La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
— Et le fichu? Excusez-moi, s’il vous plaît.
Olga prit le fichu que Yanina avait apporté, le déplia, en l’admirant, et, tout à coup, elle embrassa la femme et lui jeta le fichu sur les épaules, puis, lui en recouvrant la poitrine, elle la baisa sur la joue.
— Qu’il est chaud, et vous, vous en avez besoin maintenant, il faut être toujours au chaud, et, sans lui donner le temps de la contredire, Olga sortit brusquement.
La même journée, Olga allait à une autre permanence clandestine (d’ailleurs, c’étaient les mots de Yanina Ossipovna), chargée d’une autre mission; elle s’y dirigeait avec plus d’intérêt, saisie d’une nouvelle excitation, une excitation de joie.
La femme, avec laquelle elle avait failli s’apparenter pendant un temps si court, avait produit sur elle une impression extraordinaire, Yanina avait complété à sa manière, comme peut le faire une femme, les sentiments inhabituels d’Olga qui avaient apparu pour la première fois devant
les barbelés du camp, ou pendant la fête d’Octobre quand Sacha lui avait lancé son premier reproche et après quoi elle avait voulu célébrer cette fête soviétique. Ses sentiments germaient et grandissaient avec peine et difficulté au fur et à mesure qu’elle connaissait mieux Sacha, que leurs idéaux moraux se rapprochaient. Les rencontres avec le Commandant, avec sa femme, c’était une sorte de pluie de printemps, et après — le beau temps.
Ce jour-ci elle comprit enfin qui étaient ces gens, avec qui son destin l’avait liée.
Le premier sentiment qu’elle éprouva après être sortie de chez Yanina Ossipovna l’étonna, il était inattendu. Auparavant, parfois, elle avait envié les intellectuels, mais quant aux enseignants, elle ne les estimait pas hautement: ils se détraquent les nerfs et ils gagnent des kopecks. Et maintenant, pour la première fois, elle voulut devenir institutrice, enseigner aux enfants. Elle se souvint que Sacha lui avait dit qu’elle avait une bonne mémoire, qu’elle était capable et qu’elle devait absolument faire ses études. Il l’avait priée de lui promettre qu’elle ferait ses études. Elle avait promis, mais elle n’y croyait pas elle-même, une fois elle lui avait dit: ,,Je ne veux pas faire des études** Et la voilà qui marchait dans des rues désertes, couvertes de neige et qui mentalement donnait sa parole à Sacha, au Commandant, à Yanina, à elle-même, au ciel d’où tombait une petite neige douce, où, croyait-elle, il y avait Dieu, elle promettait de continuer ses études tout de suite après la libération de la ville, malgré toutes les difficultés. Il y avait des écoles du soir avant la guerre, il y en aura après la guerre, on en aurait besoin davantage: les adolescents qui devraient aller à l’école maintenant et qui n’y allaient pas, après la guerre deviendraient plus grands.
Ce désir inattendu et avide d’étudier avait élevé en elle sa certitude que les nôtres reviendraient bientôt et que la vie se renouvellerait. Encore une idée lui vint à l’esprit: cette vie d’avant-guerre lui sembla très belle, elle n’y avait pas prêté attention autrefois. Mais si, elle y avait prêté attention quand il fallait critiquer les ordres au marché, dans un magasin, au bureau de passeports, dans une file d’attente de cinéma, dans un wagon de tramway. Maintenant il lui semblait étrange, même criminel, que pour ces bagatelles certains habitants de la Komarovka étaient mécontents de leurs supérieurs. Ils étaient mécontents de qui? Des leurs, ouvriers et paysans. La vieille Lénovitchikha se conduisait de cette manière: à cause de cela le vieux corroyeur s’était souvent querellé avec elle, il lui expliquait toutes ces difficultés à sa façon, à la façon d’un ouvrier. Ce jour-là certains changements eurent lieu dans l’attitude d’Olga envers ses parents. Auparavant elle avait évoqué souvent sa mère, surtout par les temps difficiles, dans ses pensées, elle lui demandait conseil, elle était sûre de sa sagesse, elle se souvenait de son père rarement, jamais elle ne lui avait démandé conseil, et tout à coup, elle pensait à lui avec reconnaissance, elle aurait voulu lui parler, elle sentait qu’il l’aurait bénie.
Elle ne dut pas prononcer le deuxième mot d’ordre bien qu’elle n’eût pas trouvé la maison assez vite; la maison se trouvait dans une ruelle sans nom, tout près de la forêt — Krasnoïé Ourotchichtché. La maison était neuve, mais sa construction n’était pas achevée, il n’y avait même pas de porte cochère: entre qui veut. Des poutres et des planches traînaient dans la cour, mais tout cela ne restait pas toujours à la même place, la neige n’était intacte nulle part, on y voyait jaunir des copeaux et des morceaux de bois; sous un avant-
toit, inachevé comme tout le reste, il y avait des planches récemment rabotées, des planures. Ça sentait le pin. Le fait qu’il y avait des gens qui construisaient en ces temps-là rendit Olga gaie, elle éprouva de la sympathie à l’égard des maîtres de la maison, ces gens, qui aimaient le travail et qui étaient sûrs de quelque chose de plus considérable que leur propre vie, s’ils avaient transformé leur maison inachevée en une permanence clandestine. Les fenêtres étaient condamnées, il n’y avait que deux croisées à gauche du perron, qui étaient adaptées à l’hiver: les trous avaient été bouchées avec de l’étoupe, mastiquées.
Le perron l’étonna: l’unique partie delà maison qui était non seulement achevée, mais faite d’une manière compliquée, avec invention — de petits poteaux ciselés, une rampe, un petit banc — comme si les maîtres de la maison avaient décidé qu’on pourrait vivre sans autre chose, mais qu’on ne pourrait pas se passer d’un beau perron. ,,Ce n’est pas par esprit d’ordre et d’économie, mais une sorte de bizarrerie'', se dit Olga. Il est vrai, cette bizarrerie concernait non seulement le perron. Comment, par exemple, pouvait-on vivre sans porte cochère quand il y a des choses utiles qui traînaient dans la cour? Le combustible, par ce froid hiver de guerre, c’était comme le pain. Même elle, Olga, qui ne prenait jamais ce qui ne lui appartenait pas (ce qui appartenait à l’Etat ou était abandonné par des réfugiés ne s’y rapportait pas), elle aurait eu du mal de ne pas succomber à la tentation si elle avait à côté un voisin qui n’aurait pas eu de porte cochère et qui aurait gardé du bois dans sa cour.
Donc, si tout est ouvert, ou peut entrer dans cette maison, comme dans une boutique, sans demander la permission, sans frapper.
Olga entra dans un corridor où il n’y avait pas
de porte s’ouvrant dans la partie inachevée de la maison, rien qu’une baie. Ça sentait l’étable — le foin et le fumier. Elle ouvrit une porte et se trouva dans la partie habitée de la maison — une cuisine vaste et chaude. Elle vit le Commandant et le maître de la maison, un homme sur le retour. Ils étaient assis à table et ils... buvaient. Sur la table sans nappe il y avait une bouteille remplie d’un liquide trouble, le même breuvage était dans le verre devant le Commandant, quant à l’homme, il avait devant lui un quart fabriqué dBune boîte de conserve, on pouvait y voir encore une assiette avec de la choucroute, une demi-miche de pain, un étrange couteau de cordonnier.
Cette scène produisit une mauvaise impression sur Olga. Non, ce n’était pas ce qu’ils buvaient et mangeaient, mais la prose de la conduite des militants clandestins, cette imprudence impardonnable, comme il lui avait semblé, qui était tout l’opposé de ce qu’elle venait de voir à la première permanence clandestine: là-bas, tout était basé sur les nerfs, comme on dit, sur les sentiments les plus nobles, chaque geste et chaque mot avaient un sens particulier, même la manière de lui offrir du thé était noble et pleine d’un sens précis. Ou peut-être, après avoir vu le sublime auquel elle s’était initiée moralement, elle fut un peu désenchantée par cette prose odieuse de la vie quotidienne qu’elle avait observée avant la guerre quand Adass buvait un verre presque chaque jour et qu’elle observait maintenant: des policiers, comme des chiens affamés courent à la recherche de cette buvée gratuite. Mais les flics, ils ne sauraient pas vivre autrement. Et Olga avait vu une autre vie, celle d’Aless, celle de Yanina Ossipovna.
Peut-être, en raison d’une solidarité féminine Olga fut piquée au vif pour Yanina Ossipovna: c’était et c’est toujours comme ça — la femme
tremble pour l’homme, et lui, il s’embrasse avec un verre.
Mais tout cela se dissipa dès qu’elle eut vu les yeux du Commandant qui se levait à sa rencontre. Elle lut dans ses yeux la même angoisse qu’elle avait vu dans les yeux de Yanina Ossipovna. Peutêtre, à ce moment-là, Olga comprit une des lois principales de la conspiration: la plus grande sécurité et la prudence consistent dans le naturel, l’habituel de la situation et de la conduite; chez une institutrice tout doit être comme chez une institutrice, chez cet homme simple — comme chez un homme simple, il faut que cela sente l’étable, qu’on coupe le pain avec un couteau de cordonnier et qu’on boive de l’eau-de-vie dans un grand quart fabriqué d’une boîte de conserve.
Olga changea d’humeur parce qu’elle connaissait cet homme, le maître de la maison, elle l’avait vu au marché — elle avait de la chance ce jour-ci. Il n’apparaissait pas souvent au marché, mais les marchandes de la Komarovka avaient retenu un événement. Cet homme, un invalide, à une jambe de bois, vendait une fois des bottes et un milicien s’était accroché à lui. Tous les deux s’emportèrent, en vinrent aux mains. Alors le milicien l’arrêta pour outrage aux pouvoirs et le conduisit au poste de milice. Bien que le milicien fût en bons termes avec les marchandes, il ne les offensait jamais, celles-ci prirent parti de l’invalide. Elle les encerclèrent tous les deux, crièrent, menaçant le milicien d’aller se plaindre à son chef. Le milicien dut céder ce qui lui valut la renommée d’un homme bon et il reçut une compensation pour un bouton arraché.
Olga n’eut pas le temps de faire un pas dans la cuisine que le Commandant lui demanda avec impatience: