La terre sous les ailes blanches
Уладзімір Караткевіч
Выдавец: Юнацтва
Памер: 207с.
Мінск 1981
C’est là qu’il faudrait plonger avec un masque et deux bouteilles d’air comprimé
dans le dos pour pouvoir tout toucher de ses propres mains! L’eau trouble n’est pas un obstacle sérieux.
On pourrait raconter la même chose en parlant de presque tous les lacs. Chacun a sa légende, du plus petit au plus grand, comme le Narotch (13 kilomètres de longueur, plus de 20 mètres de profondeur par endroit) aux eaux pures et curatives. Je n’exagère pas, c’est la pure vérité, l’eau des sources du Narotch possède la faculté de guérir.
Dans le Narotch, comme dans tous les lacs et les rivières du Bassin balte, de Brest à Asveïa, partout il y a du poisson. Le poisson qui présente le plus d’intérêt est, évidemment, l’anguille. L’anguille, grosse, pareille à un serpent, ce n’est pas seulement un des poissons les meilleurs, mais aussi un des plus extraordinaires. Il peut ramper d’un étang à un autre, si la distance n’est pas très grande. Les paysans et les pêcheurs des contrées où il y a des anguilles racontent que pendant les nuits fraîches de rosée, au clair de lune, elles vont jusque dans les champs manger les petits pois. Lorsque le temps de frai approche, l’anguille quitte son lac ou sa rivière pour passer dans un fleuve et de là dans la Baltique, d’où elle gagne l’océan Atlantique pour arriver enfin dans les profondeurs de la mer des Sargasses. Et c’est là que des oeufs naissent les alevins qui prennent le chemin du retour. Ils sont en partie aidés par le Gulf Stream. La route dure de longs mois pendant lesquels les anguilles poussent et c’est presqu’à “l’âge adulte” qu’elles atteignent la rivière ou le lac que leurs parents avaient quitté pour cette longue randonnée.
On rencontre dans les rivières et les lacs biélorusses le lavaret, la lamproie, toute une variété de poissons.
Partout on a le brochet, véritable tigre des rivières, le gros gardon, l’ide, la tanche aux couleurs dorées, l’aspe, l’ablette argentée, la brème, le carassin doré, le silure, ce gros paresseux moustachu comme un cosak, la sandre, la perche, l’épineuse grémille
•qui donne de la saveur à la soupe de poisson. Ajoutons y quelques poissons n’ayant pas trop grand intérêt, comme la loche ou le gravier qui vous mordille les doigts de pied si vous entrez dans l’eau pour pêcher.
Dans le Dniepr on peut voir le sterlet •et l’esturgeon (il est vrai, pas souvent). Et puis il est impossible d’énumérer tous les poissons qui peuplent nos rivières et nos lacs pour en arriver jusqu’au saumon.
La pêche en Biélorussie a toujours existé. Les fouilles effectuées aux emplacements des anciens campements ont permis de découvrir des arrêtes de poissons, des hameçons en os, en métal aussi. D’ailleurs, on pêchait autrefois non seulement à partir de la rive ou du bord du lac. L’âge de la plus vieille barque, découverte sur le territoire de la Biélorussie (elle est exposée aujourd’hui au musée de Pinsk) atteint 7 mille ans, elle revient à l’âge de pierre, à l’époque néolithique. Comment est-ce que la barque a été sauvegardée? Disons d’abord que le chêne résiste à l’eau. Et puis, l’embracation a été engloutie par une tourbière et y est restée comme en conservation jusqu’à nos jours.
Il arrive souvent des choses assez curieuses à la pêche. Un jour un de mes amis a trouvé dans la glaise un vieil hameçon à silure. Il avait sans doute été jeté du fait qu’il ne devait plus y avoir de silure assez gros pour l’hameçon qui, lui, était gros comme le doigt, il avait aussi une trentaine de centimètres de longueur. Autrefois on accrochait à un hameçon pareil un canard entier, plumé évidemment, qu’on lançait dans le courant où le silure géant avait été remarqué. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Le silure peut facilement saisir un canard accroché à un hameçon. Au XVIe siècle, près de Polotsk, on a pêché un silure d’un quinzaine de pouds1. Mon père aussi m’a raconté qu’au temps de sa jeunesse il avait vu retirer du Dniepr, près de Orcha, un silure de huit pouds. Un notaire avait été appelé spécialement pour
Un poud équivaut à 16 kg
rédiger un acte attestant la pêche miraculeuse. Mais oui, mon père a vu ce gigantesque poisson. Le silure était noir, pas parce qu’il était vieux, non, il était couvert un peu partout de petits mollusques, comme s’il avait été plein de bourbe.
Tout le monde aime la pêche. Commençant par le petit “sans culotte” qui, à peine avoir appris à marcher, est déjà assis au bord de l’eau, une brindille à la main, occupé à taquiner les graviers. Après on passe au filet et à la ligne, la vraie, et au moulinet aussi. On pose également des nasses. Aujourd’hui on ne se sert plus pour pêcher des seines, des traînes ou des boliers. Premièrement, parce que c’est interdit, deuxièmement, parce que les gens voient très bien que le poisson a beaucoup diminué. La ligne oui, si tues très habile, quoiqu’il est dit:
Il est vrai, la pêche aide à subsister,
Mais pas partout et pas tout le monde.
(Yakoub Kolass)
Voilà pourquoi les vieux boliers servent maintenant à doubler les palissades pour empêcher les poules d’aller gratter les plates-bandes des jardins.
La pêche au filet est pratiquée dans les grands lacs par les artels de pêcheurs ou autres entreprises de ce genre. Auprès des lacs où la pêche est active ces entreprises possèdent leur petite fabrique pour saler, sécher, fumer le poisson, en faire des conserves. On en rencontre dans les régions de Narotch, de Lépell, de Loukoml, de Jitkovitchi. Il y en a aussi sur les grands fleuves, par exemple, à Vitebsk, Polotsk, Grodno, Brest, Pinsk, Mosyr, Bobrouisk, Gomel.
Ajoutons que la pisciculture est développée un peu partout. On élève la carpe, le carassin. Ça fait plaisir de regarder le soir, au soleil couchant, sur les étangs quelque part près de la Volma, sauter au-dessus du miroir de l’eau de gros poissons, sur les écailles desquels le soleil semble se rallumer pour un instant.
UN BRUISSEMENT DE VERDURE
...Là où il n’y a pas de champs, ce ne sont que prés et marais. Où il n’y a ni prés, ni marais, c’est le domaine des forêts, des jeunes et de bien vieilles qu’on appelle pouchtcha. Citons les pouchtchas: Bérésinskaïa, Lépétchanskaïa, Grodnenskaïa, Nalibokskaïa un peu au nord de Novogroudok, les pouchtchas de la Polésie. La pouchtcha de Biéloviège impressionne beaucoup. Le tiers du territoire de la Biélorussie est couvert de forêts, soit presque 34%. Il est regrettable que les arbres soient abattus plus qu’il n’en est prévu par la norme. Passe encore après la guerre lorsqu’il fallait reconstruire les villes et les villages, mais aujourd’hui? Et malgré les efforts de l’arboriculture forestière, 35 pour cent du territoire de la région de Minsk n’a pas été reboisé, 38 pour cent de celui de la région de Gomel. Les forêts de ces régions ont beaucoup souffert de tous temps. L’abattage a commencé pendant la révolte des années 1863—1864, pour empêcher les révoltés d’y trouver un abri. Les arbres étaient abattus, les trains de bois acheminés vers Riga, vendus à l’étranger par des marchands ou des nobles qui avaient gaspillé leurs richesses (ces derniers vendaient le bois à même la forêt, cette même forêt, qui, plus d’une fois, avait rempli la poche toujours vide du propriétaire ou de l’Etat). Nicolas I et Alexandre II combien de fois ont donné l’ordre d’abattre les forêts, ils ne connaissaient pas la légende biélorusse qui disait que l’âme de la Terre courait par les forêts en chuchotant “Faites bien attention! Si les arbres arrivent à disparaître, je disparaîtrai, moi aussi”.
...L’abattage a continué par des marchands de toutes les espèces, par les envahisseurs pendant la guerre civile. Un peu plus tard, à l’Ouest de la Biélorussie, le pillage des forêts a été placé à un haut niveau d’organisation par les “nouveaux propriétaires”, par les firmes étrangères à titre de compen
sation. La forêt de Biéloviège en a gardé les traces, on voit encore aujourd’hui, malgré l’herbe qui a poussé depuis, tout un réseau de lignes de chemin de fer, qui servait aux capitaux étrangers à débarder le bois.
Voilà ce qu’a écrit à ce propos le poète Maxime Tank dans un de ses meilleurs poèmes:
Les trains partent vers l’Ouest,
Chargés de lin, de blé, de pins et de bouleaux La main mise en visière je regarde
Ma jeunesse partir.
L’abattage absurde et insensé a anéanti près de la moitié des forêts biélorusses. Ensuite,viennent la Seconde Guerre mondiale, l’occupation hitlérienne. Les forêts sont anéanties sans grâce, avec cruauté, comme les hommes. Vers la fin de la guerre la surface des forêts n’atteignait que 21,5%.
Mais les nombreux propriétaires passagers ne sont pas arrivés à tout piller, malgré l’intention ferme de chacun de s’établir là pour toujours afin de pouvoir soutirer à n’en plus finir le bois, le colophane, le goudron, la résine, la suie, matières premières de l’industrie chimique. C’était pitié de voir les pins couverts de plaies profondes, laissant couler leur sang résineux. Citons une remarque faite avec justesse par le poète Vassil Zouenok:
Couverts d’entailles, de plaies,
Pareils à des fantômes,
O pins, qui a créé ce Majdanek!?
Les arbres aussi ont leur Majdanek. La bonne odeur de résine a quitté la demeure, les cymbalums sonnaient faux parce que faits de bois qu’on avait trop saigné.
Bon, ça suffit. Entrons dans la forêt. Il y a un instant il faisait chaud à étouffer, à l’ombre des arbres, trouée ça et là de taches de soleil, une fraîcheur vivifiante vous envahit, le chant des oiseaux vous enchante. Au Nord les conifères prédominent, le pin et le sapin surtout.
Il se peut que, ce qui différencie géné-
râlement la psychologie du type biélorusse de l’habitant des régions où il y a peu de forêts, qu’elle se soit formée sous l’influence du paysage, qui l’entourait.
La forêt a façonné l’esprit et le caractère du Biélorusse, l’homme et le bois forment un tout. Voilà pourqoui le Biélorusse aime les forêts, les forêts de pins, tapissées de mousse ou semées de myrtilles et d’airelles rouges pareilles à des coraux, de fines bruyères violettes où se cachent les cèpes sympathiques, coiffés de chapeaux marrons. Le Biélorusse aime les sombres forêts de sapins au tronc couvert de la barbe grise de la mousse, les forêts avec leurs nombreuses combes pleines d’eau limpide qui semble noire et brillante à la fois, comme couverte de laque. Il aime aussi la fougère borée et les buissons de noisetiers, il aime un peu plus les forêts du Sud avec ses chênes, ses charmes, ses tilleuls; il aime la forêt feuillue avec son fusain, son chèvrefeuille, ses charmes, ses ifs, ses sorbiers, ses aubiers, ses herbes variées et grasses formant d’épais tapis au pied des géants de la forêt.