La terre sous les ailes blanches
Уладзімір Караткевіч
Выдавец: Юнацтва
Памер: 207с.
Мінск 1981
...Je vais vous parler encore d’un habitant de la Pouchtcha que je connais très bien. Un cerf appelé Alechka... Il y a plusieurs années les garde-frontières pendant une ronde entendent un bruit suspect pro
venant de la bande de terre vierge faisant frontière. Ils allument leur torcher. Dans les puissants faisceaux de lumière ils voient détaler en direction de la forêt la femelle effrayée d’un cerf, laissant son nouveau né, petit peloton vivant, sur la terre fraîche. Les garde-frontières attendent. Il est clair, la mère ne reviendra pas. Alors ils prennent le petit, l’apportent au poste et là ils l’élèvent. Depuis Alechka, comme un chien, suit partout les garde-frontieres. Il allait même jusqu’à la cantine pour regarder les films qu’on projetait, il allait partout. Un jour j’ai moi-même changé mon habit contre une uniforme à képi vert; et le voilà parti à me suivre. Il est regrettable seulement qu’on lui ait appris à donner des coups de cornes. Il suffisait de se baisser pour faire quelque chose que le cerf arrivait à toute vitesse, cornes baissées, à croire qu’il n’attendait que le moment. Le coup arrivait inattendu, au bon endroit d’une telle force que la pauvre victime qui s’était laissée surprendre volait dans la mousse. Et il n’y avait rien à faire, on a été obligé de l’emmener dans la réserve, et du fait qu’il était déjà apprivoisé, il a été placé dans un enclos avec d’autres cerfs. Mais ses frères de tribu ne lui ont pas plu et il a sauté par-dessus la haute barrière pour se retrouver chez les aurochs qui l’ont pourchassé pendant un ou deux jours, après ils en ont eu assez, et n’ont plus fait attention à lui. Et voilà, depuis Alechka vit parmi les aurochs, dans une compagnie, comme on dit, beaucoup plus aristocratique. Chaque fois que nous revenons dans la Pouchtcha, nous ne manquons pas de lui donner à manger. Une fois mes amis, revenant d’un voyage en Sibérie, m’avaient apporté un produit assez rare, un pot de caviar rouge. Dans la forêt j’en fais donc une tartine qui, d’après la loi de l’infamie, comme vous le savez, doit tomber beurre en bas, voilà donc mon morceau de pain par terre, caviar en bas, c’était prévu. Je n’allais pas manger la tartine, non? Je décide de la laisser aux bêtes. J’aurais pu la donner à un
renard ou un sanglier, c’est-à-dire à n’importe quel animal sauvage. Ils l’auraient mangée en me disant merci. Mais mon choix s’arrête sur Alechka histoire de le gâter un peu, tout en oubliant que le caviar est un produit animal et que les cerfs ont une répugnance vive pour ces choses-là. Dans toute l’histoire des zoos et des réserves il n’y a eu qu’une seule biche qui pouvait manger des boulettes de viande. C’était quelque chose d’extraordinaire... Bon, je lui passe le morceau de pain. Il le prend et commence à mâcher. Tout à coup il fait une grimace qui traduisait et l’étonnement, et le dégoût, et la déception à la fois. Le voilà qui crache le tout, nous jette un regard de dédain et s’en va, puis s’arrête un moment, se retourne et crache encore plusieurs fois dans ma direction pour s’en aller tout à fait sans plus se retourner. II m’a fallu deux semaines de patience pour lui faire oublier l’outrage et rétablir les relations de bon voisinage qui existaient avant entre nous.
...II y a dans la Pouchtcha, comme un peu partout en Biélorussie, des castors. Avant la Révolution il n’en restait presque plus, ils ont été exterminés. Mais en 1925, sur un arrêté spécial du Soviet des Commissaires du peuple de la Biélorussie, une réserve a été créée dans la région du bassin de la Bérésina, à partir de l’endroit où elle prend sa source. Ensuite il a été répandu un peu partout. Le castor est depuis sous la protection de l’Etat. C’est un animal qui n’est pas rare en Biélorussie. C’est justement là qu’il y en a le plus, plus qu’ailleurs en U.R.S.S. et il commence à avoir une importance industrielle. Mais pour le moment le castor est transporté dans d’autres régions du pays pour en développer l’élevage. Il est vrai que dans la Pouchtcha je n’en ai pas vu, jamais je ne suis tombé sur les endroits où ils vivent. Mais alors il y en a beaucoup dans le bassin du Soge, en particulier dans la réserve de Tchérikov.
...Nous longeons, des gardes de la réserve et moi, un bras mort de rivière bordé
de chênes. Nous rencontrons, de temps en temps, des jeunes chênes de 40 centimètres de diamètre environ rongés pas des castors. Le tronc et la souche reposent côte à côte comme deux gros crayons taillés en pointe. Les castors s’en prennent toujours aux gros arbres lorsque autour de l’endroit où ils vivent il ne reste plus de saules, ou d’autres arbustes. Après ils “déménagent” tout seul sans l’aide de l’homme et vont vivre ailleurs, au bord de l’eau. Le castor mange l’écorce, voilà pourquoi il amasse au fond de l’eau des branches, des troncs qu’il vient ronger l’hiver. Dès que la faim se fait sentir, il plonge, se régale et regagne sa maisonnette. Leurs huttes au fait, ils ne les construisent que dans des endroits marécageux. Pour faire monter le niveau de l’eau ils dressent des digues avec des troncs, de grosses branches, des brindilles qu’ils recouvrent de terre ou d’argile. Ces digues font donc monter l’eau qui vient boucher l’entrée de leur abris, se trouvant ainsi toujours sous l’eau. Dans la chasse gardée où nous sommes il y a beaucoup d’eau, les rives sont solides, c’est pourquoi les castors y font leurs abris en creui sant de petites cavernes sur le “toit” desquelles ils accumulent des branches, des troncs pour en barricader l’accès. Pour l’homme, il n’y a pas de danger, le plafond, c’est-à-dire le toit des abris est assez solide pour le soutenir, mais pas assez, si une vac he ou un cerf vient à passer dessus!.. ...Alors le castor sait très bien que ni les
vaches, ni les cerfs, ni tout autre animal n’ira grimper sur des amas de branches, de troncs et tous autrec débris.
Je monte sur un de ces monticules, je saute un peu. Et voilà que de l’entrée de l’abri se forme une traînée étroite de petits tourbillons qui disparaissent à mesure que le sillon s’éloigne, il va jusqu’à cent mètres pour finir près d’un petit cap. Le malheureux sauvait sa vie. C’est de cette manière que se pratique la chasse aux castors, on dispose en plus à l’entrée de l’abri une cage construite spécialement pour cela.
Mon ami l’écrivain m’a raconté qu’une fois dans son village natal on avait attrapé un castor. Tout le monde avait accouru pour le voir, comme s’il s’était produit un miracle. Le castor était dans un baquet d’eau, il s’agrippait avec ses pattes de devant qui ressemblent beaucoup à des menottes d’enfants. Le malheureux avait saisi le rebord du baquet et ... il pleurait. Et c’est bien vrai. Il y a même, chez les Biélorusses une expression très courante, “pleurer comme un castor”, qui veut dire pleurer de désespoir, à chaudes larmes.
Aujourd’hui personne ne s’intéresse particulièrement à la chasse aux castors pou des motifs personnels. Ceux qu’on capture, on les enferme dans des cages sur lesquelles on jette quelque chose pour préserver les animaux des coups de soleil. Ils sont ex
L'artisanat du verre. Sangliers
pédiés ensuite par parties dans les coins les plus éloignés, jusqu’en Sibérie sur les bords des rivières, là on leur rend la liberté.
...Il en est ainsi pour la Pouchtcha où les animaux vivent en grand nombre. Il y a environ 55 espèces de mammifères, 205 espèces d’oiseaux, 11 de batraciens et 7 de reptiles. On y compte près de 2000 cerfs, 1500 chèvres sauvages, autant de sangliers. Il y a aussi des renards, des tarpans, des blaireaux, des martres.
Les habitants des villages situés dans la Pouchtcha passent parfois des périodes difficiles. Ils doivent sauvegarder leurs champs, les sangliers ravagent les plantations de pommes de terre, les cerfs viennent manger les épis d’avoine. Et il est interdit de les tuer. C’est pourquoi on trouve pendus sur toutes les clôtures autour des champs, des morceaux de ferrailles, des boîtes de conserves vides qui font du bruit au moindre assaut des animaux. Parfois c’est à en pleurer.
La Pouchtcha aux chênaies à moitié dévastées, à la faune complètement décimée, rendue muette pendant les dures années de l’occupation, petit à petit semble se ranimer (Au fait, pendant la guerre, elle a été entièrement à la disposition de Goering. Il a mis sa patte dessus ainsi que sur toutes les forêts autour de la Pouchtcha de Biéloviège qu’il connaissait bien d’ailleurs, parce que même avant 1939 il y était venu chasser sur l’invitation des gros propriétaires polonais).
Grâce aux efforts des garde-forestiers et des sylviculteurs, à tout le personnel de cet immense champ de recherches scientifiques, les arbres plantés jeunes ont couverts les espaces dévastés, la forêt se remplit du chant des oiseaux et du cri des animaux, on entend le cri printanier du coq de bruyère, celui du cygne perçant comme les notes d’un clairon, on entend bramer le cerf. Le lourd galop des aurochs fait de nouveau trembler la terre.
La paix et la calme régnent de nouveau sur la terre de la Pouchtcha de Biéloviège, de cette Pouchtcha qui a tant souffert durant des sièc
les. Que la paix y régne des siècles entiers. La Pouchtcha ne doit plus jamais voir sortir de son sein des colonnes de fumée, elle ne doit plus jamais être (c’est la seule et unique forêt restée en Europe) sacrifée à des maréchaux, des tsars ou des Gôring de toutes espèces, elle ne doit plus jamais entendre les coups de fusil des braconniers ou le tir des mitraillettes, pour que tout être vivant peuplant la forêt ne soit plus pris d’effroi et de désespoir funeste au seul cri “Un homme!”
La Pouchtcha était une simple réserve. En 1957 elle devient réserve zoologique nationale. La Pouchtcha attend d’être transformée en quelque chose comme parc national, parce qu’elle garde pieusement les richesses de l’homme, et surtout parce qu’elle est liée au monde animal, à ce monde qui forme avec l’homme le genre vivant sur terre. Voilà pourquoi la tâche noble de l’homme est non de tuer le monde animal, mais de le nourrir et de le protéger. Et d’ailleurs, c’est ce qu’il fait aujourd’hui, l’homme véritable.