La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Il voulut lui parler dans quelles circonstances il avait été fait prisonnier pour que le dirigeant du groupe clandestin ne se fît de mauvaises idé₽s à son sujet. Mais Pavel Ossipovitch lui coupa la parole:
— Tu écris?
— J’ai écrit.
— Il a publié des vers, dit Léna.
— Ah oui! Pavel Ossipovitch s’étonna sans le cacher et se mit à contempler le jeune homme avec plus d’intérêt, puis il se tourna vers Andrey: Pouvons-nous le légaliser?
— Et pourquoi?
— Un poète, les Allemands lui auraient donné du travail, ils ont besoin de cadres comme lui. Si on le plaçait au commissariat, au bureau de propagande.
— Nous le prendrons dans un groupe diversionniste. Chez les destructeurs, dit Andrey. C’est un terroriste tout fait.
—Nous en avons assez, de diversionnistes. Tous brûlent d’envie de tirer. Il faut penser à introduire nos hommes dans tous les organismes d’occupation, là où c’est possible. Il faut penser à l’avenir. Il faut regarder en avant.
— Faire un plan de guerre pour cinq ans, sourit Andrey non sans ironie.
— Pas pour cinq ans. Mais ne crois pas que nous allons vaincre dans un ou deux mois. On verra se répandre beaucoup de sang, oui, mes enfants, beaucoup, soupira Pavel Ossipovitch. C’est fini avec l’esprit de fanfaronnade. Nous l’avons payé assez cher.
— Dans un mois Minsk sera entre nos mains, dit tout bas Andrey d’un air très sûr.
— Vous êtes des aventuriers, mes enfants, je vous le dis encore une fois. Tu vois, combien sont-ils? Pavel Ossipovitch montra du côté de la fenêtre. Toutes les casernes, toutes les cours en sont pleines.
— Petit père, tu vas à l’encontre de... lui riposta Andrey d’un ton doux, mais sérieux, sans son sourire habituel.
— Je n’irai pas à l’encontre, j’exécuterai la résolution... Mais tout d’abord nous devons nous organiser, nous organiser... Voilà ce que je veux dire.
— Camarades, s’interposa avec délicatesse Yanina Ossipovna, en montrant des yeux le plafond.
Cette brève discussion, dont Aless comprit plus tard l’essence, l’embrouilla: qui était donc le dirigeant? Il lui sembla même qu’ils l’embrouillaient exprès, mais il n’en fut point blessé, c’était sans doute nécessaire pour la conspiration. Cela aurait été étrange si, dès leur première rencontre, ils avaient joué cartes sur table, en lui montrant qui était le roi et qui était le valet.
Après l’avertissement de Yanina Ossipovna il constata que les hommes s’adressaient à elle avec respect et il pensa que cette femme ne jouait pas le dernier rôle dans le groupe. Mais il ne voulait être sous les ordres ni d’elle, ni de son frère. Il était attiré par Andrey, un homme résolu, audacieux, sûr de lui-même. Il aimait les gens de ce genre, peut-être parce que lui-même, il était un jeune homme doux et timide. Craignant que Pavel Ossipovitch insistât pour l’envoyer travailler chez les occupants, Aless, sans attendre leur décision, dit:
— Je ne suis pas prêt moralement à travailler chez les hitlériens. Je les hais tellement!
Pavel Ossipovitch soupira, comme s’il regrettait qu’il y en avait encore un qui ne le comprenait pas. Il lui dit presque durement:
— Je les hais pas moins que toi. Mais je travaille. Je passe pour un bon ouvrier.Les Allemands me font confiance. Et, entre autres, je sors aussi du camp. Voilà, ce sont eux qui m’ont aidé à le quitter, il les montra tous les trois: Léna, Yanina Ossipovna, Andrey.
La confession de l’homme toucha Aless de près, il avait devant lui un compagnon de souffrances. Un peu avant il avait pensé: „Non, tu ne peux pas les haïr comme moi, parce que tu n’as pas éprouvé ce que j’ai éprouvé, moi.“ Maintenant il avait honte de ses pensées, il avait honte de ne pas avoir traité cet homme sage avec amitié, mais plutôt avec une sorte de scepticisme: je vois, petit père, que tu peux parler facilement de la guerre et la planifier pour cinq ans, comme avait dit Andrey. Mais „petit père“, voilà qui il était en réalité. Ce n’était pas lui par hasard qu’Olga devait racheter?
— Excusez-moi, dit Aless.
— Pourquoi? s’étonna Pavel Ossipovitch.
Andrey rit.
Alors, petit père? Ce garçon te plaît? J’en ferai le meilleur diversionniste. Et toi, tu veux l’envoyer écrire des tracts allemands.
— Il écrirait nos tracts, mais en connaissance de cause... il connaîtrait l’ennemi de l’intérieur, c’est important. A propos, en attendant qu’Andrey te charge d’une mission, tu vas faire des vers sur la défaite des Allemands près de Moscou. Des vers satiriques, ce serait bien, ou encore des vers que les gens voudraient chanter. Nous allons les publier. Nous avons nos imprimeurs, „Petit père“ regarda avec douceur Léna, et puis Andrey et,
enfin, pour terminer la discussion, ajouta: Il faut profiter, mes enfants, de toutes les formes de la lutte.
Andrey, évidemment, en consentit, car il ne dit rien. Aless nota que Pavel Ossipovitch était un homme intelligent, instruit, il venait de lui parler des vers, même les étudiants, ses camarades ne lui disaient jamais „fais des vers“, mais „fais un vers“, il se dit encore que ce cheminot, bien simple, avec ses vêtements tachés de graisse, sa barbe de trois joirs, avait occupé un poste important avant la guerre, et dans la clandestinité, sans doute, il n’était pas un militant comme les autres. Ce qu’Aless ne comprenait pas, c’étaient ses rapports avec Andrey. Qui était le supérieur? Aless, militaire d’hier, ne pouvait pas accepter tout de suite la démocratie originale de partisans.
Il fut réjoui d’entendre que „petit père** avait consenti à ce qu’Andrey le chargeât d’une mission. Mais quand? Il aurait voulu l’avoir tout de suite. D’ailleurs, quand il se dirigeait à ce rendez-vous, il avait vu d’un autre oeil sa rencontre avec les dirigeants de la clandestinité. Il lui semblait qu’il y aurait des ordres comme dans un état-major. Et pour le moment il n’entendait que des digressions et des discussions. On aurait dit qu’ils le tâtaient. Pourquoi cet examen? Il était tout entier, corps et âme, dévoué à la lutte. Il aurait pu continuer cette lutte tout seul, mais il savait que l’organisation faisait la force, c’est pourquoi il avait cherché avec insistance des liens avec l’organisation.
— Sacha, prenez du pain, ne vous gênez pas.
— Merci, je n’ai pas faim.
— Sa patronne lui donne des crêpes au lard, rit Andrey. Ses draniks sentent bon dans tout le marché. Je les vois en rêve jusqu’à présent. L’eau me vient â la bouche.
Yanina Ossipovna sourit, regardant amoureusement Andrey, sa dent en or brilla, elle dit, lui reprochant d’un ton railleur:
— Ne flaire pas les casseroles d’autrui.
— Mais c’est au marché donc! Pas dans sa cuisine. Si vous l’entendiez marchander. Incomparable! Il faut la voir, cela vaut son pesant d’or.
Aless eut honte pour Olga et pour lui-même. Il rougit, il était confus, il se trahit, peut-être, d’une autre manière, car la maîtresse de la maison le regarda avec pénétration et demanda tout à coup:
— Ecoutez-moi, Sacha, pouvons-nous initier Olga à notre travail?
— Nous en avons besoin à tout prix, de personnes comme elle, dit Andrey, passant sa main sur son cou. Elle ferait un très bon agent de liaison. Au sein de la ville et hors de la ville. Pour contacter les partisans. Toute la police la connaît.
— Peut-on avoir confiance en elle? demanda à brûle-pourpoint Yanina Ossipovna, le tutoyant et le regardant dans le blanc des yeux.
Aless se troubla et posa son regard sur Léna. Mais Léna ne le regardait pas. Elle regardait sa tasse.
— Peux-tu répondre d’elle? demanda Andrey.
Aless était tout en sueur. Il était prêt à toutes les épreuves, même les plus dures, mais à celleci, il n’y avait même pas pensé, et cette épreuve était très difficile. Comment ne pas répondre de la femme qui lui avait sauvé la vie, à qui il avait confié son plus grand secret? Mais comment pouvait-il répondre d’elle puisqu’elle avait d’autres intérêts, même la nouvelle de la défaite des Allemands près de Moscou, elle lui en avait parlé comme d’un fait insignifiant; sans cette joie qui l’avait envahi? Non, il n’était pas sûr qu’Olga fût prête
à une lutte faite consciemment, prête à se sacrifier comme il l’était prêt, lui.
— Et toi, Léna? Peux-tu répondre d’elle? poursuivit-il son attaque avec insistance et impatience.
Léna leva la tête, un éclat méchant brilla dans ses yeux, elle dit sévèrement:
— Moi? Non, je ne peux pas! Une avare qui ne vit que pour elle.
Andrey se leva brusquement, la pelisse tomba de ses épaules, il la saisit, la jeta sur le lit, puis s’approcha de la fenêtre, regarda dans la rue. Il se retourna. Il dit d’une voix étouffée, mais irritée:
— Ah! vous! l’un qui couche avec cette femme...
On aurait dit qu’Aless venait de s’ébouillanter, il rougit comme une écrevisse cuite.
— Andrey, fais attention à ce que tu dis, des taches rouges apparurent sur les joues pâles de Yanina Ossipovna.
— Je ne cherche pas les mots. Je me fous de vos délicatesses intellectuelles. L’autre a fait ses études à l’école avec Olga, elle a été son amie... Et vous ne voyez pas en elle un être humain?! Au diable! Je réponds d’elle! Je réponds sur ma tête!
— Ne donne pas ta tête à couper! Tu n’en as qu’une seule.
— Mais savez-vous,quel type de femme est-ce!
— Et voilà, si c’est un type de femme à part, ne te dépêche pas, vérifie encore, lui conseilla raisonnablement Pavel Ossipovitch qui avait manifesté, on ne savait pas pourquoi, moins d’intérêt à cette discussion qu’aux autres choses. Un agent de liaison comme elle en saura davantage que nous autres.
— Et si je lui parlais? demanda timidement Aless qui n’était plus si rouge.
— Non, poète, tu es un mauvais propagandiste. Ce serait mieux si je lui parlais moi-même, dit Andrey d’un ton plus calme.
VIII
Aless ne rentra pas. Il était sorti dans l’aprèsmidi, avait dit qu’il se promènerait, mais il n’était pas de retour à minuit.Olga comprenait qu’elle l’attendait en vain: il n’avait pas de laissez-passer, il ne reviendrait pas à cette heure-ci. Envahie d’angoisse, de peur, de mauvais pressentiments, elle ne pouvait non seulement dormir,mais rester couchée; comme un revenant elle errait dans la maison, n’ayant pour tout vêtement qu’une chemise de nuit, elle marchait, pieds nus, sur un plancher froid et elle ne sentait pas ce froid, elle avait peur des ombres dans la cour et dans la maison, avant ceci ne lui était jamais arrivé.