La Marchande et le poète
Іван Шамякін
Выдавец: Юнацтва
Памер: 323с.
Мінск 1983
L’Allemand se dirigea vers le bunker sans faire attention à eux, se pelotonnant de froid.
— Où vas-tu? demanda la policier à Droutka.
— Chez les miens. Voilà. Je vais leur montrer ma fiancée.
— Tu vas te marier? Chic, alors! Tu ne te perds jamais! — il s’approcha du traîneau, regarda Olga de près, la loua: — De tête elle est pas mal.Tiens! Mais je la connais! Une marchande! Fedka, vous vous êtes bien assortis. — Cette dernière phrase offensa Olga, mais elle ne dit rien: ce n’était pas le moment de répliquer, d’ailleurs, son caractère de bataille était gelé. Le policier éclata de rire, leva la barrière, leur souhaita bon voyage, ensuite il donna à Droutka un conseil grossier.
Droutka, comme s’il avait honte, se tut quelques instants. Il sauta dans la neige, marcha à côté, glissa, tomba dans le traîneau, sa tête sur le bas de la pelisse d’Olga, agita les jambes, fit peur au cheval; celui-ci alla au galop.
— Doucement, eh, canaille! Tu vas nous verser!
On voyait bien que Droutka était de bonne humeur après avoir passé le poste, il était redevenu sûr de lui, il était plus gai, il voulait faire des bêtises, rigoler, il criait au cheval de s’arrêter, mais il l’envoyait en avant, il tirait les rênes, il agitait les jambes, il riait aux éclats.
Puis, quand un camion les dépassa, il se calma, s’assit à sa place, à côté d’Olga, devint sérieux, prit Olga par les épaules d’un geste peu hardi.
Olga fut saisie de dégoût, elle se crispa, il lui sembla que c’était la main d’un mort qui l’embrassait, cette proximité de Droutka lui était répugnante, aussi bien que son haleine.
— Tu sais, Olga, ce n’est pas pour rire que j’ai parlé du mariage. C’est vrai, je veux me marier. Tu me plais. Veux-tu être ma femme? J’ai besoin d’avoir une femme comme toi! Une maîtresse de maison comme toi.
,,Tu ne connais pas encore la fiancée qui t’attend“ se dit Olga avec haine et avec peur, cette peur lui était encore inconnue, sans doute, à cause de la proximité du condamné.
Elle lui reprocha:
— Tu dis des blagues, Fiodor. J’ai mon mari qui est au front.
—Il ne reviendra pas, ton combattant. Seulement, s’il n’est pas bête, il passera chez les Allemands. S’il se rend de bon gré, on le laissera partir.
Olga, avec plus d’angoisse qu’auparavant, avec douleur et même avec un sentiment de culpabilité envers son mari, (ce sentiment était rare chez elle), pensa à son mari, mais elle se réjouit tout de suite, sachant qu’Adass ne se rendrait jamais, qu’il ne serait pas traître, qu’il ne déshonorerait pas son nom.
,,I1 rentrera! Et toi, tu ne rentreras pas!“ pensa-t-elle avec haine. Droutka, lui promettant monts et merveilles, lui parlait de la vie qu’ils auraient si elle consentait à être sa femme.
Olga ne l’écoutait presque pas. Elle pensait à son plan. Hier, quand elle avait tâché de prévoir tous les détails, ce plan lui semblait irréprochable.
Olga avait peur que Sacha mît le verdict en exécution. Peut-être, c’était parce qu’il lui avait dit qu’il lui serait difficile de tuer un homme qu’il connaissait. Elle comprenait que le risque était plus grand, puisque Sacha éprouvait des hésitations, alors il pourrait échouer, mourir. Cette nuit-là elle avait décidé de l’aider, bien qu’il eût été contre, de se charger de l’exécution du verdict. Elle réfléchissait longuement: comment allait-elle s’acquitter de cette tâche? Allait-elle tuer? Elle ressentait qu’elle ne pourrait pas le faire. Alors elle trouva une issue: elle allait rendre Droutka aux partisans par l’intermédiaire de Sivets, qu’ils le châtient; là-bas, dans la forêt, ce serait un vrai châtiment, selon la loi, ce ne serait pas un assassinat de derrière le coin. Ce serait franc à l’égard des camarades et, comme il lui semblait, ce serait simple. Sivets le confirmerait. On
pouvait lui faire des reproches, la gronder pour son esprit anarchiste, comme l’appelait maintenant Zakhar Pétrovitch, mais on ne lui retirerait pas sa confiance. Et quant à l’esprit anarchiste, le vieux avait adressé ce reproche à Andrey qui était pour elle le chef de tout le groupe.
Mais pourquoi c’est seulement aujourd’hui, quand ils avaient quitté la ville, qu’elle se mit à douter de la justesse de ses actes? Est-ce l’aventure avec la pelisse qui l’avait troublée? Non, la pelisse n’y était pour rien!
Elle pensait ce que dirait Sivets à propos de son plan. Il n’était pas jeune. Il avait une femme. Une fille. Il habitait un village. Des voisins à côté. C’est vrai, il n’y avait pas de garnison allemande dans le village, mais... Voudra-t-il se charger de cette affaire: rendre le policier aux partisans? Non, probablement non.
Droutka était pressé, il comptait, sans doute, gagner son district avant la tombée de la nuit; le jour n’était pas très court—mars approchait. Elle se chargerait à le convaincre de passer la nuit chez Sivets. Mais les partisans, étaient-ils si proches, Sivets, aurait-il le temps de les faire venir en une seule nuit? Et encore, elle ne savait pas quelle serait l’attitude des partisans. Ils pourraient bien dire: vous, en ville, vous l’avez jugé, c’est à vous de l’exécuter. Qui peut prendre sur sa conscience l’exécution d’un homme? Elle n’avait pas voulu que Sacha le fît: cette mission le tourmentait.
Elle se calma: si son plan ne réussissait pas, il n’arriverait rien d’extraordinaire, Droutka ne se sauverait pas, ils rentreraient dans quelques jours. Son voyage ne serait pas vain: les partisans auraient des grenades. Et quand ils seraient de retour, elle inventerait encore quelque chose. Non, elle dirait tout à Zakhar Pétrovitch, elle lui demanderait conseil. C’était en vain qu’elle avait eu peur
qu’il ne l’empêchât de réaliser son plan; le vieux était bon, raisonnable, il l’aurait comprise, il aurait compris Sacha, il aurait trouvé une issue, peut-être que son plan lui aurait plu, ou peut-être qu’il aurait ajouté quelques détails pour prévenir une erreur éventuelle. N’avait-il pas permis qu’elle aille chez Sivets avec le policier, qu’elle prenne les grenades.
Et si tout se réalisait d’après son plan, elle crierait devant la police du village: des bandits nous ont arrêtés, ils ont pris le cheval et Fiodor Droutka avec. Cherchez-les! Sauvez-nous! Aidez— nous! Qu’ils cherchent.
Ils traversèrent la chaussée de Moguilev et tournèrent dans la direction de Novy Dvor. A travers champs. Le brouillard ne se dissipait pas, tout était couvert d’une brume blanche. Ce maudit brouillard, on a froid davantage que par les grands froids: Olga était transie dans sa pelisse. Droutka n’avait qu’une capote. Il ne put se retenir et gronda son bienfaiteur:
■— Il m’a pris ma pelisse, la canaille. Rat des arrières, vermine, intendant maudit. A qui tu chipes des vêtements d’hiver? Aux tiens? Si tu me l’avais dit comme il faut, je t’aurais trouvé un tas de ces pelisses.
Droutka sauta dans la neige, passa les rênes à Olga.
— Conduis, je vais courir, je suis transi.
Puis il tomba dans le traîneau, tout essoufflé, mit sa tête sur les jambes d’Olga, souleva le bas de sa pelisse, comme s’il voulait jeter un coup d’oeil dans le lieu sacré.
— Tu aurais pu me chauffer.
— Où? Dans la neige? Tu vas te geler tout ce que tu as. Prends patience jusqu’à un bon lit. Un lit doux.
Elle plaisantait, mais ses dents claquaient
de dégoût et d’une peur superstitieuse: peut-on se conduire de la sorte avec un condamné? C’est un péché!
Quand ils furent dans la forêt, Droutka descendit pour la troisième ou la quatrième fois et courut derrière le traîneau. Les pins bordaient les deux côtés de la route, ils dominaient les noisetiers qui se courbaient tristement. Tout à coup Olga eut une idée: se soulever et lancer le ,,jouet'' à l’encontre du policier quand il sera tout près: tiens, attrape, tu ris pour la dernière fois. C’est tout simple. Elle regarda en arrière. Droutka était loin. Elle enleva les moufles, sortit la grenade, elle était chaude, comme si une flamme mortelle brûlait dans son âme. Cette flamme lui fit peur. Et si les grenades dans le sac,éclateraient aussi? Elle cacha vite la grenade. Mais puis elle se reprocha: „Froussarde, tu veux faire la guerre et avoir les mains propres! Que les autres fassent tout le sale travail!"
Ils passèrent Korolichtchévitchi et la route les conduisit vers le chemin de fer qu’ils devaient traverser. Le passage à niveau n’était pas gardé, il n’y avait pas de barrière, mais la route passait tout près de la maison du garde-barrière, le long de la palissade du potager, le long du mur orbe d’un bâtiment rouge tout à fait ordinaire. Il n’y avait pas de neige sur le remblai, l’arrivée du printemps se faisait sentir sur le chemin de fer plus tôt que n’importe où. Le sable apporté par les patins des traîneaux avait fait fondre la neige près de la voie ferrée.
Droutka, en bon maître, descendit pour aider le cheval. Olga, elle aussi, eut pitié du cheval; elle avait le diable au corps, elle ne pouvait tenir en place, et aujourd’hui, pas une seule fois pendant tout le temps de leur voyage, elle n’était descendue du traîneau, comme cette femme de la fable, elle
s’en étonna; elle avait déjà les jambes engourdies. Le cheval s’arrêta devant ce chemin de sable, comme s’il donnait à comprendre qu’ il serait difficile pour lui de le traverser; il était en nage, des flocons d’écume tombaient par terre.
Olga descendit. Elle s’arrêta sur les rails luisants qui couraient vers des lointains inconnus. Ces lointains l’attiraient, comme ils attirent tous ceux qui ont peu voyagé, il lui semblait depuis son enfance que là où les rails finissent, un nouveau pays commence où on vit autrement, pas comme chez nous.
Droutka laissa tomber les rênes, attendit Olga de l’autre côté.
— Est-il encore loin, ton oncle?
— Non, ce n’est pas loin. On passe Mikhanovitchi, puis Bordilovka, et ensuite on prend la route de Péréjir.
— Tu penses si ce n’est pas loin!
— Ce n’est pas toi que est attelé, c’est le cheval. Quant aux rênes, c’est plutôt moi qui les tient. Je ne suis point fatiguée. Veux-tu que je danse?