La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
— Que s’est-il passé là-bas?
Il vit qu’elle s’était troublée, la loua pour sa prudence, sans le dire à haute voix, d’ailleurs, et lui présenta le vieux:
— C’est notre camarade. Zakhar Pétrovitch, Vitiok en question...
— Diables, ils ont inventé tout ça... le vieux rit et hocha la tête, puis il se leva aussi, fit quelques pas, frappant avec sa jambe de bois le plancher, prit un tabouret près du four, le mit devant la table et invita: — Asseyez-vous, Olga, on va t’offrir quelque chose qui te réchauffera.
Olga s’assit et parla de ce qui était arrivé à la cité Pouchkine et ce que Yanina Ossipovna pensait à ce sujet-là. Elle transmit également son avertissement de ne pas y revenir pour le moment.
Le Commandant l’écoutait sans l’interrompre, il avait un air sérieux, soucieux. Olga prêta l’oreille aux modulations de sa voix et se rendit compte qu’elle tremblait. Elle s’étonna d’être si émue en parlant de sa première mission, si simple, au fond, un service courant à rendre. Puis elle comprit. Maintenant quand elle le racontait, tout avait un sens particulier, pour elle-même. Il lui sembla que ce n’était pas quand elle avait sauvé Sacha, ou quand il l’avait quittée et elle avait consenti à la proposition du Commandant, ou quand le Commandant l’avait chargée de cette mission et elle était partie, mais que c’était notamment à ce moment-là, pendant qu’elle parlait de sa conversation avec Yanina Ossipovna qu’elle franchissait un seuil et qu’elle entrait dans une vie nouvelle, une vie dangereuse. Mais peut-être, la cause de son émotion, de son émotion joyeuse, c’était que pour la première fois elle n’avait pas peur, elle était toute consciente de ce danger, elle n’éprouvait plus cette peur qui avait refroidi son coeur et qui avait engourdi ses bras. Elle voulut lui dire quelque chose d’agréable et elle conclut en admiration sincère:
— Mais tu as une de ces femmes, Commandant! Même moi, je suis tombée amoureuse de ta Yanina.
Andrey eut un sourire reconnaissant. Le vieux rit gaiement, comme une jeune fille et fit un souhait:
— Ah, que tout marche bien!
Sur ces entrefaites, il sortit du tiroir de la table un petit verre ébréché, jauni avec le temps, l’essuya avec la manche de sa chemise de flanelle tachée de graisse et y versa de l’eau-de-vie, l’offrit, cérémonieusement à Olga:
— Je vous en prie, Madame.
Olga prit le verre, fit une gorgée et sa figure se crispa:
— Pouah, c’est nauséabond! C’est comme du pétrole allemand.
Zakhar Pétrovitch éclata de rire, il ressemblait maintenant à un garçon — Vitiok — il eut même les larmes aux yeux.
— Regarde, Andrey, elle descend de la noblesse. Où l’a-t-on élevée, cette princesse? La boisson régale, c’est du pétrole allemand pour elle. Ah, que tout marche bien! Mais cela provient de notre pomme de terre chérie.
Olga s’inquiétait que le Commandant, un grand railleur — elle se souvint de leurs conversations au moment de leurs rencontres — ne répondait pas aux rigolades. Qu’est-ce qui le tourmentait? Il ne pouvait pas rester sur place.
Andrey marchait dans cette vaste pièce, du four jusqu’au coin où il y avait un billot, un tabouret bas à un siège de cuir et une petite caisse avec des outils de cordonnier. Donc, ces botteslà, Zakhar Pétrovitch les avait faites lui-même. Mais il n’était pas seulement cordonnier, il était charpentier, menuisier; Olga voyait sur une planche des rabots, des ciseaux, des scies à main qui
étaient accrochées au mur; tout cela était bien rangé, ce qu’on n’aurait pas dit de tout le reste.
En observant toujours Andrey, Olga promenait ses yeux rapides et éveillés sur la pièce, comme le font les femmes, et fut surprise de constater que rien n’avait été fait par une femme. Il n’y avait même pas de lit. On dormait, peut-être, sur une couchette en bois ou sur le saillant du four.
Le Commandant s’arrêta près de la table et s’adressa au vieux:
— Tu sais, Pétrovitch, ce qui m’inquiète. Cette semaine, c’est la troisième rafle quand ils encerclent tout un quartier. La supposition de Yanina a coïncidé avec mes idées. Je ne lui ai pas parlé des deux autres rafles, mais tu vois, ce qu’elle me transmet. Je n’ai plus de doute: il ne peut s’agir que d’un radio s’ils ont alerté tout un bataillon mécanisé. Et lui, il est insaisisable. Ah, si nous pouvions contacter ce gars ou cette jeune fille! Si tu savais comme nous en avons besoin! C’est la liaison avec Moscou.
— S’il a des messages à transmettre, donc, il est lié à ceux qu’il faut.
— Mais à qui? A qui?
— Eh, mon ami, nous ne sommes pas seuls à Minsk. Je t’ai dit qui j’ai rencontré...
— Je sais que nous ne sommes pas seuls. Mais comment pouvons-nous réunir tous?
— Et pourquoi? Pour que les hitlériens nous attrapent plus facilement? C’est un artiste qui veut que tout le monde le connaisse. Et maintenant nous n’avons pas besoin d’applaudissements. Il vaut mieux agir seul.
— Tu as dans le sang cette psychologie individualiste.
Zakhar Pétrovitch ne s’offensa point. Il rigola.
— Je suis un pot, tu peux bien le dire, mais tu ne me mettras pas dans le four.
— Tu as peur du feu? fit le Commandant d’un ton batailleur, presque caustique.
Mais le vieux lui répondit avec une condescendance paternelle:
— Ne me casse pas la tête, Andrey. Buvons encore, ce sera mieux.
— D’accord. Andrey but une gorgée et fit une drôle de mine. — Olga a bien dit: cela sent le pétrole. Tu le gardes, peut-être, dans un bidon à pétrole, vieux malin?
— En voilà un chicaneur, que tout marche bien! Ta femme doit avoir une grande patience avec toi.
Cette boutade fit rire Olga. Alors Andrey éclata de rire, comme il l’avait fait au cours de leurs rencontres, en faisant voir une rangée de belles dents blanches.
— Ça va, Pétrovitch, tu peux croire que ton eau-de-vie est parfaite. A ta santé, chef de ravitaillement.
— J’étais chef d’état-major, tu me baisses en grade.
— Toi, tu as chaque jour un nouveau rôle. Et tu dis que tu n’es pas un artsite. Un artiste, et encore quel artiste!
— Cesse tes boniments... Mange avec du pain. Ne te gêne pas. J’achèterai du pain. Je ne vais pas mourir de faim avec mon métier.
— Si tu savais le goût des draniks que fait Olga. C’est à s’en lécher les babines. J’en ai goûté une fois et j’en rêve toujours.
Cet éloge fut agréable à Olga bien qu’il eût été énoncé sous forme de plaisanterie. En général, toute leur conversation lui plut, aussi bien que leurs rapports, simples et amicaux, malgré la différence d’âge, de situation et d’instruction. Ce Commandant, s’il n’est pas un officier de l’Armée Rouge, il serait un chef soviétique, cela se voit
d’après toute sa conduite. Tandis que le vieux, c’est un homme simple, qui n’a pas de jambe et qui bricole un peu: il fait des bottes, des tabourets. Mais cet homme a su se révolter contre l’ennemi. Il n’y avait qu’une chose qui avait désenchanté Olga: c’était l’aveu involontaire du Commandant qu’ils n’avaient pas de liaison avec Moscou. Elle était sûre que les hommes comme ça devaient absolument être liés à Moscou. Mais elle vit le désir du Commandant de trouver le radio, il se cassait la tête pour cela. Elle voulut l’aider. Mais comment? C’est la même chose que de chercher une aiguille dans un tas de foin.
Sa notion sur les militants clandestins changea lorsqu’elle entendit la remarque de Zakhar Pétrovitch qu’ils n’étaient pas seuls dans la ville et qu’il avait rencontré un homme qu’il ne voulait pas nommer devant elle. Elle ne s’offensa pas. Elle consentit tout de suite que chacun d’entre eux devait en savoir le moins possible sur les militants. Car si la personne ne sait rien, elle ne peut en parler ni à sa femme, ni à son ami, ni au juge d’instruction. Il y eut un moment quand elle sentit le danger plus profondément qu’auparavant sur cette voie dans laquelle elle venait de s’engager. Une crainte bougea dans son coeur quand le maître de la maison suggéra: „Pour que les hitlériens nous attrapent plus facilement?1' Oui, ils peuvent les attraper. Mais ces hommes, ils en parlaient si calmement. C’est, peut-être, comme des soldats qui parlent de la mort éventuelle au combat. Ils boivent, ils mangent, ils rigolent et... ils évoquent la mort comme quelque chose d’inévitable à la guerre. Mais personne n’oublie son devoir: mener un combat, attaquer.
C’était le vieux invalide qui l’avait dit, celui, qui avait vécu sa vie. Il avait vécu, et elle, Olga ne venait que de la commencer, cette vie... Et
Yanina Ossipovna? Et le Commandant? Ils s’étaient mis d’accord pour avoir un enfant. Et quand même ils allaient au combat.
Vraiment, Olga eut la chance ce jour-là de voir des gens si différents. Elle les aima, ces gens, elle comprit qu’ils participaient à cette lutte non pas pour leur profit. Ils confirmaient ce que Sacha lui avait dit. Peut-être, ce qui était le plus important pour elle, c’était qu’ils avaient cru en elle, qu’ils lui avaient confié leurs vies. Pourrait-elle reculer maintenant? Non, elle n’avait qu’une seule voie à suivre. Etre avec eux. Pour la gloire ou pour la mort. Comme on le chante dans une chanson.
X
Olga ne dormait pas. Elle ne pouvait pas s’endormir. Elle écoutait attentivement la nuit, elle percevait chaque bruit, chaque son. Des coups de feu lointains lui donnaient moins d’angoisse: elle en avait entendu plus d’une fois. Elle ne faisait pas attention aux sifflements et aux bruits des locomotives. Voilà, elle entendit l’aboiement des chiens et elle fut sur ses gardes, prête à bondir. Les habitants n’avaient pas de chiens, on les avait exterminés selon les ordres allemands. Ce n’était que ceux qui faisaient la chasse aux hommes qui avaient des chiens. Mais les chiens qui l’avaient inquiétée, la calmèrent aussi: l’aboiement ne s’approchait pas. Elle fut inquiète d’entendre d’autres bruits: bruits à peine perceptibles, mystérieux qui remplissaient sa vieille maison. Il lui semblait que quelqu’un respirait fort près de la fenêtre, que quelqu’un s’était caché au grenier et y bougeait doucement, et que dans la cave quelqu’un déplaçait des tonneaux, des caisses, de grandes bouteilles.