La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
Elle ne comprit pas qu’elle avait froid et qu’elle respirait avec peine à cause de son émotion.
Elle rentra dans la maison. Droutka ramassait les restes de lard avec son pain. Sa physionomie luisait de graisse.
— Voilà, j’ai bien cassé une croûte.
— Tu aurais pu au moins enlever ton chapeau, impie.
Olga sortit son sac, elle tâcha de le porter avec facilité. Droutka se leva avec empressement pour l’aider. Il souleva le sac, s’étonna:
— Mais c’est lourd! Qu’est-ce que tu y as fourré?
— J’y ai mis une bombe, dit Olga sans sourire. Tu crois que je trouverai des acheteurs?
Le policier rigola.
—• Bien sûr. Ils achètent tout. Avant-hier il y a deux types qui ont volé un char à l’usine. Les Allemands avec leurs avions les ont bombardés quelque part près de Borovliany. Qu’est-ce qu’ils pensent, ces gens-là? Où ont-ils voulu mettre ce char? Cela n’entre pas dans ma tête. Ce sont des toqués.
Olga le suivit, l’observa mettre le sac sur le traîneau. Ensuite elle rentra dans la maison, sortit la grenade du tiroir, tâta la goupille pour voir si elle tenait bien, cacha la grenade sous son veston, à gauche.
Elle s’assit sur un sac de foin à gauche de Droutka pour qu’il ne sentît pas la grenade si, par hasard, ils passaient dans des ornières, elle tourna vers sa maison et se signa trois fois.
Droutka, qui déliait les rênes, la vit se signer, il ne s’en moqua pas, au contraire, une fois sur la route, il se signa, sérieux, d’un geste large et lent.
Il marcha quelques dizaines de pas à côté du traîneau, puis il fouetta le cheval avec les rênes, et quand celui-ci, après s’être ébroué, se mit à courir, Droutka tomba sur le traîneau, poussa Olga de façon qu’elle serra sa grenade contre le bord du traîneau, elle eut même mal au côté; elle eut peur: on peut sauter en l’air avec ces secousses!
— J’ai failli tomber du traîneau, ours que tu es!
— Ce n’est rien, tu n’es pas en verre, tu ne te briseras pas.
Le ton de Droutka ne lui plut pas: ils n’avaient pas encore eu le temps de s’éloigner de la maison et déjà il lui parlait comme à sa femme qui lui était devenue odieuse; peut-être, pour la première fois, elle éprouva de la haine pour lui la haine qui lui manquait auparavant.
Les rues de la Komarovka étaient encore désertes, on voyait rarement un passant qui se dépêchait à son usine ou à un établissement allemand. Mais la rue Sovetskaïa était déjà animée, il y avait pas mal d’Allemands qui passaient comme les maîtres de la ville, sans se presser, avec leur ponctualité allemande: à chaque carrefour on aurait pu régler l’heure sur chacun d’eux. Les voitures étaient rares, on y voyait des chefs de l’armée d’occupation. Peut-être, à cause de ces voitures, Droutka se tenait tout près du trottoir. Ils devaient passer quelques trois cents mètres par cette rue centrale pour la quitter ensuite.
Ils allaient lentement, sans parler, toujours sur ses gardes, comme si c’était indécent de parler ici. Peut-être, Droutka qui savait le caractère rébarbatif de ses maîtres, avait-il peur d’eux. Non sans raison. Tout à coup un officier, avec une serviette, leva la main d’un geste autoritaire. Droutka tendit les rênes et fouilla dans sa capote pour chercher les papiers.
— J’ai des papiers, Herr officier. Je ist poliziant. Poliziste. Je ist ausweiss.
,,Et c’est tout? se dit Olga, sans crainte, furieuse contre elle-même. — On n’a pas fait une verste, et c’ est fini avec tout ton plan?“
Elle n’eut pas l’idée d’utiliser son arme ici, dans la rue. Elle s’était fourrée dans une vilaine
affaire. ,,Tu l’as bien mérité", se dit-elle. Elle eut une petite consolation, comme un feu lointain: Droutka ne s’en tirera pas à cause des grenades, elle rejettera tout sur lui.
L’Allemand ne s’intéressa pas aux papiers de Droutka. Il ne les regarda même pas. Il souleva la pelisse noire de Droutka qui couvrait les sacs. Il sembla à Olga que l’Allemand savait ce qu’elle avait dans le sac.
,,Est-ce une trahison?" pensa Olga avec effroi, elle se souvint du jeune homme en uniforme de policier qui lui avait apporté les grenades: c’était le plus terrible — la trahison de la part de celui à qui s’était fié Zakhar Pétrovitch.
Non, l’Allemand ne toucha pas aux sacs, et Olga comprit que ses craintes étaient vaines: ce serait étrange si l’Allemand qui savait ce qu’il y avait dans le sac, aurait fait cette opération, seul, sans même sortir son revolver.
L’officier plia soigneusement la pelisse, la mit sur le bras où il tenait sa serviette, puis, il menaça Droutka du doigt et prononça tout un discours. Olga comprit presque tout d’après le ton et les gestes de l’Allemand: il ne grondait pas, il ne faisait que bafouer, d’un ton calme et autoritaire, ce serviteur du nouvel ordre, il disait qu’à cette heure-ci quand la grande armée gèle dans les neiges russes, et eux, les Allemands, ont annoncé la collecte des vêtements d’hiver, lui, un policier, il utilise ce ledermantel 1 (il répéta ce mot plusieurs fois) pour couvrir des sacs. Est-ce possible! Il s’en fout de ses bienfaiteurs. C’est ainsi qu’Olga traduisit sa dernière phrase et elle eut envie de rire, parce que ce n’était pas elle qui avait été grondée, mais Droutka, qui avait reçu un blâme de ses maîtres.
1 En allemand: Leder — cuir, Mantel — pardessus (N.d.T.).
Elle dit:
— Danke, Monsieur l’officier, danke.
— Oh, Frau verstand? Gut, gut. Frau — kluger Kopf1, lui fit-il des éloges, examinant attentivement sa pelisse. Olga se troubla: il va s’emparer de sa pelisse aussi. Elle ne regrettait pas le vêtement, mais la grenade sous le veston saillirait comme une pommette de visage. Non, cette pelisse usée, tachée de graisse, ne plut pas à ce monsieur compatissant; il la loua encore une fois et dit à Droutka qu’il était un policier peu cultivé et qu’il fallait l’éduquer. Puis il continua son chemin avec sa serviette et la pelisse.
Droutka, les mains tremblantes, cacha tous ses papiers, fit tourner le cheval d’un mouvement brusque et méchant, et prit la première ruelle près du cimetière catholique, pour ne plus suivre cette Hitlerstrasse, qui était peu sûre, quelques cent mètres qui leur restaient jusqu’à la rue Dolgobrodskaïa.
Le policier se taisait, abattu, il respirait comme s’il était enrhumé. Il n’osa pas gronder l’Allemand, même quand il resta seul avec Olga dans une ruelle déserte derrière le cimetière, bien que son âme fût en flammes.
Olga le voyait, elle se taisait, elle aussi.Droutka, ses émotions passées, tout lui était égal. Cet événement lui avait donné l’idée qu’elle ne le faisait pas comme il le fallait, que, tout pourrait arriver, elle n’atteindrait pas son objectif, qu’elle n’avait pas eu le droit de prendre cette décision.
Droutka ne se retint pas, il lui reprocha:
— C’est facile de remercier pour une pelisse d’autrui.
— Et toi, tu attendais qu’il fourre le nez dans les sacs? demanda Olga avec méchanceté. Je crois
1 Intelligente (N.d.T.).
que tu as là-bas quelque chose de plus précieux qu’une pelisse.
— Mais une pelisse comme ça ne traîne pas par terre.
— Pour lui, c’est comme s’il l’a trouvée par terre.
— On ne leur permet pas de faire cela...
— Quand on sera de retour tu te plaindras.
— Sur qui? poussa un rire sec Droutka à cause de sa naïveté.
— Et à qui? le blessa-t-elle avec méchanceté.
Sa méchanceté aura fait peur au policier, il la regarda du coin de l’oeil et recula:
— Ah, au diable, cette pelisse. Elle ne fait pas le bonheur. Tout peut arriver à la guerre! Et les Allemands, ils sont différents. Il y en a des bons, des avares, des avides... Comme nous autres; toi, tu as pensé tout d’abord à ton sac,voilà pourquoi tu as voulu te racheter avec ma pelisse.
Olga était inattentive, elle était plongée dans ses réflexions.
Quand ils passèrent non loin de la maison de Zakhar Pétrovitch, son coeur lui fit mal: elle avait trompé cet homme, elle ne lui avait pas dit toute la vérité, jamais elle ne s’était tourmentée de cette façon pour avoir trompé quelqu’un; sa mère trompait parfois, mais cela ne l’avait jamais tourmentée. Tout ça, c’était des bagatelles, tandis qu’ici elle jouait sa vie. De cette vie, ce n’était plus seulement elle ou Svéta qui en avaient besoin. Sa conscience lui disait que les gens avaient besoin d’elle —et c’étaient de braves gens! — que la Patrie avait besoin d’elle (la notion de Patrie qui pour elle avait été vague, s’était agrandie, était devenue plus nette, et en même temps plus concrète, elle était entrée dans son esprit, dans son âme avec tout le sens que Sacha lui donnait) — tout cela remplissait sa vie d’une joie inhabituelle,
fébrile, émouvante; elle voulait vivre plus que jamais, vivre cette nouvelle vie.
Comme une petite fille, elle rêvait au miracle: elle aurait voulu que Zakhar Pétrovitch, bon magicien, la rencontrât derrière cette maison, arrêtât le cheval, la fît descendre du traîneau, et prît le sac. Qu’il la gronde après, ou la fouette, elle lui aurait baisé les mains, reconnaissante.
Olga avait peur du poste de contrôle à Krasnoïé Ourotchichtché, des gardes avaient déjà fouillé son sac quand elle revenait de Roudensk, elle avait dû leur donner une bouteille d’eau-de-vie et un morceau de lard. C’était en vain qu’elle avait eu confiance en Droutka, c’était en vain qu’elle avait eu peur qu’il ne bût et ne fût insolent; il aurait fallu prendre de l’eau-de-vie qu’elle avait acheté en prévision de ces voyages à la campagne.
Un Allemand et un policier sortirent du bunker au-dessus duquel on voyait une petite fumée claire — le bois était sec.
Olga se troubla, cacha la main sous la pelisse, toucha la grenade, bien qu’elle fût peu sûre de pouvoir, en cas de nécessité, utiliser son arme. Comment? Où va-t-elle la lancer? Qu’est-ce que cela lui donnerait? Que ferait-elle ensuite?
Mais Droutka, qui, après cette aventure avec la pelisse, était comme à un repas funéraire, s’anima, il tira les rênes, s’avança, se mit à genoux sur le sac, et, quelques quarante pas avant la barrière oscillante, il cria:
— Salut, Lévon!
— Heil, Fiodor! lui répondit le garde, le policier.