La terre sous les ailes blanches
Уладзімір Караткевіч
Выдавец: Юнацтва
Памер: 207с.
Мінск 1981
Les guerres de religions (j’en parlerai un peu plus bas) ont beaucoup endommagé la ville. Les magnats polonais et le clergé s’emparaient des terres, accumulaient des trésors, construisaient des églises (il en est resté encore beaucoup aujourd’hui), les artisans et les commerçants étaient obligés petit à petit de céder la place. Le peuple bourdonnait en sourdine. Grodno était le centre des idées libérales et de l’humanisme. Dans des brochures, publiées en 1567, on critique ouvertement le gouvernement, on parle de liberté de religion, de la propriété commune, de la séparation de l’église de l’Etat; il ne devait plus avoir de différence entre le roi et le peuple, la noblesse et la plèbe... Il y avait à cette époque à Grodno, un philosophe athée, Gaspard Békech. A sa mort, en 1530, le clergé a refusé de célébrer les funérailles. Il a été enterré à Vilna, par des amis qui ont gravé sur la pierre tombale les paroles suivantes: “Dieu n’existe pas pour moi, je n’ai pas peur de l’enfer... Je ne m’inquiète pas pour mon corps, pour mon âme non plus, elle est morte en même temps que moi”.
Le peuple se révoltait, le mouvement se répercutait jusque dans les détachements de volontaires... Après, comme partout, il y a eu la chute de la féodalité, l’arrivée du capital, la révolte de l’année 1863 qui a grondé assez fort dans la région de Grodno, Après il y a eu des révolutions puis l’occupation, et encore des révoltes, des périodes de chômage et de grève; on a été jusqu’à interdire la langue biélorusse. En 1936, toutes les entreprises industrielles de Grodno étaient en grève.
Puis l’année 1939 est arrivée. Ensuite il y a eu la guerre, le mouvement de partisans, l’activité clandestine. En un mot, une histoire habituelle pour une ville biélorusse pas ordinaire. Nous allons suivre son cours actuel.
Commençons cette fois-ci par son industrie. Le combinat de laine peignée semble avoir rassemblé ses nombreux ateliers sur la rive droite du Niémen, comme pour les rapprocher le plus possible du centre de la
ville. Des étoffes de laine de vingt espèces différentes sont envoyées dans les républiques du pays.
La filature de Grodno fournit la matière première aux bonneteries et aux combinats (en 1969, sa production a atteint 11250 tonnes de fil). Il y a également à Grodno deux usines pour le traitement du cuir, une usine de confection de chaussures, une industrie alimentaire développée. Les cigarettes de Grodno sont envoyées dans plus de 140 villes de l’U.R.S.S. On y fabrique, à Grodno, de beaux meubles, et d’autres articles, on y travaille le verre.
Le gazoduc allant jusqu’à Dachava passe par le combinat chimique de la ville, construit en 1970 et né de la fusion de deux grandes usines, l’usine d’engrais azotés “Azote” et l’usine de caprolactame. Tout récemment, en 1977, on a construit un grand combinat de fibres synthétiques.
Quoi encore? Ajoutons y une usine de montage d’appareils servant dans l’industrie automobile, dans le commerce.
La ville se développe intensivement. Elle a donc besoin de matériaux de construction. Une véritable industrie du bâtiment est née, fournissant tout ce qu’il faut pour construire.
Passons à la transformation du bois. Le combinat reçoit la matière première, c’est-à-dire les troncs d’arbre, qu’il transforme en meubles qu’on peut voir dans beaucoup de logements de la ville.
La ville a gardé son ancienne silhouette, grâce à ses ruelles, à la grisaille de ses murs. La ville possède des massifs de verdure. Les maisons sont noyées dans le lierre et la vigne vierge. Les rues des vieux quartiers rayonnent en tous sens; les toits couverts de tuiles rouges émergent de la verdure, le contraste des couleurs est frappant, surtout après la pluie qui fait reluire les toits et le feuillage.
La ville a ses curiosités. On peut y voir la maison où a vécu Elisa Orzesko, une femme de lettres de talent. Il y a d’autres maisons encore, de très vieilles.
Faisons le tour de la ville, de la vieille ville. C’est là qu’on peut encore voir le génie de nos ancêtres. En plein centre de la ville se dresse un vieil édifice, il est vrai, ce n’est pas le plus vieux, mais un des plus anciens. C’est la résidence de Stefan Batory; aujourd’hui elle abrite les collections du musée de la ville, 100 mille pièces environ, 25 mille livres parmi lesquels des oeuvres d’anciens hommes de lettres, de très anciens même; il y a des pièces de monnaie du XVIe siècle, du XVIIe aussi; on peut y voir des chartes du XVIe , XVIIe et XVIIIe siècles, des armes de toutes les époques; et puis il y a des meubles anciens, des portraits, des objets trouvés pendant les fouilles archéologiques. On peut pendant des heures entières admirer toutes ces choses, les unes plus curieuses que les autres, comme un fauteuil de 300 ans, un fauteuil avec des sculptures dessus représentant des scènes d’ivresse de la noblesse polonaise d’autrefois. On peut voir des ustensiles de cuisines qui avaient servi à nos ancêtres; la tasse de l’oncle du célèbre compositeur Oginski, auteur de la musique de “La Polonaise”, Oginski était aussi grand hetman lituanien.
De chaque côté de l’entrée du musée, on peut voir des canons, mais des canons coulés par Pierre le Grand et laissés là lorsqu’il avait été obligé de reculer, pressé par l’ennemi; les canons avaient été poussés dans le Niémen. Ils ont été retirés par la suite. La cour du musée attire beaucoup de curieux. Ainsi que le château, elle est entourée d’un profond fossé bordé d’arbres séculaires. Une porte arquée donne accès à la cour. Sur les pentes abruptes du fossé il y a des restes de murs, des murs du vieux château, un château construit sous Vitovt, avec des murs épais faits de pierres brutes assemblées par du ciment. Tout près du château il y a la chapelle, une des premières construction du vieux Grodno une construction massive, enfoncée dans le sol par les ans. Et puis, il y a là aussi... une isba, mais oui, une isba sans cheminée, amenée ici par le personnel du
musée, une très vieille isba dénichée quel que part, avec de petites fenêtres, pour permettre à peine à la fumée de l’âtre de s^échapper. A l’intérieur, les murs sont noirs de fumée. Une vraie tanière et non pas une demeure.
A vrai dire, il n’y a rien d’étonnant qu’on puisse voir encore des isbas pareilles, pas souvent, bien sûr. Il y a, par exemple, des personnes hostiles à toutes évolutions, un conservatisme acquis durant des siècles. Le directeur d’un sovkhoze m’a raconté l’histoire suivante. Dans un des villages de l’entreprise agricole il y avait une très vieille isba sans cheminée, mais le plus étonnant, c’est qu’elle était habitée par un vieillard qui ne voulait la quitter à aucun prix. Le sovkhoze était un des plus riches, toutes les maisons sans exception avaient été reconstruites, elles étaient neuves, en bois ou en briques, à un ou sans étages. Et, au milieu de tout cela, la vieille bicoque, vieille de deux siècles, avec un vieux dedans qui ne voulait pas déménager. La direction de l’entreprise lui avait construit une maison neuve, mais rien à faire pour faire sortir le vieux. La vieille isba faisait tache au millieu du village. On avait essayé de raisonner le bonhomme, tous les jours, on était prêt à se mettre à genoux pour le faire déménager. Son fils, un colonel, lui avait écrit beaucoup de lettres, était venu le persuader maintes fois.
Peine.perdue. Le vieux avait une seule et unique réponse: “Ici, c’est mieux pour la santé. Et puis j’y ai pris l’habitude durant mon siècle. Il me suffit d’entrer dans une de vos nouvelles maisons que j’ai tout de suite des vertiges”.
Alors, le directeur prend une décision qui devait être réalisée en l’absence du vieux. En grand secret, il se met d’accord avec un conducteur de tracteur qui, passant avec sa machine devant l’isba, devait accrocher un des murs au passage. Le fait devait être classér comme accident. Aussitôt dit, aussitôt fait, le vieux était parti dans un village d’à
côté. Il arrive juste pour constater le désastre. Le conducteur se lamente: “Mais je ne l’ai pas fait exprès. Mais où donc j’avais les yeux! Je suis prêt à payer les dégâts!” (L’argent lui avait été donné à l’avance par la direction du sovkhoze).
Le vieux, vous l’auriez entendu! La moitié du village avait accouru pour voir l’effet produit et écouter les tirades du bonhomme: “Tu me l’as accrochée, oui, mais c’est toi que j’aurai voulu voir accroché, accroché par les côtes! Je voudrais te voir, toi et ta sale machine, t’écrouler d’un pont comme tu m’as écroulé ma maison. Ma pauvre maison, il n’en reste qu’un coin. C’est toi que je voudrais voir sortir de ce coin, les pieds en avant!” Et le voilà parti de plus belle. Le secret lui a été découvert que lorsqu’il s’était habitué à sa nouvelle demeure, qu’il en était arrivé à parler de ses avantages et que la vieille bicoque était oubliée sans regrets. Là, il faut dire en passant, qu’il n’y a pas longtemps encore, on ne connaissait pas de jurons ou de mots grossiers en Biélorussie, on proférait des imprécations, comme celles du vieux et c’est tout. Et il faut dire qu’il y avait des artistes dans ce domaine qui vous sortaient de ces tirades; c’étaient un vrai spectacle, à voir et à écouter, lorsque deux personnes se disputaient. Les comparaisons étaient aussi extraordinaires que variées.
...Si des hauteurs du reste du château vous jetez un regard sur le Niémen qui coule en bas, vous pourrez voir sur le bord de la Garadnitchanka une petite chapelle inondée par la verdure de vieux arbres. Ce qu’il y a de particulier, c’est que trois de ses murs sont de pierres, le quatrième, celui qui fait face au Niémen, est en bois. Ce mur avait été démoli pendant les guerres du Moyen-Age, redémoli pendant le guerre avec la Suède; après, les restes sont tombés dans la rivière au cours d’une période de crues intenses, les eaux avaient rogné les rives. Plus tard, les habitants ont renforcé les rives et reconstruit la chapelle en lui faisant un mur de bois. Cette chapelle est un chef-
d’oeuvre de l’architecture slave du XIIe siècle.