La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Ces idées le rendaient triste, il avait froid. Il avait le dos gelé sous la couche épaisse de laine de la vieille pelisse de Lénovitch. Il essayait de se révolter contre Olga. Comment pouvait-il, un komsomol, aimer cette femme qui était étrangère et loin de toutes les choses qui lui étaient sacrées? Mais tout de suite il se ravisait et se disait que tout n’était pas si simple que ça, qu’Olga, raisonnant souvent d’une façon apolitique, avait fait pas mal de bonnes choses, on ne pouvait pas dire qu’elle n’avait pas de mentalité soviétique. Elle ne provenait pas d’un milieu ennemi, elle était une fille d’ouvrier. Avait-il le droit de l’abandonner à cette heure-ci? Sa conduite, n’offenserait-elle pas les sentiments d’Olga? Ne reporterait-elle pas sa colère sur la cause pour laquelle ils combattaient? Qui suivrait-elle? Le policier Droutka? A y penser, il avait mal au coeur, son âme se déchirait. Il vaudrait mieux tout raconter au dirigeant qu’il allait rencontrer. Il ne doutait pas que ce serait un militant du parti, un homme sage et sérieux. Mais il sentait que sa timidité juvénile ne lui permettrait pas de parler de ses rapports avec Olga. Qu’est-ce qu’il dira, le dirigeant? Qu’il avait
séduit la femme d’un soldat de l’Armée Rouge qui était au front... Et le voilà qui voulait adhérer au groupe clandestin et être chargé d’une mission importante...
Ce qu’il redoutait le plus c’était la méfiance. Il craignait encore d’amener après lui un mouchard. Il zigzagua longuement, se retournant au coin des rues pour voir s’il n’avait pas été suivi. Les rues désertes le mettaient sur ses gardes. Dans certaines rues les sentiers faits d’avance s’étaient couverts de neige et il était le premier à se frayer le chemin. Les traces qu’il laissait lui faisaient peur: les traces solitaires attirent toujours l’attention. Ensuite il comprit qu’il avait zigzagué en vain croyant que la permanence devait se trouver dans une rue perdue.
Dans la rue qu’il avait cherchée il y avait non seulement un sentier, mais une route: des véhicules avaient passé. Il y avait beaucoup de monde ce qui le calma tout de suite comme s’il était maintenant caché des yeux ennemis. Même les soldats allemands ne lui firent pas peur, mais l’encouragèrent: les ennemis étaient tout près et ils dissimulaient ses traces. Il n’y avait personne qui lui parût suspect. Tout était très simple. Des gens expérimentés avaient choisi un bon endroit.
L’appartement se trouvait dans une maison de bois à un étage. Aless monta un escalier grinçant et se trouva devant une porte. Il y avait une sonnette mécanique, mais Aless n’osa pas la tourner, il ne fit que frapper à la porte de ses doigts gelés. Une femme lui ouvrit, sans âge, enveloppée dans un fichu chaud.
— Je viens de la part de Léna, fit-il, car c’était Léna qui lui avait dit de prononcer ces mots; il en était désenchanté, lui, le romantique, il aurait voulu avoir un mot d’ordre plus compliqué, tout était si simple. La femme ne devait pas pro
noncer de mots de ralliement, mais des mots de tous les jours, ordinaires et polis.
— Entrez, s’il vous plaît.
Léna Borovskaïa se trouva dans le petit corridor, elle avait un air de fête dans sa blouse d’un vert vif. Elle lui sourit en amie et prit son chapeau.
— Ote tes vêtements, Sacha. Aujourd’hui il fait chaud ici.
La chambre où il était entré après Léna l’étonna par sa solennité, bien qu’il n’y eût rien de particulier. C’était l’éclat de la neige qui pénétrait à travers une large fenêtre, les rideaux étaient modestes, mais propres, le papier peint était très gai, avec des bleuets sur un fond doré, ce qui donnait de la solennité à la pièce. Peut-être, cette impression de fête et de solennité provenait de ce qu’il n’y avait rien de trop dans la chambre, ce n’était pas comme dans la maison d’Olga où il y avait de tout. Un lit nickelé bien fait, un petit buffet, un rayon de livres où plusieurs livres manquaient, ce qui était attesté par le papier peint non fané à la place où il y avait eu des livres. Au mur, une reproduction du tableau de Chichkine ,,Le matin dans une pinède“; le papier peint, papier traître disait qu’il y avait eu encore un tableau au mur, bien que le clou en eût été arraché. Aless se dit qu’il aurait pu y avoir un portrait de Lénine. Il y en avait un de la même dimension chez lui. En général, tout lui rappelait la chambre de sa mère où régnait toujours un ordre parfait, un ordre d’institutrice. Son coeur se serra.
I II ne comprit pas tout de suite que c’était surtout la table, avec sa nappe blanche, un petit samovar brillant, des tasses de porcelaine, des tranches de pain finement coupées, disposées dans une corbeille tressée, ce pain qu’on recevait avec les cartes de ravitaillement allemandes, qui rendaient cette chambre solennelle. Il n’y avait
pas de sucre. Outre le pain il n’y avait rien à manger sur la table. Aless se souvint des pommes de terre au lard qu’Olga lui avait donné le matin et il éprouva de la gêne devant ces gens qui devraient avoir faim.
Il y avait deux hommes dans la chambre. Le premier, portant l’uniforme de cheminot, était assis à la table, tournant le dos à la porte, et buvait du thé, en clappant de la langue avec appétit. Il ne se retourna pas quand Aless entra, ne manifesta aucun intérêt à son égard. Le deuxième, Aless le connaissait, c’était le joyeux Evsey qui était venu prendre le poste, il sourit amicalement à Aless, comme à une vieille connaissance. Aless s’approcha de lui et lui serra la main. A ce moment, il fut saisi d’étonnement: il vit par la fenêtre qu’une unité motorisée stationnait là, de l’autre côté de la rue, des soldats s’affairaient près des camions et nettoyaient les sentiers dans la neige. On pouvait embrasser tout cela d’un coup d’oeil.
En voyant Aless regarder par la fenêtre, Evsey rit:
— Nous sommes bien protégés. N’est-ce pas? Un régiment motorisé.
— Un risque-tout, dit l’homme qui était assis à table.
Aless se tourna vers lui. L’homme n’était pas jeune, d'une cinquantaine d’années, il avait une barbe de trois jours, qui lui donnait un air sérieux et taciturne, à cause de cela il ne convenait pas à toute cette solennité, à la table, à la tasse fine qu’il serrait de ses grosses mains imprégnées d’huile de graissage. Aless eut peur qu’il ne cassât la tasse.
Aless fut un peu blessé parce que le cheminot ne lui fit même pas un signe de tête en guise de salut, bien qu’il l’examinât d’un regard pénétrant, en fronçant ses gros sourcils blancs.
La femme qui lui avait ouvert la porte apparut, elle venait de la cuisine. Elle l’invita poliment:
—• Asseyez-vous, Sacha, on va prendre du thé. Le samovar est chaud. Je m’appelle Yanina. Yanina Ossipovna. Et voilà mon frère, elle montra le cheminot, Pavel Ossipovitch.
Aless les regarda et se dit qu’ils ne se ressemblaient point: leurs aspects, la différence d’âges, leurs caractères n’étaient pas ceux d’un frère et d’une soeur. Regardant de près, il vit que la femme avait à peu près trente ans, pas plus. Son sourire était beau et on pouvait voir une dent en or qui brillait comme un rayon de soleil. Une intellectuelle, se dit-il, mais la façon de porter le fichu était celle d’une paysanne.
En regardant Evsey, ses vêtements de ski, trop étroits pour lui, qui ne lui appartenaient sûrement pas, sa démarche féline, souple, Aless comprit qu’il n’était pas un invité ici, mais qu’il y habitait. Mais quand même on pouvait constater, d’après certains indices imperceptibles, qu’Evsey ne se comportait pas en maître dans cette maison.
Yanina Ossipovna lui dit:
— Andrey Ivanovitch, assieds-toi, je te prie. N’es-tu pas encore fatigué?
Aless se réjouit. A cause de ce qu’Evsey n’était pas Evsey. A cause de sa découverte inattendue qu’Evsey était Andrey, et que peut-être il était ici à même titre que lui, Aless, chez Olga. Donc, ce n’était pas seulement lui qui était obligé de se chercher un abri, mais cet homme mûr aussi, ce dirigeant. Cela les apparentait, en tout cas, il n’avait plus honte devant ces gens pour ses rapports avec Olga. Il pensa que maintenant ce n’était pas indispensable de leur parler de ces rapports, comme il avait voulu le faire auparavant et de demander aux dirigeants la permission de ne pas quitter son appartement actuel. Les pensées
qu’il avait quand il se dirigeait à la permanence lui semblèrent naïves. Mais Yanina Ossipovna n’était pas Olga. Elle était la camarade d’Andrey dans la lutte. Et pour lui, qui était Olga?
Yanina Ossipovna lui versa du thé.
— Buvez, et elle ajouta en s’excusant: Il n’y a pas de sucre.
— Les Allemands ne donnent pas de sucre, fit Léna.
Le thé sentait l’airelle rouge et la fleur de tilleul. Quand il était malade, Olga lui avait fait boire beaucoup de ce thé. L’ambiance lui plut: c’était justement de cette manière, en prenant du thé, que se réunissaient les révolutionnaires clandestins sous le tsar; il avait presque tout lu ce que les écrivains et les historiens avaient écrit à ce sujet.
Pavel Ossipovitch lui demanda sans préambule:
— Est-ce que tu savais sur qui tu tirais?
— Sur un fasciste.
Le cheminot eut un sourire discret ce qui le fit ressembler à la femme: oui, c’était son frère.
— Tu as bien visé, c’était l’instructeur d’un groupe chargé d’enquêtes pour la police. Il avait appris aux flics comment il fallait faire une enquête à la manière hitlérienne, il soupira: Mais à cause de cette vermine ce soir-là on a arrêté des nôtres, on saisissait tout homme suspect.
Aless comprit que tout ce qu’il avait raconté à Léna, avait été vérifié en détails.
— Tu voulais venger les prisonniers qui étaient avec toi?
— Tout. Le peuple.
— Qu’est-ce que tu faisais avant la guerre?
— J’étais étudiant. J’ai été engagé dans l’armée quand j’étais en troisième année. En 1940.
— Et dans l’armée qu’est-ce que tu faisais?
Pavel Ossipovitch se trahit: ce genre de question
n’était pas celui d’un cheminot, mais d’un militaire, d’un commandant.
— Pointeur dans l’artillerie, ensuite, j’ai travaillé dans le journal de division. Nous avons été encerclés...