La terre sous les ailes blanches
Уладзімір Караткевіч
Выдавец: Юнацтва
Памер: 207с.
Мінск 1981
La Dvina déborde de un mètre à un mètre cinquante, quelquefois jusqu’à six mètres. Les crues du Dniepr ne dépassent pas trois
mètres, sauf exception comme il y a quelques années. Les eaux avaient recouvert les îles. J’en profitais alors avec mes amis pour attraper le poisson à la tatoukha (un genre de filet), debout dans l’eau jusqu’à la ceinture, des fleurs à ras du visage, des fleurs qui nous ennivraient de leurs odeurs, et nous colo
Le Pripiat
raient de leur pollen. Des crues de ce genre, c’est la catastrophe pour les foins. Les eaux retirées, on pouvait voir une croûte jaunâtre recouvrant les îles, une croûte qui craquait sous les pas et s’éparpillait en poussière.
Dans la cavité,laissée par le pied, pointait à peine une herbe frêle et blême, semblant sortir d’un caveau.
Ce genre d’inondation est un danger non seulement pour les prés. Dans les Carpathes et la région de Volygne, par exemple, il suffit de fortes pluies d’été que voilà la Garygne partie à faire des folies. Toute la contrée est alors inondée, les grands villages, David-Gorodok aussi, se trouvent isolés comme sur des îles. Les eaux détruisent les plantations de fleurs qui font vivre en partie la petite ville.
Il y a aussi des crues en automne. Mais en général à la fin du mois de novembre, début décembre, la glace emprisonne déjà les rivières. Il y a des années exceptionnelles. Durant les années rigoureauses, la glace recouvre les cours d’eau même au début de novembre. Alors que si l’année est douce, que les freux ne quittent pas le pays et restent à passer l’hiver dans le Sud de la Biélorussie, les rivières ne gèlent qu’en décembre, et même en janvier.
Les rivières semblent mortes, ne pouvant concurrencer avec le chemin de fer, le transport routier et l’avion...
Le transport sur rivière, comme on dit, n’est plus “avantageux”. Ce qui est faux d’ailleurs, car même aujourd’hui il est meilleur marché de faire parvenir par eau les gros chargements ou le fret qu’on veut envoyer en petite vitesse. Evidemment, il n’y a avantage que lorsque la rivière est entretenue, les rives consolidées, les bois sur ses bords protégés, c’est ce qui permet au cours de garder ses eaux, à un niveau constant. En un mot, il faut s’efforcer de la respecter, ce qu’il n’arrive pas toujours à faire. Il faut éviter de polluer ses eaux, d’empoisonner le poisson, transformer la rivière en caniveau, il faut s’occuper d’elle, alors elle vous rendra la pareille. Sinon...
La longueur des voies navigables est réduite à 4 mille kilomètres. Et si l’on tient compte de la profondeur garantie ça ne sera plus que 2800 kilomètres. Des rivières
navigables, il n’en reste plus que vingt (1973).
Le Dniepr est navigable de Moguilev au confluent du Soge, on ne transporte que du sable et du gravier dans des' péniches qui passent lentement. Des enfants jouent sur le pont, du linge y sèche frémissant au vent. Alors qu’autrefois, je m’en souviens très bien, il y avait des bateaux à vapeur qui allaient jusqu’à Orcha. Si les eaux étaient assez hautes pour couvrir les rapides ils descendaient jusqu’à Doubrovna. Evidemment la navigation cessait en été. Le lit presqu’à sec était hérissé de pierres. Le bloc de pierre le plus gros, qu’on appelait pour rire “le moustic”, était de la hauteur d’une maison de trois étages.
Aujourd’hui le fleuve le plus navigable est le Pripiat. Pas loin de son estuaire les grosses péniches ukrainiennes déchargent leur cargaison de minerai de fer. Les péniches biélorusses, un peu plus petites, le transportent par le Pripiat et le canal DnieprBoug dans les pays socialistes. C’est aussi sur le Pripiat que circulent les bateaux à ailes portantes semblables à des sorcières sur leur balai volant.
Le Soge, la Bérésina, le Niémen (à partir de la Chtchara, son affluent), sont aussi navigables. La Dvina l’est un peu moins.
Tous les cours d’eau biélorusses sont très beaux. Le Dniepr avec sa rive droite élevée, très raide, d’où on peut voir de vastes prés tachés ça et là de chênes et de nappes d’eau, des miroirs bleus, vestiges de l’ancien lit. Le Pripiat ne l’est pas moins avec ses eaux limpides et sombres à la fois, ses îlots, ses affluents, ses nids de cigogne haut perchés sur les arbres des bords. La Dvina, elle, est magnifique, emprisonnée dans ses hautes rives bordées de forêts. Le Niémen aux eaux veloutées et douces, où se reflètent les vieilles tours et les pouchtchas (forêt) épaisses. La petite Chtchara a son charme à elle, grâce à ses écluses cachées dans l’ombre des majestueux peupliers aux feuilles argentées. Le courant rapide s’échappant de l’écluse ou
verte, emporte le train de bois avec ses hommes dessus qui manoeuvrent avec adresse de leurs longues gaffes.
Le radeau se tend en arc
Tiré par les crochets,
Le courant rapide
Le fait onduler comme un serpent.
(Yakoub Kolass)
Un grand nombre de fleuves et de rivières est relié par des canaux. Citons en quelques uns: le Dniepr-Boug, la Bérésina (réunit la Bérésina à l’Oulla, un affluent de la Dvina), l’Avgoustovki (relie le Niémen avec le Bobr, une rivière du bassin de la Vistule), l’Aguinski (permet la communication entre la Yasselda, un affluent du Pripiat, et la Chtchara, affluent du Niémen). Un seul est navigable, c’est le Dniepr-Boug, dommage. Les canaux doivent être dégagés des herbes, approfondis, en un mot, ils doivent être entretenus, comme les routes. C’est d’ailleurs ce qu’on a l’intention de faire.
Alors qu’en attendant, des gosses à Slonime, par exemple, une ligne à la main, assis sur les bords du canal Aguinski qui roule lentement ses eaux claires, pêchent le gardon tout en discutant le meilleure amorce pour attraper le barbeau en juillet.
* * *
Les lacs, les yeux de la terre, c’est ainsi qu’on les appelle en Biélorussie. On ne peut pas se représenter la Biélorussie sans ses lacs. Il y en a à peu près 11 mille, des grands et des petits, des sombres au milieu des marais et des clairs comme la lumière du jour en pleine forêt, comme le Kromagne ou le Svitiaz, ou sans bois autour.
Le lac est un appui matériel et moral. Les gens qui vivent autour s’y nourrissent; ils ont inspiré plus d’un poète. Le Svitiaz a été l’inspirateur du poète Mickiewicz. Un des premiers écrivains biélorusses contemporains, auteur du “Les Pilleurs des Moujiks” et de quatre volumes de nouvelles parus sous la titre de “Le Gentilhomme Zavalnia
ou la Biélorussie dans les contes fantastiques”, Jan Borchtchevski s’est inspiré des légendes et des contes populaires des environs du lac Nichtcherdo. Les thèmes de ses nouvelles rappellent beaucoup les débuts de Gogol ou de Hoffmann. Un autre, le Lac-Prince, qui se trouve en pleine Polésie, un peu au Nord de la ville de Tourov, possède une légende qui a inspirée Zolotarev à composer son magnifique ballet “Le Lac princier”. La légende est la suivante: (une variante que j’ai entendue moi-même et qui correspond le plus à celles qui ont été écrites au XIXe siècle).
...Le lac autrefois était immense comme une mer, plus tard ses eaux ont commencé à baisser et il est devenu tout petit, au bonheur des gens qui vivaient là et au malheur des poissons. Au milieu de ce petit miroir d’eau, il y avait une île qui plaisait beaucoup au prince Sloutski de la famille des Alguerde. Il y fait construire un château et commence à régner cruellement dans les alentours, on aurait pu croire à la présence du diable. Les gens en souffraient beaucoup, ils étaient poussés à manger l’écorce des arbres. Voilà que passe un voyageur qui savait tout, avait tout vu et tout lu, même la Bible tombée du ciel. 11 se rend compte que les gens sont si pauvres que personne n’a rien à lui donner à manger, que les enfants se couchent à jeun le soir. Alors le voyageur s’adresse aux gens en leur disant que s’ils arrivent à endurer les cruautés du prince qui avait dépassé toutes limites, ils continueront alors à vivre dans la misère, alors que la vie des poissons dans le lac deviendra meilleure. Personne ne l’avait écouté.
Quant au prince, il continue son règne inhumain. Il se met à détester son frère qu’il enferme dans les souterrains humides du château, situés plus bas que le niveau de l’eau du lac. Il y envoie aussi son ancienne amante, ainsi que la fiancée d’un jeune villageois qui avait refusé ses faveurs. Il enferme encore beaucoup de gens des alentours.
Alors voilà que la Terre perd patience. Pendant une nuit, des éclaires percent le ciel, la foudre se met à gronder furieusement, la terre commence à trembler et le château avec tout ce qu’il y avait autour s’effondre, englouti par les eaux profondes du lac. Des vagues énormes s’élancent vers les bords, léchant les forêts et les murs des chaumières. Les tours du château avaient disparu dans l’écume de vagues en un clin d’oeil. Il faut dire que les gens cette nuit-là, à bout de patience, étaient sortis de leur chaumière, des pioches et des fourches à la main, juste au moment où le nid du diable disparaissait dans les profondeurs du lac. Alors, la Terre, voyant que la patience des gens était à bout, les prend en pitié. Les vagues se calment, les restes du château et des tours disparaissent à jamais et deviennent le règne des poissons.
A en croire la légende, ainsi est né le Lac-Prince avec ses 43,6 kilomètres carrés, le lac le plus poissonneux de la Polésie. Au début du XXe siècle, les paysans et les pêcheurs des artels en retiraient pour 10000 roubles de poisson, un argent fou par rapport aux kopecks qu’ils gagnaient, il est vrai que le pain aussi ne coûtait que deux sous.
Ce qui est intéressant, c’est que dans cette légende il y a quelque chose de réel, un brin de vérité. Il a dû vraiment se passer là quelque chose à une époque lointaine de l’histoire, car autour du lac, au début de notre siècle il y avait quatre cents verstes carrées de marais. Un savant connu du XIXe siècle, Adam Kirkor, nous dit que des chemins de pierre et de bois conduisaient au lac et disparaissaient dans ses profondeurs. Dans un livre intitulé “La Russie”, publié au début du siècle sous la rédaction de V. Sémionov on peut lire littéralement: “Au milieu du lac sous ses eaux il y a beaucoup de pilots et de pierres... Quoiqu’il fût, mais la présence au fond du lac d’un grand nombre de pilots, montre que réellement il y avait ici autrefois une ancienne construction”.