La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Le clair de lune soulignait encore plus le froid de cette nuit d’hiver. Il gelait à pierre fendre. Un coup de feu retentit quelque part, peut-être, à la Némiga *, mais il lui sembla que c’était tout près, dans leur rue. Le sifflement des locomotives n’était jamais si proche, on aurait dit que le chemin de fer passait près de la Komarovka.
Les volets n’étaient pas fermés, Olga regardait tantôt par une fenêtre, tantôt par l’autre. C’était Aless qui l’avait priée de ne pas fermer les volets: l’obscurité l’accablait.
Olga se rappelait tout ce qui était lié à lui: chaque mouvement, chaque parole, chaque désir. Qu’avait-il dit quand il partait? Quels étaient ces derniers mots? Elle fut saisie d’effroi quand elle comprit qu’elle pensait à lui comme à un mort. Non, non! Il est vivant! Peut-être, pour la
1 Un quartier de Minsk (N.d.T.).
première fois elle sentit dûment que ce gars maladif lui était devenu cher, qu’elle l’aimait beaucoup. Elle n’avait peur de rien, elle n’avait pas honte. Elle avait parlé aux Borovski de ses sentiments envers lui. Elle le dirait à tout le monde, mais il fallait qu’il revienne. Même si elle parlait de son amour, qu’est-ce qui changerait? Impossible de le retenir. Non, non, ce n’est pas le mot — „retenir". Impossible de le garder! Saisie d’émotion, elle entra dans la chambre d’Aless. Elle pensa qu’il avait beaucoup aimé les livres qui s’y trouvaient, elle en prit un, puis encore un autre... Elle les feuilletait au clair de la lune. Elle entendait la voix d’Aless.
Si tu pouvais deviner Que je ne veux point partir.
D’où venait ça? Ce n’était pas écrit dans un livre. C’était lui qui le récitait par coeur. Beaucoup de fois. Et encore il récitait...
Mon feu, dans la brume, tu deviens plus fort; Que le vent ne t’éteigne pas, il ne peut qu’éteindre un petit feu. Il ne fait que grandir un feu puissant.
Ces lignes, elle les avait trouvées dans un livre de Blok:
Je créerai ma vie moi-même, Je la détruirai moi-même. Je ne contemplerai l’aube Qu’avec ceux que j’aime
Elle se répétait souvent ces lignes, quand elle partait faire ses „opérations". Mais elle ne les lui avait jamais lues: elle craignait, superstitieuse, que ce fût écrit... sur lui. Et sur elle.
Elle avait ressenti tout de suite le changement d’humeur d’Aless après sa sortie en ville par la tempête de neige. Il ne s’absenta que pour trois heures, pas longtemps, mais il rentra, tout rénové. Une joie dissimulée se lisait dans ses yeux, 206
dans chaque mot prononcé, dans sa manière de lui parler, de jouer avec Svéta, dans le contenu des vers qu’il lisait.
Olga devina pourquoi il était de cette humeur: il avait trouvé les siens, il les avait contactés, elle ne voyait pas d’autres raisons. Elle fut saisie de peur. Mais ce n’était pas la même peur qu’elle avait éprouvée quand elle l’avait fait sortir du camp, où quand il y avait eu une perquisition dans la maison, où même quand il lui avait parlé de l’Allemand qu’il avait tué. Autrefois, elle avait plutôt eu peur pour elle-même. Maintenant elle avait peur pour lui, car elle avait compris tout à coup qu’elle n’avait plus de forces pour arrêter le jeune homme, que son désir de lutter était plus fort que son charme, ses caresses, son affection, sa prospérité, tout, enfin, ce qui aurait pu séduire, à son avis, n’importe qui.
Donc, il y avait quelque chose de plus puissant qu’une bonne chère, qu’un lit doux. Elle l’admirait, étant comme il était, peu semblable à tous ceux qu’elle avait connus jusqu’alors.
Elle comprenait ce que c’était que le devoir, et, par exemple, elle n’aurait jamais conseillé à son mari de déserter, tous font la guerre, toi aussi, tu vas faire la guerre. Mais c’était autre chose, il y avait la loi qui obligeait, la désertion signifiait trahison, on est puni sévèrement pour ça. „Et toi, pensait-elle à Aless, tu n’as trahi personne, tu as été fait prisonnier et ce n’est pas ta faute. Pourquoi donc, toi, qui a tant éprouvé seul, tu montes contre cette force? Regarde, combien sont-ils, ces policiers! Cela signifie que tu cours à ta perte. „Non, tout cela, elle se l’était dit auparavant, et encore, elle avait essayé de le lui prouver. Parfois il discutait avec ardeur, parfois il évitait cette conversation, il lui lisait des vers, qu’il trouvait dans des livres ou qu’il savait
par côelif, et il résultait, si on y réfléchissait, que la vérité était du côté d’Aless, que sa vérité à elle, personne ne l’avait jamais chantée, ni Pouchkine, ni Koupala. Elle aimait Blok; en secret, elle le lisait souvent, il lui semblait que sa vérité à elle se cachait dans ses lignes vagues, qu’elle ne comprenait pas très bien:
Que c’est bien et clair chez toi —
Il fait nuit dehors...
\'eux-tu, on va polissoner, frapper à la fenêtre Ou, ce qui est mieux, on va se cacher derrière la croisée.
Mais il aimait ces lignes. Il les comprenait à sa manière.
Non, après ce changement d’humeur qu’elle avait remarqué, elle n’essayait plus de le dissuader de combattre, de lui faire des reproches, de le prier, elle savait bien que toutes ses paroles seraient vaines. Tout simplement, elle voulait le comprendre, pénétrer dans les profondeurs de son âme. Pourquoi durant ces quelques trois heures avait-il tant changé...
— Comment? rit-il en répondant à sa question.
— On dirait que tu as fait ta première communion.
— Olga, tu t’es gavée de Blok, il la serra dans ses bras et l’embrassa sur la bouche pour confirmer qu’il était content et agité.
— Tu ne veux rien me dire?
— Que veux-tu que je te dise?
— Où es-tu allé? Qui as-tu vu?
— Ne crois-tu pas que j’étais à un rendezvous avec une jeune fille? Tu penses peut-être que j’ai vu Léna? Elle lui avait parlé de sa jalousie envers Léna.
— Non, je ne le crois pas. Tu n’es jamais comme ça après avoir vu Léna.
— Mais comment? Tout simplement, je me-
uis bien promené. J’aime la tempête de neige. Les fascistes ne m’ont pas gâté l’humeur. Ils s’étaient fourrés dans leurs trous.
— Tu n’a pas confiance en moi?
— Olga, je ne te cache rien.
— Jure-le!
— Sur quoi? Sur la Bible que tu lis? dit-il avec ironie. Olga lui avait acheté la Bible au marché aux puces. Cette observation l’offensa.
...Serrant contre sa poitrine l’oreiller qui gardait, comme elle le croyait, la vive chaleur d’Aless, son odeur, Olga se maudissait pour avoir été si froide à l’égard de lui. Comment avait-elle pu le traiter de la sorte à l’heure où il se préparait à la mort? Voilà pourquoi il était si serein comme s’il venait d’être communié.
Elle ne ferma pas l’oeil de la nuit, tout était blanc dehors grâce à la neige qui étincelait, grâce à la lune dans le ciel; en même temps tout lui paraissait noir comme dans un trou à cause de ses réflexions. A la pointe du jour, quand sa fille dormait encore et que Léna Borovskaïa ne pouvait pas encore être partie à l’imprimerie allemande où elle travaillait. Olga se précipita chez son amie. Cette nuit-là elle avait pensé à Léna presque avec haine, si ce n’était pas Léna tout aurait été autrement, mais elle n’oubliait pas qu’ayant des inconvénients c’était chez les Borovski qu’elle allait, pas même chez son frère, que c’était à Léna, à elle seule, qu’elle pouvait confier non seulement un secret intime, mais sa vie et la vie de celui qui était devenu pour elle le plus cher au monde.
Léna venait de se réveiller. Elle avait des poches sous les yeux, peut-être, à cause de la malnutrition, elle avait vieilli, elle ressemblait à une femme de quarante ans. Sa mère lui avait donné à manger des pommes de terre froides faites la veille, en robe des champs, et on aurait dit que
Léna s’étranglait en mangeant. Cette arrivée matinale d’Olga fit peur à Léna. Olga le vit et les jambes lui manquèrent: elle crut que Léna savait quelque chose de terrible, et qu’elle avait eu peur en la voyant.
Mais après l’avoir saluée ce fut la vieille Borovskaïa qui commença la conversation la première.
— Olia, ma chérie, ne pourrais-tu pas nous prêter du sel, Léna ne mange pas sans sel, elle est affamée, la petite sotte. Je ne comprends pas de quoi elle vit. Mais mange donc, ma petite.
— Oui, petite mère, je vous en apporterai, aujourd’hui même.
— Nous serons plus riches, je te le rendrai.
— Comment et quand peux-tu devenir riche, demanda sévèrement Léna. Tu veux être sous le joug de Lénovitchikha.
— Et tu le crois? Olga fut vexée à en pleurer; si c’était auparavant, elle l’aurait traînée dans la boue, cette Léna, mais à cette heure-ci, elle ne se mit même pas en colère.
La vieille tâcha de les reconcilier:
— Restez bonnes amies, mes enfants, ne vous querellez pas. Toute notre force est maintenant dans l’amitié.
Olga demanda tout bas, avec angoisse:
— Léna, où est Sacha?
— Sacha? Et quoi donc? Léna n’était plus indolente, dans ses yeux on pouvait lire une interrogation, la réaction de Léna calma Olga, la consola même: donc, Léna ne savait rien, sans doute, elle avait cru qu’il était arrivé quelque chose de terrible voyant arriver Olga si tôt, à l’heure du couvre-feu.
— Hier il est parti dans l’après-midi... il n’a rien dit...
Ce fut le tour de Léna de faire preuve de cal
me: on aurait dit qu’elle souriait, ou c’était la flamme de la petite lampe qui donnait cette impression, éclairant son visage, elle arrangea lentement son fichu et se mit à éplucher attentivement une pomme de terre, sans cet air d’indifférence qu’elle avait auparavant. Elle lui lança un reproche mordant:
— Aless est absent depuis hier et déjà tu cours la ville à sa recherche. Ce qui m’étonne, c’est que tu n’as pas su l’attacher à ta jupe. Il ne s’attache pas, hein? Il est fluide ou quoi? elle se moqua d’Olga, sans le cacher.
— Tu deviens méchante, ma fille, lui reprocha sa mère et soupira: Excuse-la, ma chérie. Son travail est dur, et la nourriture, tu vois... Et toi, n’accuse pas Olga, nous, les femmes, nous sommes toutes comme ça... Elle l’aime.
— Elle l’aime! Dis mieux qu’elle l’a accaparé!
— Que tu es canaille, Léna, les lèvres d’Olga tremblèrent. Je viens à coeur ouvert...