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  • La Marchande et le poète  Іван Шамякін

    La Marchande et le poète

    Іван Шамякін

    Выдавец: Юнацтва
    Памер: 323с.
    Мінск 1983
    79.83 МБ
    Aless resta seul, en pensant avec angoisse qu’il ne pouvait pas accomplir un devoir si simple. Il se disait que c’était une véritable mission, qu’il avait reçu des ordres. Il devait les exécuter!
    Svéta ne voulait pas s’endormir, elle l’appelait:
    — Ty — ta! Ty — ta!
    C’était étrange, pourquoi l’appelait-elle com­me ça? Qu’est-ce que cela signifiait en sa langue?
    Il ne bougeait pas, ne répondait pas.
    Olga l’appela:
    — Elle ne peut pas s’endormir sans toi. C’est toujours comme ça tous les soirs. Viens, berce-là.
    Ils étaient assis sur le lit, dans la demi-obscurité, la lumière pénétrait à travers la porte de la cham­bre à coucher, tenant le lit de l’enfant, leurs mains se touchaient; on aurait dit que chaque branche d’osier sec du lit tressé sonnait comme un mirliton.
    L’enfant, calmée grâce à la présence d’Aless, chanta pour elle-même une chanson ,,Le chaton“ et s’endormit.
    Alors Olga embrassa Aless et lui murmura ardemment:
    — Sacha, mon chéri, mon bien-aimé! Ne me quitte pas! J’ai peur de rester seule. Je ne peux pas vivre sans toi. Je ne t’empêcherai pas de faire ton devoir. Je les hais aussi! Veux-tu, je vais t’aider? Je t’aiderai, je suis brave, tu sais, je n’ai peur de
    rien. S’il faut mourir, je mourrai pour toi... avec toi... comme tu veux. Ne pars pas, Sacha, tu es mon fiancé. Tu m’es envoyé par Dieu...
    Elle pleura.
    Aless ne l’avait jamais entendu pleurer comme cela, il n’aurait jamais pensé qu’elle pût être si décontenancée, si impuissante. Frappé, touché, réjoui, apeuré, car ce serait plus difficile de quitter cette maison, il passait la main sur sa tête comme si elle était petite, il l’embrassait sur la bouche, sur sa bouche mouillée, salée, ardente.
    Aless se réveilla, il avait fait un mauvais rêve. Les fascistes pendaient des enfants. Le plus ter­rible, ce n’était pas le crime, mais le fait que les enfants ne comprenaient pas ce qui leur arrivait, ils prenaient cela pour un jeu, ils riaient avec joie, en montrant du doigt ceux qui étaient déjà pen­dus.Les adultes étaient autour, une foule immense, tel un mur, ils ne bougeaient pas, ils se taisaient: lui, Aless, il voulait se frayer un passage à travers cette foule, il voulait crier, mais il n’avait plus de voix. Tout était figé, muet, sourd, on n’enten­dait que le rire des enfants.
    Tout en sueur froide, il ne comprit pas tout de suite qu’il s’était réveillé. Il faisait nuit. Les oreil­les lui bourdonnaient, cela provenait des batte­ments de son coeur.
    Ensuite il entendit le souffle d’Olga, elle était à côté de lui. Son souffle à peine perceptible mon­trait qu’elle ne dormait pas et, peut-être, qu’elle n’avait pas fermé l’oeil de toute la nuit. 11 toucha légèrement son bras. Elle murmura:
    — Dors. Il est très tôt.
    Aless eut honte pour sa faiblesse du soir, pour ne pas avoir osé lui dire tout, lui expliquer tout d’une manière réfléchie. Il n’avait que trahi par sa conduite son intention de partir. Rien que des accès émotionnels. Il n’aurait pas dû rester pour
    la nuit, c’était une faiblesse de son côté, il se trom pait et il la trompait, maintenant, elle croyait, peut-être, qu’elle l’avait persuadé, l’avait soumis à sa volonté. Non, il était impossible de le per­suader. Il avait un ordre et maintenant il était convaincu que c’était un bon ordre, c’était une des lois de la conspiration. Il ne fallait plus retarder la conversation. D’ailleurs, dans la matinée tout paraissait plus simple. Calme, il dit:
    — Je partirai à l’aube, Olga. Essaie de com­prendre. Il le faut. Pour la sécurité de Svéta. Pour la cause. Mais je resterai à Minsk. Tout près. Nous nous verrons.
    Il eut peur qu’elle ne pleurât, qu’elle ne le suppliât; il ne savait pas s’opposer aux larmes d’une femme. Olga se tut longtemps. Puis elle trouva sa main et lui serra les doigts. Aless ré­fléchissait comment allait-il la quitter, sans se laisser fléchir, sans l’affliger. Que ce soit sans lar­mes. Mais Olga l’étonna une fois de plus. Elle lui dit comme si elle parlait d’une chose commune:
    — Dis au Commandant que j’accepte sa pro­position.
    IX
    Le Commandant lui-même chargea Olga de sa première mission; Olga ne savait pas comment, mais elle avait donné ce nom suprême et respec­table de Commandant à cet homme qui avait plusieurs autres noms.
    Elle attendait avec impatience celui qui s’ad­resserait un jour à elle. Elle craignait que personne ne le fît. Le Commandant pouvait être vexé, Aless pouvait ne pas transmettre son consente­ment, il lui avait bien dit qu’il quittait sa maison pour sa sécurité et celle de Svéta. De jour en jour son désir de les aider devenait de plus en plus
    grand. Non que cela fît naître l’espoir de voir Aless, mais pour quelque autre raison, qui n’était pas d’ordre personnel, cela était dû à un sentiment qu’elle ne pouvait pas bien comprendre encore elle-même.
    Maintenant elle allait rarement au marché. Les vivres devenaient plus chers, les habitants de la ville n’en vendaient presque pas, les paysans avaient peur d’en apporter. Elle avait quelques réserves et elle avait décidé sagement que tout ce qui pouvait se conserver pourrait être caché. Mais quant aux pommes de terre et aux betteraves à sucre, il était impossible de les conserver pendant longtemps. Sans doute, elle pouvait les vendre au printemps, les prix monteraient, les gens voudraient en manger et en planter, dans le potager. Mais elle s’ennuyait sans son occupation habituelle, maintenant, qu’Aless n’était pas là. Enfin, le marché, c’était son élément, c’était sa sortie dans le monde, c’était son activité sociale, c’était ab­solument tout. Elle était tentée d’y apparaître au moins une fois par semaine, de se voir au cen­tre de l’attention des marchandes, des clients, des policiers, de crier, de faire du bruit, de mar­chander, d’entendre les dernières nouvelles de la ville.
    Ce jour-là elle vendait des pommes de terre en robe des champs cuites et des betteraves à sucre. Les grands froids de Noël étaient passés, on dirait que la nature avait fait grâce aux gens. Il dégelait, une petite neige tombait, les contours des maisons et les silhouettes humaines étaient flous, comme dans la brume. Mais Olga le reconnut de loin, il apparut de derrière un ancien pavillon de viande transformé par les Allemands en une décharge, car, après un bombardement au début de la guerre, un mur s’était écroulé.
    Le coeur d’Olga battit avec joie et angoisse.
    Qu’il la voie! Elle rejeta en arrière son fichu chaud qui lui couvrait le front, leva la tête, exposant ses joues enflammées aux cristaux de neige. Mainte­nant il ne pourrait pas passer sans la voir. Mais elle savait: s’il passe sans faire attention à elle, elle devrait se taire sans montrer qu’elle le connaissait. Entre autres, elle fut contente de le voir dans la mê­me pelisse qu’elle avait voulu acheter. Mais la pelis­se avait encore perdu de son élégance, elle était de­venue plus sale et le Commandant n’avait plus son air d’autrefois. Un visage fatigué, maigri. Il n’y avait que ses yeux qui avaient gardé leur éclat gai, espiègle comme ceux d’un garçon. Il avait des yeux qui ne laissent passer personne, ni une jeune femme, ni un soldat allemand, ni une vieille men­diante qui demande l’aumône. Il donna quelque chose à la mendiante, ensuite il parla à un poli­cier comme à une bonne connaissance. Olga se dit qu’il n’allait pas l’accoster et... son angoisse fut si grande comme si toute sa vie dépendait de la conduite du Commandant. Elle oublia toutes les précautions, ne faisait que le suivre des yeux. En­fin, il se dirigea vers elle et Olga rayonna de joie comme une jeune mariée. Il s’approcha et la salua tout simplement:
    — Bonjour, ma belle. Ne me donnes-tu pas des draniks chauds?
    Olga rit aux éclats.
    — Tu viens trop tard. Il n’y a plus de draniks. On me les a arrachés des mains. J’ai des pommes de terre chaudes en robe des champs. En veux-tu?
    — Et tu as du sel?
    — J ’en trouverai un peu pour un Monsieur com­me toi.
    —■ Oh, dans ce cas-là, je suis d’accord. Le sel aujourd’hui, c’est comme le lard.
    Olga se pencha au-dessus de la luge où était placé un grand pot de fer enveloppé dans une vieille
    salopette ouatinée. Il s’approcha tout près comme s’il voulait voir d’où elle prenait les pommes de terre et il lui dit tout bas:
    — Sacha te salue.
    — Olga tressaillit, mais ne se redressa pas, elle continuait à tirer les pommes de terre de des­sous où elles étaient plus chaudes.
    — Comment va-t-il?
    — Oh, c’est un héros!
    — Permets-nous de nous voir.
    — Moi? s’étonna-t-il.
    — Mais qui donc?
    Il comprit qu’Olga croyait que leur organi­sation était une organisation militaire où un mi­litant clandestin n’a pas le droit de voir les siens sans avoir reçu la permission de son commandant; et le commandant pour elle, c’était lui. Lui, an­cien militant politique, il fut flatté que cette fem­me simple, qui était pour le moment loin de toutes leurs affaires, se faisait cette image de l’organisation clandestine. Au début, lui aussi, il avait eu cette image de la clandestinité, ainsi que certains de ses camarades. Mais c’était leur faute. Lui, tête chaude, il avait le temps de se refroidir et depuis il avait compris beaucoup de choses après les arrestations en décembre et en janvier. Les dirigeants de la première organisation clan­destine avaient agi avec envergure: ils avaient attiré un grand nombre de personnes qui n’était pas prêt à la lutte, ils s’étaient posé des tâches ir­réalisables, comme, par exemple, organiser des insurrections dans les camps de prisonniers, li­bérer Minsk avec leur aide. Pavel Ossipovitch, vétéran du Parti, militant clandestin du temps de la guerre civile, disait que c’était une aventure, mais les dirigeants du conseil militaire ne voulaient rien entendre, ne voulaient même pas le voir, bien qu’Andrey tâchât de les lier. Les échecs leur
    avaient appris à être plus prudents. Néanmoins, il fallait risquer chaque jour. Avoir confiance en les gens, c’était aussi un risque, mais il était impos­sible de lutter sans avoir confiance.
    Il avait eu confiance en Olga dès le jour où il était venu chez elle pour prendre le poste. Il s’indignait que l’homme qu’elle avait sauvé ne lui répondait pas par le même. Le refus d’Olga de les aider n’avait pas ébranlé sa certitude, au con­traire: il comprenait que ce n’était pas facile pour cette femme de s’engager dans la voie d’une lutte consciente, qu’elle était capable de faire spon­tanément l’acte le plus téméraire, mais qu’elle ne pourrait pas accomplir un exploit conscient. Il avait été réjoui, non pour elle, mais pour Aless, quand celui-ci lui avait dit qu’Olga était d’accord. Mais Pavel était trop prudent, voilà pourquoi, au cours de ces deux longues semaines, il n’avait pas pu trouver une mission pour ce nouvel agent de liaison. Mais aujourd’hui il ne pouvait plus s’en passer, de cette femme agile, car elle serait soup­çonnée moins que tous les autres.