La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Il eut des frissons sous la pelisse chaude, son inquiétude se transmit à Olga. Elle se dit que ce traître, c’était quelqu’un du groupe clandestin; elle eut peur: s’il allait lui dire le nom de l’homme qu elle aurait connu, qu’elle aurait rencontré, à qui elle aurait confié plus que sa vie. Ou ce qui était pire encore: s’ils s’étaient trompés et s’ils avaient condamné à mort un innocent.
— Qui est-ce? demanda-t-elle tout bas, — Droutka.
— Drout — ka? Olga fut soulagée: il n’était pas des nôtres, mais un flic. Elle fut étonnée: le plus doux parmi les policiers, le plus calme, on aurait dit qu’il avait honte de sa fonction, il flirtait avec elle, cela se voyait, mais il n’était
jamais insolent comme les autres, il voulait l’attirer par la caresse et la soumission; c’est pourquoi elle dit sans cacher sa surprise: — Il est si gentil...
— Gentil? — Aless ôta la pelisse d’un brusque mouvement, il se leva, indigné par ces paroles.— Tu ne sais pas, quelle est cette canaille. Il est calme, mais rusé comme un renard. Il a le flair d’un chien. Il a trahi des communistes, il a fusillé des Juifs du ghetto... Tous ses actes noirs sont inscrits dans l’arrêt de mort.
Olga se souvint qu’il y avait huit jours que Droutka était venu chez elle, qu’elle lui avait donné à manger et à boire et qu’il avait cherché à savoir où avait disparu son neveu. Elle lui avait dit qu’il était parti chez lui, dans son village, dans le district de Kopyl. Mais le policier, qui avait bu, lui demanda encore une fois: „Donc, tu dis qu’il est parti? Dans quel village?11 Et puis il dit encore, entre autres: ,,I1 n’a pas le parler de Kopyl. Avant la guerre j’ai fait le tour de toute la région de Minsk. Mais à ce moment-là Olga ne prêta pas attention à ces paroles, elle était occupée par une autre chose: Droutka lui avait proposé de visiter son pays, le district de Tcherven. ,,Tu iras en traîneau comme une dame. Tu ne te perdras pas avec moi. Tu échangeras tes chiffons sous une bonne protection. Personne ne s’accrochera à toi. Et tu auras un profit plus que n’importe où, je te le jure. Ma soeur t’aidera. On n’est pas avare chez nous.**
Une proposition attrayante. Olga se dit qu’il fallait demander conseil à Zakhar Pétrovitch pour mieux profiter de ce voyage fait avec un policier: ils allaient partir dans la zone des partisans, comme appelait cette région le vieux militant clandestin. Elle savait ce qu’espérait ce coureur de jupons, mais elle n’avait pas peur, elle considérait qu’il ne la prendrait pas de vive force, il
n’était pas encore un bandit à ce point-là, s’il l’était, il aurait essayé de le faire ici, dans sa maison, il n’aurait pas peur des voisins, d’ailleurs, elle ne saurait appeler ses voisins, personne ne viendrait en aide maintenant. Mais la conduite de Droutka était telle qu’Olga lui était reconnaissante, il l’aurait protégé des autres policiers et des Allemands; ceux-là lançaient des propos salés quant à elle et Droutka, elle ne faisait qu’approuver ces propos avec une pudeur malicieuse, en tout cas elle ne les contredisait point, qu’ils se disent qu’elle vit avec Droutka, on l’accrocherait moins.
Maintenant quand Olga se souvint des questions de Droutka concernant Aless elle sentit qu’elle avait froid sous la pelisse. Elle se souvint encore que les autres policiers avaient peur de ce calme Droutka. Elle faisait le bilan de ses souvenirs: non, le comité clandestin ne s’était pas trompé. Ce n’était pas un innocent qui avait été condamné à mort.
Mais elle comprenait Sacha. Lui, rêveur, poète, si doux et si bon, il devait exécuter cet arrêt!.. Il est vrai, quand il s’agit des Allemands, des étrangers, des occupants, des bourreaux, c’est une chose, c’est la guerre — qui prendra le dessus? Mais tuer le sien, une connaissance...
Elle savait déjà qui ils étaient, les militants clandestins. Bien sûr, ils veulent que tout se fasse selon la loi, pour cela ils ont écrit cet arrêt, évidemment, il faut le lire au condamné. Où? Comment? Quand?
— Tu vas prendre froid, lui reprocha-t-elle, comme si elle n’était préoccupée que par cela. Viens ici, sous la pelisse.
Il n’obéit pas, il s’arrêta devant elle, et il sembla à Olga qu’elle voyait son visage dans cette obscurité, il était blanc comme sa chemise.
— N’aie pas pitié de lui, Olga. C’est un ennemi. Terrible. Dangereux. Pour nous tous.
— Je n’ai pas pitié. Je vais t’aider.
— Non, dit Aless avec fermeté. Andrey ne veut pas qu’on te charge d’autres missions, outre la liaison.
XI
Au marché, Olga demanda à un policier qu’elle connaissait où habitait Droutka. Deux heures après celui-là lui apportait son adresse pour se voir offrir une bonne coupe d’eau-de-vie. Olga faillit appliquer la force pour chasser le policier éméché et partit chez Droutka.
Il habitait la rue Prolétarskaïa, dans une maison à deux étages. Elle avait décidé que si le policier n’était pas chez lui, elle lui laisserait une lettre, l’invitait chez elle; elle était sûre qu’il viendrait. Mais Droutka lui ouvrit la porte. Olga ne le reconnut pas, elle ne comprit pas tout de suite qui était devant elle: un homme ou une femme. Il portait une longue robe de chambre de couleur, une toque noire, un pantalon de pyjama rayé, on dirait qu’il était venu dans ce corridor sombre du film allemand qu’elle venait de voir. C’est Zakhar Pétrovitch qui lui avait conseillé d’aller au cinéma pour lui raconter après ce qu’elle y avait vu.
Elle reconnut enfin Droutka, ne se retint pas et éclata de rire:
— Ah, Fiodorka, que tout marche bien! A qui ressembles-tu, donc?
Le policier se troubla pour un instant, se gêna, réfléchit s’il devait laisser entrer cette visiteuse. Mais tout de suite son visage s’épanouit, il lui fit un salut comme dans le film, l’invita d’un grand geste:
— Je vous prie, ma chère visiteuse.
Ils entrèrent dans une chambre claire, à deux fenêtres. Olga s’arrêta, surprise. La chambre était encombrée de choses. Pendant toute leur vie, sa mère et Olga, qui travaillaient comme des boeufs dans leur potager, qui portaient des légumes au marché, qui achetaient toujours des choses, des habits, n’avaient accumulé la moitié de ce qu’il y avait dans l’appartement du policier. Deux tables, deux canapés, des fauteuils et des chaises, une commode en acajou, une armoire à glace, meilleure que celle qui était chez Olga et dont sa mère avait été fière. Mais ce qui lui sauta aux yeux c’étaient les tapis aux murs, deux grands tapis persans, comme on les appelait, des tapis de couleur, elle enviait toujours les gens qui en possédaient.
Mais ici elle n’envia pas Droutka, car elle se dit tout de suite que tout cela n’avait pas été accumulé d’une façon honnête, mais que tout avait été pillé, enlevé chez des gens qu’il avait tués, peut-être. Elle se souvint des propos d’Aless quant à Droutka, de la cause de cet arrêt de mort. Et encore elle se dit à sa manière, à la manière d’une marchande de la Komarovka: ,,En voilà un escroc, il tâche toujours de boire et de manger sans bourse délier, celui qui passait pour un veau a volé tant de choses/'
Elle lui dit:
— Eh bien, Fiodor, tu vis comme un prince!
Il rit, content de lui-même:
— Et pourquoi nous serions pires que des princes? Moi, je serai un prince. Veux-tu, je ferai de toi une princesse?
— Bernique, je suis une femme de la Komarovka. Je ne sais que vendre de l’oignon et des pommes de terre.
— Mais toi, si on t’attife, tu seras plus belle
que n’importe quelle princesse. J’en ai vu, des princesses!
,,Où en as-tu vu?“ faillit-elle demander, mais se dit qu’il fallait dissimuler ses doutes, sa mère lui avait dit: quand on a affaire à un imbécile, il vaut mieux opiner du bonnet.
Droutka, sans trop se cacher derrière l’armoire, changeait d’habit. Pour ne pas le voir, Olga se détourna et fit semblant de regarder attentivement un tapis et un étrange fusil de chasse, à crosse rayée, qui pendait sur une ramure.Mais elle s’intéressa surtout à un tableau au-dessus du tapis: une jeune femme, très belle, lisait un livre à des enfants, ils étaient sept à peu près, grands et petits, tous se ressemblaient, habillés comme pour une fête: les fillettes portaient de longues robes, des rubans dans leurs cheveux, les garçons portaient des culottes, des chemises blanches, des vestes de couleurs différentes.
— Et pourquoi que tu n’as pas Hitler ici?
— Comment donc? Le voilà, sur la table, notre libérateur.
— Tiens, je n’ai pas fait attention. Elle loua le portrait:
— Il est beau. J’aime bien sa petite moustache. Et cette frange.
— Olga! dit le maître d’un ton sévère qui devait lui donner à comprendre que ce n’était pas un sujet de conversation.
Droutka sortit de derrière l’armoire. Il avait mis le pantalon noir de policier, des bottes, il avait ôté sa calotte ridicule, mais il restait toujours en robe de chambre qu’il avait déboutonnée, faisant voir une chemise brune un peu sale.
—■ Que dois-je offrir à cette chère visiteuse? se demanda Droutka en maître préoccupé, en se grattant la tête.
Près de la table Olga sentit la mauvaise odeur
d’une demeure d’homme: sur le plancher, dans un coin, il y avait un tas de casseroles et d’assiettes sales. Elle éprouva de l’aversion rien qu’à l’idée de manger quelque chose dans ces assiettes, bien qu’elle n’eût pas ce sentiment de dégoût: elle pouvait nettoyer une étable, panser une plaie purulente.
— Après, dit-elle. Aujourd’hui je n’ai pas le temps. La faim chasse le loup hors du bois, c’est comme moi. Je suis venue chez toi, Fiodor, pour parler affaires.
Droutka cessa de faire de l’ordre sur la table et la regarda, tout étonné.
— Tu m’avais proposé de partir avec toi dans ton pays, dans ton village. Alors, je suis d’accord. J’ai réfléchi et je me suis dit: quant à Fiodor, il ne me fera pas de mal, je le connais bien. Et moi, j’ai acheté des chiffons, il faut faire l’échange, car je n’ai plus rien à manger.
— Je sais comme tu n’as rien à manger. Ne nourris-tu pas quelqu’un?
— Sans doute! Une division de soldats.
Droutka rit, puis, encouragé, il s’étira, leva les bras, et, sans faire de bruit, comme un chat, il fit quelques pas vers elle.