La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Léna se leva brusquement, poussa la pomme de terre qu’elle avait épluchée, s’enveloppa la tête de son fichu.
— De nouveau tu n’as rien mangé, s’affligea la mère.
— Ne t’offense pas, Olga, dit Léna d’un ton cordial, réconciliant. C’est peut-être la jalousie. Je n’ai pas pu aimer au temps jadis... Et toi, tu peux aimer à cette heure-ci. Ne pleure pas. Il reviendra, ton Sacha, elle prononça ces mots d’une façon si sûre qu’Olga la crut et se calma
Mais elle fut calme rien qu’au cours de la matinée pendant qu’elle faisait chauffer le poêle, donnait à manger à Svéta, faisait les chambres, d’une façon plus consciencieuse que d’habitude, comme si elle attendait quelqu’un ou se préparait à une fête.
De nouveau l’angoisse... non, ce n’était pas de
l’angoisse, c’était de l’effroi qu’elle éprouva avec l’arrivée de la mère Maryla. La veille Olga s’était entendue avec celle-ci qu’elle irait se promener avec la petite, car elle savait que si Sacha ne rentrait pas, elle ne pourrait rester à la maison toute la journée.
Elle était bonne, cette vieille, compatissante. Elle savait mieux que tous les voisins où Olga avait pris ce locataire, elle savait qu’il avait été gravement malade, elle avait aidé Olga à le guérir, elle avait pitié du malheureux. Ce qui était incompréhensible c’est que la mère Maryla, ou par bonté et compassion pour Olga, ou par un certain manque de tact, lui dit:
— On dit, ma chérie, toute la Komarovka en parle, que ce matin les fascistes maudits ont pendu nos hommes... des partisans, comme on dit... dans le square près de la Maison de l’Armée Rouge... Et qui sont-ils, Dieu le sait.
Les mains, les jambes, les yeux, la langue, tout s’engourdit. Olga ne put pas prononcer une parole, elle n’en avait pas la force. Elle se tenait debout, blanche comme un linge, regardait Maryla et... ne la voyait pas, elle avait du brouillard devant les yeux, elle ne voyait que les silhouettes des pendus, et parmi eux, elle le voyait, Sacha...
Puis tout à coup elle eut l’impression que son coeur se brisait en menus fragments, que chaque fragment palpitait, avec douleur, dans tout son corps, ses tempes, son ventre, ses doigts.
Olga se précipita vers la vieille, la saisit, la secoua:
— Ma petite mère, dis-moi, il est parmi eux?
— Mais non, ma chérie, non. Personne ne sait, personne n’a vu. Pourquoi serait-il là-bas? Qu’estce qu’il a fait. Il était malade. Bien qu’Olga ne dît rien, ne bougeât pas, Maryla se mit à la dé
conseiller: ma chérie, n’y va pas... Il ne faut pas que tu y ailles. Ce sera mieux si moi, vieille femme, y allait. En automne, on a pendu trois hommes au marché Tchervensky, une femme est venue, a reconnu son frère, a pleuré, et ces salauds l’ont saisie, bien qu’elle n’ait pas été coupable... Et qui est coupable?
Non, Olga ne pouvait plus rester dans la maison, la vieille avait beau lui dire. Maryla l’avait presque persuadée que son chéri ne pouvait pas être là-bas. Olga n’éprouvait plus cette douleur d’effroi et son coeur se remit à battre normalement. Mais elle devait aller voir les pendus. Ce n’était pas à cause de la peur qu’elle éprouvait croyant qu’il fût là-bas. Ce n’était pas à cause de ce sentiment de curiosité bourgeoise qui lui était propre. Non, c’était quelque chose d’autre, c’était son adhésion à la vie nouvelle, le désir de voir en face le danger qui la guetterait maintenant chaque jour, chaque heure dans cette nouvelle vie. Elle avait vu la mort de son père, écrasé par un wagon, la douce mort de sa mère dans le potager, la mort des gens sous les bombardements, la mort d’un vieux juif qu’un Allemand avait tué en lui tirant dans la gorge, les cadavres des prisonniers derrière les barbelés du camp. Et comment était la mort de ceux qui, comme Aless ne voulaient pas se plier devant les étrangers. Il n’y avait pas longtemps elle avait espéré que sa vérité triompherait, qu’avec ses caresses et l’aisance qui régnait dans la maison elle l’obligerait à se plier pas devant l’ennemi, mais devant elle seule, et qu’il vivrait la vie qu’elle vivait. Ses espérances avaient échoué quand il tua un Allemand. Maintenant, quand le jeune homme avait disparu elle ne savait où, elle n’espérait plus. C’est pour ça qu’elle devait se préparer à une vie nouvelle. Voir tout de ses propres yeux.
Olga, vêtue, embrassa sa fille; Maryla la prévint:
— N’oublie pas Svéta! Avec qui restera-t-elle?
Quand elle pensait à sa fille, elle devenait prudente.Néanmoins, dans les rues de la Komarovka, mi-désertes, elle courait et elle était hors d’haleine. Le froid lui déchirait la poitrine, il aurait condensé l’air et Olga l’aspirait ou l’expirait avec peine; l’air, froid et gelé, lui piquait les poumons, la gorge.
Mais dans la rue Sovetskaïa, malgré le froid, il y avait pas mal de monde. Un sur deux portait une capote verte, grise ou noire. Olga marcha plus lentement, bien que cette précaution fût inutile, le froid chassait tout le monde. Les Allemands sautillaient, dans leurs bottes en cuir gelées, ils se frottaient les oreilles, ce qui les rendait gais, excités.
Olga nota que tous suivaient le côté droit de la rue, tandis que le côté gauche était désert. Elle comprit tout de suite pourquoi. Et de nouveau elle fut saisie de terreur. S’il était là? Elle ne savait pas comment elle se conduirait, ce que lui dirait son coeur souffrant, elle ne comptait plus sur ellemême, elle pensait à sa fille de nouveau. Ce n’était que sa Svéta, ce petit brin d’herbe qui pourrait l’empêcher de faire un pas insensé. Mais qu’est-ce qui est sensé et qu’est-ce qui ne l’est pas? il n’y avait pas longtemps Olga le savait très bien, en tout cas elle ne doutait point que tout ce qu’elle faisait, tout était sensé. Maintenant tout s’était embrouillé. Sacha l’avait fait. Chose étrange, elle n’en était point fâchée, au contraire, elle lui en savait gré.
Comme dans un rêve terrible elle se dirigea de la rue Prolétarskaïa jusqu’au square. Elle croyait monter un escalier raide, sans fin, elle n’avait plus de forces, ses bras et ses jambes
étaient engourdis, son coeur, mortellement épuisé, s’arrêtait.
Avant d’atteindre le cinéma elle vit les pendus, et d’un coup d’oeil, le coeur battant, elle sentit qu’il n’était pas parmi eux... La peur recula, mais un nouveau sentiment s’empara d’elle: une vague de haine contre ces bourreaux, jamais elle n’avait ressenti une haine si puissante. Auparavant elle maudissait les Allemands qui avaient commencé la guerre, qui tuaient des gens, mais comme la guerre ne lui avait pas porté malheur, à elle, personnellement, elle les maudissait avec indifférence, rien que pour être agréable à Aless, pour ne pas être avec les policiers qui faisaient l’éloge du nouveau pouvoir, pour être avec le peuple. Elle n’hésitait pas parfois de tourner en dérision les maîtres devant les policiers de sa connaissance, leurs valets.
Dès qu’elle eut vu les pendus elle éprouva un nouveau sentiment, en tout cas elle comprit ce que c’était que la haine de Sacha, pourquoi il brûlait d’envie de se venger. Ses jambes et ses bras, engourdis jusqu’alors, se remplirent de forces, elle se sentit aussi téméraire qu’elle l’avait été les premiers jours de la guerre quand elle accumulait des biens, mais son courage d’aujourd’hui avait un autre objectif.
Olga marcha d’un pas sûr, rapide, puis elle s’arrêta en face des pendus. Personne des civils ne s’y arrêtait pas, tout le monde avait peur d’y jeter un coup d’oeil, ce n’était que les Allemands qui les contemplaient, délibéraient à haute voix, faisant l’éloge, sans doute, du châtiment des bandits.
Ils étaient pendus dans un coin du square, tout près de la rue Sovetskaïa, à des traverses fixées à de vieux tilleuls. Cinq hommes, une femme. Avant de les pendre on leur avait enlevé leurs vestons,
leurs chemises, la femme était sans blouse; en linge de corps, les pieds nus.
Un givre épais couvrait le square, les arbres n’étaient pas naturels et ressemblaient plutôt à des décors de théâtre. Le givre était tombé des tilleuls où pendaient les militants et ces arbres, d’un noir vif sur le fond blanc, avaient un air triste, a ffligé.
Le givre avait blanchi les têtes des pendus, s’était emparé de leurs visages, leurs bras, leurs jambes; les corps étant sans chaleur, le givre y était le maître absolu. Ces visages gelés semblaient être faits de gypse, ils se ressemblaient. Olga voulut voir leurs visages de plus près, pour se convaincre qu’ils ne se ressemblaient point, pour les retenir en mémoire ou pour reconnaître quelqu’un. Elle passa, sans hésiter, bravement, de l’autre côté de la rue qui était déserte. Elle s’arrêta à cinq pas d’eux et les regarda attentivement. Non, ils étaient tout à fait différents, on le voyait malgré le givre qui les couvrait: un d’entre eux tout jeune, un enfant; un autre avait une barbe courte, mais fournie, qui avait poussé, sans doute, après l’arrestation; tous, ils avaient sur le visage, le cou, la poitrine des ecchymoses.
Olga, s’imagina les tortures qu’on leur avait fait subir, mais elle ne fut pas saisie d’effroi, comme c’était le cas auparavant, quand elle s’imaginait les tortures qu’aurait pu subir Aless. La vague de haine qui l’envahissait de plus en plus, l’assourdissait, l’aveuglait, chavirait son esprit.
Si ce n’était pas les policiers, personne ne sait ce qu’elle aurait fait. Un d’eux apparut tout de suite. Olga ne s’aperçut même pas d’où il avait surgi. Elle vit devant elle sa sale gueule qui souriait, elle faillit crier, surprise et pleine de haine, elle faillit se jeter sur ce dégénéré qui se permettait de sourire si ignoblement ici, près des morts.
,,I1 faut respecter la mort, canaille!1' —elle faillit prononcer ces mots.
— Eh bien, tu connais quelqu’un? le policier montra ses dents. Ton frère? Ton mari? Un voisin? Une connaissance?
— Personne. Des gens, tout simplement.
— Des gens?! Des bandits! Nous allons voir!.. Fédia!
Un autre flic se promenait lentement sur le trottoir désert. Olga le reconnut, c’était Droutka, sa connaissance, il avait bu un seau d’eau-devie chez elle. Le policier la reconnut, fut étonné: