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  • La Marchande et le poète  Іван Шамякін

    La Marchande et le poète

    Іван Шамякін

    Выдавец: Юнацтва
    Памер: 323с.
    Мінск 1983
    79.83 МБ
    Il vit des jeunes femmes, dont la conduite, leurs avances faites aux officiers, ne dissimulaient point leur occupation. Tout ceci le frappa beaucoup, lui causa une douleur non moins aiguë que celle qu’il avait éprouvée, étant témoin, au camp des prison­niers de guerre, de la trahison de quelques anciens soldats de l’Armée Rouge. La conduite de ces garçons, écoliers soviétiques d’hier, de ces jeunes filles, héroïnes de ses poésies de romantique subli­me qu’il avait composées tout récemment, le frappa. Sa jeunesse, ses années de vie d’étudiant avaient coïncidé avec les années de vigilance et de méfiance, il croyait qu’il y avait pas mal d’ennemis autour, d’agents de la bourgeoisie et du fascisme allemand. Mais jamais il n’aurait cru par ces tempslà que quelqu’un de ses amis d’école ou d’institut était devenu valet des fascistes. Ses rêves! Les
    rêves de tous ses amis! N’importe qui aurait préféré la mort si on l’avait forcé à transporter les bagages d’un officier étranger, d’un ennemi, d’un occupant. D’où étaient-ils venus, ceux-ci? Ce n’était pas de force qu’il avaient échoué jusqu’ici. D’abord, il essaya de parler aux garçons. Ceux-ci, attirés par l’intérêt qu’il leur témoignait, finirent, après avoir entendu ses questions, par se mettre sur leurs gardes et s’éloigner. En réfléchissant, il pardonna avec clémence les fautes des enfants, même, il eut pitié d’eux, il se dit avec douleur que bientôt ils allaient se transformer en poussepousse et qu’ils transporteraient non seulement des bagages. Mais il ne put pas justifier la conduite des femmes. Il les châtiait d’un châtiment suprême.
    Le lendemain il alla sur la Place de la Liberté devant la Direction de la police. Il voulait voir les visages de ceux qui avaient consenti à travailler dans cette institution d’occupation, les visages des traîtres, découverts, manifestes. Qu’est-ce qu’on lisait sur leurs visages? Ils finissaient leur travail à la tombée du jour, une courte journée d’hiver. Le temps était serein, le ciel d’hiver avait des reflets rouges, il voyait leurs visages et il était persuadé que c’étaient des ennemis jurés: il n’avait rien lu sur leurs visages, ni peur, ni repentir. Ils sortaient par groupes, hommes et femmes, ils se parlaient gaiement, ils riaient. Il est vrai qu’en se dispersant, ils se dépêchaient, pressaient le pas. Ils avaient peur. De quoi? De la nuit? De l’approche du couvre-feu? Mais chacun d’eux avait, bien sûr, un laissez-passer spécial.
    Les Allemands quittaient la Direction sé­parément. Officiers. , ,Instructeurs“, se dit Aless.
    Ils ne se pressaient pas. Ils se sentaient maîtres à cette heure, car la nuit n’était pas encore tombée.
    Plus tard Aless ne put même pas se rappeler
    pourquoi, avec quelle intention, dans quel but initial, il avait suivi cet Allemand. Sans doute, sans aucun but. Rien que de la curiosité: où iraitil, cet Allemand où habitait-il? Peut-être, parce que cet Allemand, pas comme tous les autres, avait admiré le ciel. Il sortit dans la rue seul et il demeura quelques minutes sur le perron, puis s’ar­rêta sur la Place et regarda en arrière, il regarda les couleurs du ciel qui étaient très vives du côté où le soleil venait de se coucher.
    Aless fut choqué à l’idée que, peut-être, cet Allemand pouvait être un poète. Il n’avait pas le droit d’admirer notre ciel!
    L’Allemand était jeune, de haute taille, beau, un Aryen typique, il portait une capote gris souris à un col de fourrure d’où sortaient les pattes d’épau­les d’ober-lieutenant, une casquette haute à cocarde, dans une main il tenait une grosse serviette jaune.
    Peut-être qu’Aless l’avait suivi, parce que l’Allemand avait passé près du lui sans lui prêter aucune attention, il ne l’avait même pas regardé. Pourquoi? Méprisait-il tout le monde? Etait-il absorbé par ses pensées? Etait-il sûr qu’ici, dans cette ville étrangère, rien ne le menaçait? Avait-il pris Aless pour un employé de la Direction?
    L’officier se dirigea vers la rue Internationalnaïa pour descendre ensuite, par une pente raide, vers la rue Prolétarskaïa. Le trottoir ce bois s’é­tait couvert de glace et l’Allemand le quitta, il marchait entre le trottoir et le pavé, sur la neige qui était moins piétinée, qui était moins glissante.
    Aless marchait sur le trottoir. Les planches gelées grinçaient, piaillaient, criaient à voix différentes. Mais pas une fois l’officier ne se re­tourna, cette polyphonie le laissait indifférent. Pour lui, c’était tout à fait naturel que dans une ville quelqu’un puisse marcher derrière lui, ou
    devant lui. Dans la rue Prolétarsakaïa il y avait plus de inonde, les trottoirs asphaltés avaient été raclés par les concierges. L’Allemand passa par le pont qui traversait la Svislotch et monta la rue Zamkovaïa.
    Ce n’est qu’ici, à la montée, qu’Aless sentit à quelle vitesse marchait l’Allemand; épuisé après sa maladie, Aless avait l'haleine courte, le sang battait à ses tempes.
    La nuit descendait, la flamme du coucher du soleil s’était éteinte, les étoiles apparaissaient.
    Prenant un sentier pratiqué sur le terrain vague près de l’édifice sombre du Théâtre d’Opéra, l’officier se retourna pour la première fois. On aurait dit que quelque chose le tourmentait, car il s’arrêta comme s’il attendait le jeune homme. Aless comprit qu’il ne devait pas s’arrêter, il s’approcha du même pas régulier, quitta le sentier avec dé­férence, et, passant près de l’officier, il le sa­lua:
    — Guten Abend, Herr Officier.
    L’Allemand répondit:
    — Guten Abend, il ajouta encore quelques mots, mais Aless ne le comprit pas, néanmoins, il fit semblant de comprendre ce que l’officier lui demandait et il dit: Moi, je, nach Haus. Frau... Ma femme m’attend...
    — Oh, femme! dit l’Allemand et termina, évi­demment, sa réplique par quelques railleries, car il rit lui-même.
    Aless vit un sentier, moins battu, qui condui­sait vers des maisons incendiées près de la Svis­lotch, il le suivit, en descendant vivement la pente.
    Le lendemain Aless attendait devant la Di­rection la fin de la journée de travail. Le temps avait changé durant ces vingt-quatre heures: il negelait plus, le ciel était couvert de nuages, une neige
    fine tombait. La nuit descendait plus vite. Les, employés de la Direction se séparaient avec plus de hâte, on entendait moins de plaisanteries, peu de rires. Les traîtres ne se sentaient pas en paix, ils ne se voyaient pas maîtres dans la ville. Et lui, le vengeur, à son grand étonnement, il ne s’inquiétait pas. Il se promenait sur la Place, les mains dans les poches, vêtu du pardessus d’Adass, un pardessus grand et long. Il y avait quelques jours qu’il avait mis ce pardessus, tourmenté par des remords, évoquant dans son esprit l’homme qui faisait quelque part la guerre pour de bon, il éprouvait du mépris à l’égard de lui-même: il avait trouvé protection auprès d’une femme ma­riée, il portait les chaussures et les vêtements de son mari... Maintenant Aless n’y pensait plus; le pardessus était bon pour lui, pas trop lourd, mais chaud, il y avait de grandes poches, il était neuf, fait d’un drap solide, il lui donnait l’air d’un hom­me aisé. Et qui est-ce qui est aisé maintenant? Celui qui travaille chez les Allemands! C’est encore à la maison qu’Aless avait pensé que les vêtements du soldat de l’Armée Rouge serviraient à une cause juste. Ils sont nécessaires, comme l’arme d’un employé des postes soviétiques qui avait été tué par une bombe allemande.
    En se promenant sous les fenêtres de la Di­rection de la police Aless ne pensait point qu’il pouvait paraître suspect s’attardant sur la Place après que les employés fussent partis. Il commença à se tourmenter, voyant que l’officier ne sortait pas, qu’il restait dans son bureau plus longtemps qu’hier. Les calculs d’Aless se basaient sur la ponctualité allemande. Ce n’est qu’un Allemand qui pouvait revenir chez lui de la même façon qu’il l’avait fait hier. Evidemment, il avait pris sa famille avec lui, il avait occupé le meilleur appartement, il s’y était installé pour toujours,
    c’est pourquoi il admirait le ciel au-dessus de la ville.
    L’officier ne sortit pas seul, il était accompagné de deux hommes, un militaire en uniforme de S.S., et un civil. Aless eut peur: n’allaient-ils pas faire le chemin ensemble, tous les trois? Non, le S.S. et le civil, ayant dit adieu à l’officier, se dirigèrent du côté de la Némiga L Et celui-ci demeura quelques minutes sur le perron, et, tout en mettant ses gants, il admirait le tourbillon des cristaux de neige qui couvraient les arbres du square.
    Ce ne fut que maintenant qu’Aless s’aperçut que les arbres, couverts de neig ■, étaient vraiment beaux. Et de nouveau, il fut choqué qu’un fas­ciste, un occupant admirait cette beauté. L’in­dignation le Era de son calme, étrange, sans pen­sées, figé. Il comprit tout à coup que ce calme existait indépendemment de lui, et que lui-même, son cerveau, son coeur étaient très tendus atten­dant le moment pour lequel il avait tant enduré, auquel il s’était préparé non seulement pendant ces dernières vingt-quatre heures... Au diable toutes les digressions, toutes les analyses de ses sentiments et de son âme! Elles sont à la base des craintes,de l’incertitude,du divorce entre la raison et la volonté.
    Il restait dix, quinze minutes au maximum, avant l’épreuve, une épreuve décisive, importante. L’officier marchait vite, il avait de longues jam­bes, un sportif, peut-être. Mais que se passait-il? Pourquoi avait-il changé de direction? Il avait pris la rue Léninskaïa, et se dirigeait vers la rue Sovetskaïa. Ici, au centre, dans les bâtiments res­tés intacts après les bombardements et les incen-
    1 Un quartier de Minsk (N.d.T.).
    dies, il y avait des magasins, des cafés, beaucoup de monde dans la rue, sans doute, que c’étaient ceux qui n’avaient pas peur du couvre-feu. S’il entre dans un café d’off’ciers ou dans un cinéma, tout échouera.
    Aless ne pouvait pas se résigner à l’idée qu’il devait vivre encore une heure ou deux, ou, plus encore, une nuit, sans exécuter son plan. Il avait tout préparé et tout calculé dans les moindres détails. Et l’ennemi, un ennemi concret que le commandement suprême, qui était sa propre con­science, lui avait ordonné d’abattre, était à quel­ques pas devant lui, marchant, la tête haute, sûr de son impunité. Il était impossible d’ajourner le châtiment, même pour vingt-quatre heures. Il avait l’impression que non seulement son sort, à lui, sergent Gaponiouk, dépendait de la peine que devait subir cet étranger, mais aussi qu’en dé­pendrait le sort de l’armée et du peuple.