La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Le matin, quand il rentrait de son „travail de nuit“, il vit que la gendarmerie militaire et la gestapo avaient encerclé le quartier où se trouvait sa maison. Ce serait une folie d’y aller tout droit pour se laisser prendre bien qu’il eût ses papiers en règle. Mais qu’est-ce qui s’est passé? Où était Yanina? Maintenant, dans la journée, le quartier n’était plus encerclé, les garçons qui étaient allés en reconnaissance l’avaient confirmé. Mais n’avait-on pas dressé une embuscade dans la maison?
Olga sortit un mouchoir, dans le noeud duquel il y avait une pincée de sel. Ce n’était pas pour les clients qu’elle prenait du sel, mais pour les policiers: ceux-ci, même s’ils avaient bu et mangé chez quelqu’un d’autre, ils se rendaient chez Olga pour chercher du sel.
Le Commandant rompit une pomme de terré, y mit un peu de sel. Ce qui étonna Olga c’était ce qu’il mangeait sans éplucher les pommes de terre: était-il tellement affamé? Ayant mangé trois pommes de terre il tira son porte-monnaie et se mit à compter son argent.
— Est-ce que j’en ai assez pour régler mes comptes avec toi?
Olga comprit qu’elle devait accepter, mais elle dit quand même:
— Vous pouvez me rendre l’argent plus tard. Je peux faire cette concession à un Monsieur comme vous.
Elle vit que sa réponse ne lui plut pas, mais il continua le jeu:
— Oh, Madame est très bonne. Mais elle peut se tromper: je passe rarement par ici. D’ailleurs, j’oublie toujours de rendre mes dettes.
Il lui donna de l’argent et dit une adresse. Puis, profitant du moment quand la voisine leur avait tourné le dos, il se pencha lui-même au-dessus du pot, comme s’il voulait choisir les meilleures pommes de terre pour l’argent donné et lui dit tout bas:
— Ton mot d’ordre: ,,On dit que vous vendez un fichu d’Orenbourg?“ On te répondra: „Oui, j’ai vendu un fichu blanc, mais il me reste un fichu gris.” La femme s’appelle Yaninà Ossipovna. C’est ma femme. Si elle n’y est pas, tu comprendras ce que cela signifie. Débrouille-toi comme tu peux.
— Et qu’est-ce que je dois lui dire? Lui dem ander?
— Qu’Andrey est chez Vitiok.
— Et c’est tout?
— Ne sois pas avare, rit-il.
Olga fit l’air d’être désenchantée, mais en réalité elle ne l’était pas. Ce qui l’étonna c’était que cet homme ne pouvait pas rentrer chez lui, chez sa femme. De nouveau la crainte la saisit:
il arriverait qu’elle aussi, elle ne pourrait plus voir sa chère enfant. Mais cela ne dura qu’un instant. Quelque temps après elle regardait le Commandant avec admiration. Il s’était redressé et mangeait avec appétit une pomme de terre qu’il n’avait pas épluchée, il ronronnait même comme un chat, ses yeux riaient comme s’il venait de duper Hitler lui-même.
Rentrée chez elle, Olga dit à Maryla pour la première fois:
— Si on m’arrête, tu porteras Svéta chez Kazik.
La vieille n’avait pas aimé la disparition subite du „locataire11 et c’est pour cette raison que les propos inattendus d’Olga lui firent peur. Elle avait vu qu’Olga se tourmentait quand Aless n’était pas rentré pour la nuit, qu’elle était allée voir les pendus, et que tout à coup elle s’était calmée après une nuit. C’est à ce moment-là que Maryla flaira le mystère, ces soupçons devinrent encore plus grands quand une fois elle avait essayé de faire semblant d’être triste à cause de la disparition du jeune homme et qu’Olga lui avait répondu méchamment:
— Peut-être qu’il s’est trouvé une autre femme. Nous sommes nombreuses maintenant. Chacune veut attirer un pantalon.
Mais la mère Maryla savait bien qu’Aless n’était pas le genre de gars qui pouvait passer tout simplement chez une femme de soldat.
— Pourquoi t’arrêterait-on? Qu’est-ce que tu radotes?
— Pour la spéculation.
— Les Allemands n’arrêtent personne pour spéculation.
— Oh là la! Ils le font et encore comment! Dis-moi donc mieux, pour quelles raisons, qu’ils n’arrêtent pas, ne fusillent pas?
/
La vieille dut accepter ces arguments. Mais quand même les préparatifs d’Olga qui allait sortir ne lui plurent pas. Olga emportait beaucoup d’objets à vendre quand elle allait au marché, dans des villages, mais cette fois-ci la façon dont elle se préparait était inhabituelle. Cette fois-ci elle se serra la taille d’un fichu de laine filée, cacha une montre et un anneau dans sa blouse, fit un baluchon.
En réalité, tout était naturel: on dirait qu’Olga répétait un nouveau rôle. C’est encore au marché quand le Commandant lui avait fait ses adieux qu’elle s’était dit que maintenant en tant qu'agent de liaison (le mot d’ordre le lui suggérait) elle devait se transformer en une ,,accapareuse“. C’était vrai qu’elle ne respectait pas beaucoup ceux qui faisaient du porte à porte, achetaient des choses pour les échanger ensuite avec profit contre les vivres; ce genre de commerce lui paraissait bohémien, malhonnête. Mais maintenant il pouvait aider la cause.
„Débrouille-toi comme tu peux.“ Se débrouiller, elle savait bien le faire.
Elle allait à sa première mission sans crainte. Elle en était étonnée. Elle comprenait: si le Commandant avait peur de revenir chez lui et s’il pensait que sa femme ait pu être arrêtée, donc, quelque chose avait eu lieu. Mais, peut-être, parce qu’elle ne savait rien et ne pouvait rien deviner, elle ne connaissait pas la femme chez qui elle allait, à cause de tout cela elle n’avait peur de rien. Elle était sûre de son rôle d’accapareuse de vêtements, il était vrai que ce rôle lui convenait, qu’il lui était très proche: elle n’avait pas besoin de faire semblant de jouer. La moitié de la ville pouvait confirmer et dire qui elle était: puisque depuis son enfance elle vendait, elle achetait et maintenant elle continuait à faire la même chose.
Il n’y avait qu’une chose qui la troublait; des camions militaires sortaient de la cour qui se trouvait en face de la maison vers laquelle elle se dirigeait. Et si elle avait mal compris l’adresse, si elle avait confondu quelque chose? Mais elle se souvint du camion avec lequel le Commandant était venu chercher le poste. Un risque-tout. D’ailleurs, ce voisinage, il l’avait malgré lui. Ces intrus étaient les voisins de presque tout le monde, une maison sur deux était occupée par eux.
Olga regardait attentivement, tâchant de comprendre pourquoi le Commandant n’avait pas pu rentrer chez lui. Elle ne vit rien de suspect. Il y avait des Allemands dans la rue. Mais il y en avait partout maintenant. Il n’y avait personne dans la cour. Il n’y avait personne dans l’entrée.
Elle monta l’escalier grinçant jusqu’au premier étage. Une fois devant la porte, elle comprit qu’elle était émue comme une écolière à un examen. Non, elle n’avait pas peur, mais elle était émue. Elle répéta le mot d’ordre. Elle ne se hasarda pas à frapper tout de suite. Puis elle se rappela brusquement qu’elle ne devait pas rester longtemps comme ça; si un regard étranger, un regard ennemi la voyait? Le Commandant aurait pu voir ce regard ennemi.
Elle frappa avec fermeté. On lui ouvrit sans demander qui était là. Olga fut contente et confuse à la fois: elle connaissait la femme qui se tenait dans le corridor — avant la guerre celleci avait souvent acheté des primeurs chez Olga; elle lui était restée dans la mémoire car elle appartenait à ce type de ménagères, peu nombreuses d’ailleurs, qui ne marchandaient pas, ne choisissaient pas les meilleurs légumes, achetaient comme le font les hommes. Mais Olga fut surtout frappée quand elle vit que Yanina Ossipovna était enceinte. Elle le vit d’après les taches qu’il y avait sur le
visage de la femme, sa manière de se tenir, sa façon de croiser les bras. Ce fait inattendu coupa la parole à Olga, elle oublia même le mot d’ordre. Mais la femme l’invita à passer dans la pièce sans mot d’ordre et ce qui l’étonna encore plus, ce fut le fait qu’elle savait son nom:
— Entrez, Olga.
Olga prononça quand même le mot d’ordre. La femme lui répondit comme il le fallait. Puis elle lui tendit son fichu d’angora gris et demanda:
— Vous allez dans des villages? Apportezmoi quelque chose en échange de cela... du lard, du beurre...
Olga se troubla: qu’est-ce que c’était? un examen de plus, la suite du mot d’ordre ou une demande sincère? Bien sûr, une femme dans cet état doit bien manger. Mais tout est simple là où tout est facile, et ici, Dieu seul aurait pu y •comprendre quelque chose.
Quand elle avait fait ses préparatifs elle avait pris non seulement quelques habits récemment achetés, mais une miche de pain et un morceau de lard, car elle savait que beaucoup de ces spéculateurs qui s’engraissent aux frais d’autrui font des échanges: ils ne payent pas les habits qu’ils achètent en argent, mais en vivres, ils paient un tiers de ce qu’ils récupéreront après dans les villages. Elle avait pensé encore à une autre chose, se basant sur son expérience: si elle a de l’eaude-vie, du pain ou du lard il serait plus facile pour elle de payer une rançon à un policier insolent, ou à des Allemands qui ne dédaignaient rien.
Olga demeura indécise, pensive. Puis elle prit le fichu des mains de la femme, le plia doucement et le mit sur la table, sur la nappe propre, bien repassée, à carreaux. Ensuite elle délia son baluchon et mit sur la table, à côté du fichu, du pain et du lard.
Olga regarda la femme et... se figea pétrifiée: les grands yeux de la femme, cernés, c’était un cas fréquent pour les femmes enceintes, s’étaient remplies d’une peur mortelle, d’effroi. Olga la regardait et ne pouvait pas comprendre ce qui s’était passé pendant qu’elle défaisait le baluchon.
— Qu’est-ce qu’il a? murmura Yanina Ossipovna d’une voix faible, sa bouche se dessécha tout à coup.
Qui?
— Andrey.
C’était donc ça! Mon Dieu! Quelle honte! Quelle était bête! Elle, qui venait d’éprouver la même chose, n’avait pas compris ce que voulait savoir cette femme en premier lieu, ce qu’elle attendait. Olga venait de comprendre que la femme lui avait montré le fichu, lui avait parlé de l’échanger contre quelque chose pour ne pas se trahir, pour retarder la révélation d’Olga, surtout si la nouvelle était mauvaise. Mais elle, tête d’imbécile, elle s’était mise à sortir du pain comme si elle donnait l’aumône à une misérable, comme si elle était venue pour un repas funéraire.