lui. Il ne pouvait pas y penser, il n’avait pas assez de caractère pour cela, toute sa vie, il doutait de sa force, de ses connaissances, de ses capacités, de son talent, il considérait qu’il avait peu
de chance, que rares étaient les cas quand tout se faisait comme il l’avait voulu, comme il y avait rêvé.
Il savait faire une chose: changer sa manière de voir. Il se mettait à la place du dirigeant du groupe clandestin. Il aurait émis des exigences très sévères à l’égard de ceux qu’il prendrait dans son groupe. Il aurait réfléchi longuement quant à lui-même, le prendrait-il dans le groupe? Il n’avait qu’une seule qualité irréprochable: le désir de lutter, de se venger de l’ennemi. Mais il fallait prouver la sincérité de ce désir, tous les mots, toutes les assurances et tous les serments ne valaient rien quand il s’agissait de faire partie d’un groupe clandestin, dans les conditions d’aujourd’hui on ne pouvait pas croire les paroles. On avait besoin d’actes, rien que des actes. Et qu’est-ce qu’il a fait? Le poste. L’assassinat d’un fasciste. En ce qui concernait le poste, ce n’était pas son grand mérite, c’était plutôt celui d’Olga qui avait hâte de s’en débarrasser: elle ne pouvait pas le vendre et, le gardant chez elle, elle aurait pu être châtiée par les occupants. Mais c’était Léna qui lui avait donné cette mission à accomplir, et, on pouvait dire qu’il s’en était acquitté. Et le fasciste... Tout s’était passé de la sorte que maintenant, quelques jours après, cet assassinat lui paraissait peu probable, et, à la place du dirigeant, il n’y aurait pas trop cru. Les femmes y avaient cru. Olga, de peur, le voyant en fièvre. Léna... Pourquoi y avait-elle cru tout de suite? A cause de sa bonté d’âme et sa confiance féminine? Léna connaissait l’enfer, d’où elles l’avaient sorti toutes les deux, elle et Olga. Léna croyait en ses paroles, sa colère, sa haine et sa joie... Avant-hier ils avaient pleuré ensemble quand Léna avait apporté le communiqué du Sovinformbureau sur la défaite des Allemands près de Moscou. Lui, bien qu’il fût un
homme, il n’avait pas honte de ses larmes. Dans un élan de reconnaissance, il avait parlé à Léna de son petit exploit.
Olga, revenue de chez les Borovski, ne lui parla pas tout de suite de la défaite des Allemands, elle le dit entre autres, répétant les mots de Léna, mais avec une nuance d’incertitude: ,,On dit qu’on a cassé la gueule à Hitler près de Moscou. “ Voilà pourquoi, ce soir-là il ne put pas se réjouir pour de bon. Olga parlait avec beaucoup de détails des Borovski: cette famille qui ne mangeait pas à sa faim jouait aux cartes. Elle les jugea à sa manière, comme l’aurait fait une marchande: ,,Les vanu-pieds sont toujours gais. Ils n’ont rien à perdre. “
Aless ne se souvenait plus de ce qu ’il avait répondu à Olga, il avait dit quelque chose de neutre, de conciliateur, car ni les Borovski, ni la victoire près de Moscou dont Olga avait parlé avec incertitude ne le préoccupaient. Peut-être qu’il ne pensait à rien, à ce moment, parce qu’il était recru de fatigue. Il s’était endormi après avoir bercé la petite, il se réveilla quand Olga rentra et il l’écoutait d’une oreille distraite. Quel héros qu’il était! Maintenant il lui était désagréable de se souvenir de la fameuse soirée, de sa fièvre et de sa somnolence.
Marchant avec difficulté dans une rue enneigée de la cité Pouchkine (la tempête de neige ne cessait pas depuis deux jours) Aless qui pensait sans cesse à son adhésion à l’organisation, était obsédé aussi par ses méditations concernant ses rapports compliqués avec Olga, ses sentiments non moins compliqués. Après tout ce qui s’était passé, il se mit à méditer, sans le vouloir, sur ce qu’on appelle le destin, ce phénomène en lequel il n’avait jamais cru et qu’il avait baptisé le mensonge des popes. Il était sûr que l’homme était le maître de sa vie. C’était vrai que Léna et lui avaient les
mêmes idéaux, les mêmes opinions. Mais les circonstances implacables, qui avaient été plus fortes que sa volonté, que tous ses idéaux, l’avaient lié à Olga. Et ce n’était pas une liaison triviale. Olga l’aimait, il n’y avait pas de doute. C’était pour lui qu’elle dominait sa peur, autrement elle l’aurait chassé, ce sous-locataire. Pouvait-il rester indifférent à ce sentiment? Mais au nom de la grande cause il devrait rompre ses rapports avec elle. La quitter. Peut-être, ce serait une épreuve des plus difficiles. L’examen le plus grave. Mais, si on lui dit là-bas que ce sera nécessaire, il ne reviendrait plus dans cette maison chaude et confortable de la Komarovka.