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  • La Marchande et le poète  Іван Шамякін

    La Marchande et le poète

    Іван Шамякін

    Выдавец: Юнацтва
    Памер: 323с.
    Мінск 1983
    79.83 МБ
    — Olga? Que diable viens-tu faire ici?
    — Est-ce que je ne peux pas venir voir?
    — En voilà un théâtre! Droutka s’adressa à son collègue, lui expliquant: — C’est une des nôtres, Lénovitchikha de la Komarovka. En as-tu entendu parler? Une diablesse! Va-t’en, que la S.D. ne te voie pas. Imbécile! Tu as du vent dans la tête.
    Il la prit par la main et la conduisit de l’autre côté de la rue où il y avait du monde.
    — Pourquoi on leur a fait ça? demanda Olga.
    — Ils ont fait sauter un dépôt de carburants. — Tiens! Ce sont des braves.
    — Ils ne sont pas braves, mais ils sont fous! se fâcha Droutka. Rien qu’avec des mains contre cette force! Tous, ils serontpendus! Nous les aurons tous!
    — C’est toi qui a fait ça?
    — Non. Les Allemands ne nous le confient pas.
    — Et s’ils te l’avaient confié, tu les aurais pendus?
    Droutka jura grossièrement.
    — Va-t’ en! Tu aurais mieux fait d’apporter une petite bouteille, toutes mes entrailles sont gelées, depuis deux heures que je suis de service ici. Il regarda en arrière d’un air effrayé car il y
    avait trois Allemands qui venaient à leur rencontre et il demanda tout bas: Tu crois qu’ils ne m’au­raient pas pendu, ces Staliniens, ces Komsomols?
    — Eux? Olga réfléchit un instant. Mais Droutka, comme s’il avait peur de ce qu’elle allait lui répondre, la poussa et se précipita en arrière, à son terrible poste.
    Olga sentit tout à coup qu’elle titubait comme une soûle.
    Et encore une nuit angoissante. Des cauchemars lui passaient par la tête. Elle s’endormit pour une minute et vit les pendus. Le plus terrible dans ce rêve, c’était qu’au lieu du policier au poste de service se trouvait Aless, près des morts, en linge de corps; elle le voyait se geler, son corps vivant se transformait en gypse blanc, froid, mais elle ne pouvait pas bouger de place pour le sauver car il y avait Droutka tout à côté qui lui murmurait à l’oreille: ,,Tu y vas, ce sera la mort pour ta fille. “
    Le jour vint, et Olga, dévorée d’incertitude, décida de prier Droutka de se renseigner pour savoir si son neveu n’était pas parmi les arrêtés, les Al­lemands arrêtaient tous sans choisir, dans la rue, au marché, ils auraient bien pu arrêter un inno­cent. Mais elle savait les aspirations d’Aless, elle savait ce qu’il avait déjà fait et elle se retint: il valait mieux que les flics n’eussent pas vent qu’­elle avait peur pour lui, ils pourraient deviner qu’elle avait des raisons pour avoir peur, ils se mettraient à flairer comme des chiens. Il valait mieux que sa maison fût hors de doute.
    Elle continuait à se tourmenter dans sa solitude. Elle savait que si elle allait au marché faire du commerce, l’attente serait moins douloureuse. Mais justement parce qu’elle attendait avec im­patience et qu’elle croyait qu’il rentrerait, elle ne pouvait pas quitter la maison même pour peu de temps. Elle ne voulait pas que la vieille Maryla
    le reçût, mais elle-même, après tout ce qu’il avait souffert pendant ces jours-là (il n’était pas au chaud, il ne mangeait pas de crêpes chez une autre jeune femme).
    Dans l’après-midi, son désespoir ardent, im­prégné d’idées fougueuses, contradictoires, terri­bles, invraisemblables, imprégné du désir d’agir, de chercher fit place à un désespoir passif comme quand on éprouve un vide dans le coeur, un manque d’idées. La petite sentit l’humeur de sa mère et se mit à pleurer, elle fit des caprices. Olga lui donna des claques, puis, effrayée pas sa méchanceté, elle pleura comme une femme pleure un mort. Svéta qui avait déjà un an et demi fut tellement surprise qu’elle cessa de pleurer et se mit à calmer sa mère comme le font toujours les enfants, ce qui attendrit Olga davantage.
    C’était dans cet état qu’un hôte inattendu la surprit. C’était Evsey, celui qui lui avait vendu sa pelisse et qui était venu chercher le poste de radio. Elle fut étonnée de le voir et elle eut peur. Quand il fut entré, Olga le considéra quelque temps comme un spectre. Il ne portait pas la pelisse qu’elle lui avait rendue, il n’avait plus sa moustache de luron, maintenant il portait un pardessus à carreaux, long et vieux, (ces pardessus, provenant de la Pologne, ils avaient apparu en 1939, lors de la Libération de la Biélorussie Occidentale), un bonnet polonais à visière. Tout cela avait changé son aspect.Mais Olga le reconnut tout de suite. On aurait dit qu’il ne s’était pas aperçu de sa mauvaise humeur, qu’­elle venait de pleurer. Ou peut-être, venant de la rue où il faisait froid, où la neige étinicelait au so­leil, il voyait mal dans la maison; le givre qui fon­dait sur ses sourcils et ses paupières, pouvait un peu l’aveugler.
    Evsey demanda gaiement:
    — Tu ne me reconnais pas, ma belle?
    — Est-ce qu’on peut ne pas reconnaître un monsieur si chic?
    Elle s’étonna de se voir entraînée dans cette conversation un peu légère, mais tout dépendait de l’homme, d’ailleurs, leurs rencontres précé­dentes ne lui permettaient pas d’adopter un au­tre ton.
    Evsey poussa un rire pas trop gai:
    — Oh, c’est presque un compliment. Donc, j’ai peu changé?
    Il vit l’armoire à glace dans la salle et s’y ap­procha pour se regarder.
    — Mais non, tu as beaucoup changé, le calma Olga, mais quand on a affaire à un monsieur com­me toi, on peut le reconnaître même s’il est pelé.
    Il rit encore plus gaiement:
    — Un vrai monsieur aurait baisé la main de la dame qui lui avait fait ce compliment.
    — Un vrai monsieur, d’accord.
    — Mais oui, je n’en suis pas un vrai. Tu sais, pourquoi je suis venu? Pour les draniks que tu m’as promis. A partir du jour que j’en ai mangé, j’y pense toujours, à tes draniks.
    Olga fut contente d’entendre cette demande si naturelle et sincère. Non, ce n’était pas à cause de ça qu’elle était contente, mais parce qu’il allait rester pour quelque temps, elle pourrait lui parler, elle lui poserait des questions à propos d’Aless, comme à Léna.
    Comme si elle craignait qu’il ne changeât d’avis, elle se précipita dans la cuisine, se mit à éplucher des pommes de terre. Son humeur avait changé, elle était redevenue Lénovitchikha dont l’adresse étonnait et ravissait toute la Komarovka.
    La petite devina le changement d’humeur de sa mère et devint gaie, elle aussi, elle ne faisait plus de caprices, elle jouait avec une pomme de terre et babillait sans cesse en sa langue enfantine,
    comme si elle demandait pardon pour ses caprices récents.
    Olga jeta un coup d’oeil dans la chambre: son hôte, comment allait-il? Elle demeura sur­prise: le boute-en-train, le loustic était assis sur le canapé, tête basse, il avait l’air d’un homme tout à fait épuisé; une affliction profonde et une grande douleur se lisaient sur son visage. Il ne sentit pas, il ne vit même pas qu’Olga l’observait de derrière le rideau de peluche. Olga fut de nou­veau saisie d’effroi: ,,N’est-il pas venu pour lui dire... Non! Non!“ ce ne fut pas elle qui cria, mais son coeur, son esprit, ils ne pouvaient pas consentir à l’idée que celui qu’elle attendait fût mort.
    L’hôte l’entendit râper des pommes de terre, il vint dans la cuisine et resta étonné:
    — C’est vrai, tu fais des draniks? Mais j’ai dit ça pour rire. Je n’ai pas le temps. Pourtant, il faut que je mange quelque chose. Pour être fort.
    — Mais c’est vite fait. Avec mon réchaud à pétrole.
    — Tu as du pétrole?
    — J’ai de tout, se vanta-t-elle à la manière de sa mère.
    — Tiens, il rit encore comme un fiancé qui était venu pour la demander en mariage et qui avait appris qu’elle était beaucoup plus riche qu’il ne se l’était imaginé.
    Il s’assit sur un escabeau et se mit à découper un petit bonhomme dans une pomme de terre — un jouet pour la petite. Puis, quand les premiers draniks, frits au lard, grésillèrent sur la poêle et que le fumet envahit la maison, il avoua, d’un air coupable:
    — Je vais me reposer encore un peu sur le canapé, sinon je tombe, j’ai le vertige, je n’ai rien mangé depuis deux jours.
    — ûh, mon Dieu! Olga fut épouvantée. Que je suis bête. Mettez-vous à table, je vais vous servir tout de suite, elle s’affaira. Je vous donne de la vodka?
    — Non, je ne peux pas boire.
    Il mangea beaucoup mais ce n’était pas comme mange un affamé, avidement, on dirait qu’il était prudent, il ne fourrait pas tout un dranik dans la bouche, mais il en mordait un petit mor­ceau, et, sans l’avaler, il le savourait, en attendant que la pulpe aromatique se dissolve.
    Olga l’observait avec plaisir, le respect qu’il avait pour la nourriture lui plaisait. Elle se tenait à la porte de la cuisine et le regardait sans par­ler.
    — Jamais je n’ai rien mangé de plus bon, fit-il louant les draniks.
    On avait souvent fait des compliments pour son sens d’ordre et d’économie, pour son adresse, mais l’éloge de cet hôte lui était des plus agréables, elle ne savait pas pourquoi.
    — Bon appétit, Evsey... Je ne sais pas votre patronyme. Inopinément, Olga lui disait ,,vous“, après qu’il lui eut avoué qu’il n’avait pas mangé depuis deux jours et qu’elle eut vu sa façon de manger; il n’y avait plus de ce ton badin entre eux, Olga était devenue sérieuse, elle lui parlait avec respect.
    — Aujourd’hui je m’appelle Victor Andréévitch, lui dit-il, avec un sourire mystérieux. Victor An­dréévitch Lédénev.
    Le respect d’Olga devint encore plus grand quand elle entendit qu’il devait souvent changer de nom et de prénom, mais en même temps elle éprouva une nouvelle crainte.
    — Assieds-toi. Mets-toi ici, il lui montra une chaise à côté de la table.
    — Mais j’ai mes draniks sur la poêle.
    On entendait le bruit du réchaud dans la cui­sine, le grésillement des draniks.
    — Ça suffit, ou j’ai une indigestion.
    Mais Olga apporta la poêle, mit des draniks dans son assiette, y ajouta de la graisse.
    — Mangez.
    Son air sérieux ne plut pas à l’homme, voilà pourquoi il tâcha de reprendre un ton badin:
    — Madame ne s’imagine pas quelle est cette épreuve pour mon pauvre estomac. Il fait si froid dehors.
    Olga comprit la plaisanterie, mais elle ne se hâta point de la reprendre. Elle emporta la poêle dans la cuisine, revint dans la salle et s’assit sur la chaise qu’il lui avait indiquée.