La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
—• Ne dis pas ça, Olia. Il ne faut pas, prononça-t-il tout bas. Je ne suis pas un étranger. Si tu savais ce que j’ai fait ces jours-ci, tu ne me traiterais pas de la sorte. Je ne suis pas un étranger. Je... Je t’aime, Olga. Et Svéta...
Alors Olga, tenant l’enfant de son bras droit, l’attira de son bras gauche. La petite rit et l’embrassa aussi. Cette joie d’enfant toucha Olga jusqu’aux larmes, elle cacha le visage dans son épaule, son pardessus froid sentait la scorie de charbon, il sentait le brûlé, comme s’il avait éteint un incendie; elle éclata en sanglots.
— Je suis à la torture, Sacha... Je suis à la torture...
— Calme-toi, je t’en prie. Tu vois je suis sain et sauf. Bien plus... c’est ma deuxième naissance. Si tu savais comme je me sens bien maintenant! Je me sens un homme, un combattant!
— Je ne croyais pas que ce soit si pénible que de t’attendre.
— Je savais que tu m’attendais. Cela me rendait la vie plus facile. Je te remercie.
Peut-être que la fillette eut l’impression qu’Aless avait vexé sa maman, et avec toute son ingénuité d’enfant, où la colère avait succédé à la joie, elle frappa rapidement de sa main la joue d’Aless.
— Quoi donc, petite taquine? Qu’est-ce qui ne va pas? rit Aless.
Olga se détacha de lui et se mit à couvrir de baisers la tête de l’enfant.
— Ma petite sotte! Que tu es bête encore! Tu ne comprends rien! Mon Dieu! Est-ce que je comprends quelque chose, moi? Pourquoi je pleure? Comme une Madeleine. Est-ce que quelqu’un a vu Lénovitchikha pleurer de la sorte? Pourquoi restes-tu là-bas comme si tu n’étais pas chez toi? Ote tes vêtements.
Elle porta l’enfant sur le canapé, la fit asseoir, lui cria comme si elle était fâchée:
— Ne descends pas sur le plancher, Avsioutchikha! Frétillon! Ou je te donne une fessée!
— Ba — ba — ba, imita la petite.
Cette scène fit rire Aless et le toucha jusqu’aux larmes, il était plus ému qu’il ne l’avait été quand la petite l’avait embrassé. Jamais il n’avait eu honte de ces larmes, des larmes de joie, d’attendrissement, de fierté, et maintenant il était intimidé, il ne manquait plus que ça: pleurer comme Olga. Il lui semblait que maintenant lui, qui était un diversionniste, il n’avait aucun droit à cette sorte de sentimentalité, que ces accès sentimentaux ne pouvaient qu’affaiblir sa volonté.
Aless, voulant se laver, Olga se mit à chauffer de l’eau sur le réchaud, il lui semblait qu’il devait non seulement se débarbouiller pour être propre, mais laver toutes les preuves de son activité dangereuse qui faisait peur à Olga et en même temps la ravissait. Dans sa vie elle avait souvent eu peur, mais le ravissement était un sentiment
tout nouveau, inhabituel, doux et amer à la fois, il la libérait des réseaux de la peur, il l’élevait, l’initiait à quelque chose de sublime, mystérieux comme le monde des contes de son enfance, comme sa communion à l’église où sa mère l’avait conduite. Quand Aless rentra, elle pensa à Dieu et crut en son existence plus fort qu’elle ne l’avait fait auparavant.
Olga sortit de sa réserve un morceau de savon, une savonnette d’avant-guerre. Aless ôta sa chemise pour se laver et le coeur d’Olga se serra d’une pitié maternelle: que ce gars était maigre! Mais en même temps Aless l’émerveillait et cet éblouissement allait grandissant. Cela provoquait dans son âme une nouvelle joie et une nouvelle angoisse.
Elle versait de l’eau sur ses mains, il en jetait sur son visage, son cou, ses épaules maigres et reniflait gaiement. Une véritable idylle; la femme aide son mari à se laver quand il rentre, son travail fini. Mais elle n’y pensait pas, elle n’en parlait pas. Elle dit:
— Il me semble que tu es rentré après un long voyage.
Il demeura immobile, penché au-dessus de la bassine, l’eau dégoulinait de ses cheveux qu’il avait laissé pousser après le camp.
— Pense plutôt que je vais partir en voyage.
— Où? tressaillit-elle comme un oiseau troublé.
— Une nouvelle mission. Et ce voyage sera long.
On aurait dit que son nouveau sentiment avait reculé cédant la place à son ancienne peur. Mais elle la chassa et fut heureuse de sa victoire.
Ensuite elle lui donna à manger, elle avait mis sur la table tout ce qu’elle avait de meilleur, ce fut un repas abondant, un repas de fête, elle avait tout sorti. Aless était confus de voir la joie que
son retour avait causé. C’était un accueil qui devrait être réservé aux combattants qui rentreraient, en vainqueurs, chez eux. Mais la victoire était loin, maintenant quand il s’était engagé dans la lutte active il le comprenait beaucoup mieux qu’au camp, où lui, un romantique, en plein désespoir, croyait aux miracles.
Il savait qu’Olga serait blessée par cette résolution qui avait été adoptée, non, pas par lui, mais par Andrey, commandant du groupe. Il ne comprenait pas bien l’utilité de son déménagement, il croyait qu’ici, sous ce toit, protégé par cette femme, pratique avant l’âge, lui-même, et les missions qu’on lui confierait seraient en plus grande sûreté ici que n’importe où. Mais il n’avait pas osé contester la décision de son commandant. Pourtant, il n’avait pas suivi son conseil de ne pas passer chez Olga, car il savait qu’Olga souffrirait dans l’ignorance et qu’il ne serait jamais calme en pensant qu’une âme proche était à la torture.
Il était venu ici, dans l’intention de lui parler, de tout lui expliquer, de partir ensuite, de ne pas rester pour la nuit afin d’avoir moins de tourments, afin de ne pas raviver sa plaie, à elle, il était résolu à partir pour une autre maison, chez des inconnus; il avait un laissez-passer de nuit rédigé au nom d’Ivan Khadkévitch, cheminot.
Mais la joie d’Olga provoquée par son retour avait fait disperser sa fermeté. Voyant ses soucis et sa tendresse il n’eut pas le courage de lui parler de sa décision, ce n’était pas le moment de lui dire qu’il avait reçu cet ordre, elle ne le comprendrait pas, elle enverrait au diable tous les commandants, car personne ne pourrait donner un ordre à son coeur.
Aless avait faim, mais il mangeait sans appétit, comme un malade et Olga en était tourmentée. Elle était assise en face de lui, ne détachait pas
ses yeux de son visage, le régalait comme son hôte le plus cher, lui offrait un plat après un autre.
Leur conversation était étrange, on dirait. C’était Olga qui parlait, prolixe, comme si elle comprenait qu’ils avaient peu de temps et elle se pressait de tout lui dire. Mais il sentait qu’elle ne disait pas tout ce qu’elle voulait dire, ce qu’elle voulait demander; qu’elle avait peur de s’engager dans la conversation qui les intéressait tous les deux, elle voulait la remettre, cette conversation, comme il le voulait, lui aussi.
Elle lui parla longuement, entrant dans les détails, de la conduite de Svéta, de toutes ses ruses et ses caprices, elle lui dit que la petite s’était ennuyée sans lui, qu’elle l’avait cherché partout dans la maison, qu’elle avait demandé avec insistance en sa langue que seule Olga comprenait où était-il, quand rentrerait-il. Olga ne lui parla ni de sa tristesse, ni de ses angoisses. Aless fut touché d’avoir entendu ce qu’elle lui avait dit sur sa fille, mais il comprit le sens secret de son récit et il s’étonna, pas pour la première fois, de la délicatesse d’âme et de la finesse d’esprit de cette femme, qui était, en d’autres circonstances, une femme brutale et criarde. On aurait dit qu’elle le berçait, las et alourdi après le repas, de ses récits sur sa fille, sur ses affaires, sur ses voisins, sur la mère Maryla qui devenait sourde, on ne savait pas pourquoi, et, n’entendant rien, elle répondait souvent mal à propos ce qui étonnait même Svéta.
Elle dit qu’elle avait été chez les Borovski, mais elle ne lui avoua pas qu’elle l’avait cherché, elle serait venue chez eux comme ça, en passant. Aless comprit qu’elle abordait doucement le sujet de la conversation qu’ils devraient avoir et il prêta l’oreille.
— Léna est nerveuse, méchante. On ne peut pas lui dire un mot. C’est à force de crever de faim.
— Tu aurais pu les aider.
— Aider qui? Les Borovski? Ils sont orgueilleux. D’ailleurs, ce n’est pas un dépôt chez moi, ou un magasin. Ils ont bayé aux corneilles. Des garçons, comme leur Kostia, ont chipé tant de choses, beaucoup plus que moi, femme seule. Je n’osais pas pénétrer partout. Ils ménageaient leur conscience, et moi aussi, j’avais quelque chose à ménager...
,,C’est ça, la marchande de la Komarovka se déchaîne11, se dit-il, désenchanté par ses paroles, par son inimitié, à l’égard des Borovski; chez elle, c’est souvent comme ça: à côté de la cordialité il y a de la brutalité, de l’avidité, des calculs, comme une marchande. Mais il ne répondit rien en l’entendant se prononcer contre les Borovski. Qu’elle se mette à les injurier tous, les militants clandestins, ce serait pour lui plus facile de parler de sa décision et de partir. Que c’est difficile quand même de la quitter!
Ayant fait son compte-rendu sur tout ce qui s’était passé dans la maison pendant son absence, et, n’entendant pas la même confession de sa part, Olga lui demanda d’un air mystérieux, tout bas:
— Et toi... qu’est-ce que tu as fait?
— Il ne faut pas parler de mes affaires, Olia. Ce serait mieux comme ça. Pour toi surtout... pour moi, pour nous tous. Pourquoi veux-tu savoir?
— Je suis allée voir les pendus dans le square...
Il s’arrêta net. Il comprit ce qu’elle avait enduré pendant son absence. Elle venait de le dire. Pourrait-il la persuader de ne pas s’intéresser à ses affaires?
— Nous... avons vengé nos camarades.
— Tu as tué, toi aussi?
— Je n’étais pas tout seul. Nous avons fait
sauter un train militaire. Mais toi... tu n’as rien entendu!
— Je n’ai rien entendu, consentit docilement Olga, elle se pelotonna comme si elle avait froid et cacha les mains sous sa blouse. Aless comprit: elle avait dit l’essentiel. Maintenant c’était son tour. Après avoir entendu son aveu, il lui était plus difficile de dire qu’il allait la quitter. Tout de suite.
La petite se mit à faire des caprices, elle avait sommeil. Olga sortit de la pièce pour la coucher.