La terre sous les ailes blanches
Уладзімір Караткевіч
Выдавец: Юнацтва
Памер: 207с.
Мінск 1981
“Ne va pas festoyer chez les riches, ils t’enseveliront sous les os”1. Aussi, ne vais-je pas commencer à parler de toutes les civilisations qui se sont succédées, de leur céramique (mais, je crois, que la plus belle — noire, comme si elle était fumée puis vernie — est celle des Pomores). Je ne parlerai non plus des ancêtres des Slaves. Ne remontentils pas à la civilisation de Zaroubinietz? Et, partant de ce fait, leurs terres d’origine ne correspondent-elles pas aux régions du cours supérieur et moyen du Dniepr (là, où maintenant se trouvent la partie sud de la région de Vitebsk, les régions de Moguilev, Gomel et Kiev, les vallées de la Pripiat et de ses affluents ainsi que les terres arrosées par la Desna)? “Les riches”— les archéologues — discutent eux-mêmes cette question avec une telle effervecsence qu’un étranger a bien des chances de recevoir des os sur la tête, des os trouvés dans les kourganes, bien sûr. Mais ils font mal, tout de même.
Quoi qu’il en soit, il y a quinze siècles, nos terres étaient déjà habitées par des Slaves.
C’est la place forte de Khatomel (VIe— XIIe siècles), près deStoline, qui est estimée être la plus ancienne sur le territoire de la Biélorussie. En Ukraine il y a aussi une ancienne cité qui date de la même époque (ce n’est que beaucoup plus tard que les Slaves ont occupé le territoire de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie ac
1 Proverbe biélorusse (N.d.T)
tuelle). J’ai eu la chance de visiter l’emplacement de la place forte de Khatomel.
Dans la contrée les villages ne sont pas nombreux, mais grands. Le village de Roubel compte 1 800 maisons. Je suis sorti de Roubel en voiture, puis j’ai traversé à pied un grand pré mouillé et des marais. Hauts nuages d’été, chaleur, mes pieds s’enfoncent; il est clair qu’aux temps des premiers Slaves la contrée était impénétrable. On ne pouvait venir que par voie d’eau en suivant le cours de la Gopygne; maintenant, la rivière a été détournée et elle a quitté son ancien lit, en bas de la colline. Du côté des marais, là où la rivière ne formait pas un obstacle naturel, il y avait un rempart doublé d’un fossé. Ses remparts de terre étaient alors surmontés d’une double cloison en bois, remplie de sable. Maintenant il n’y a plus rien. Les remparts ont été envahis par des buissons; à la place de la cité il y a un champ de seigle. Le bleu-vert de la forêt à l’horizon et les fosses rappellent les fouilles. Personne. Tout a disparu. Mais quelle animation pittoresque, quelle vie bouillonnante régnait là dans les temps anciens...
En revenant, je passais sur des perches, jetées au-dessus d’un ruisseau en guise de pont, et je tombais dans la boue. Deux kilomètres plus loin des hommes réparaient un pont. L’un d’eux:
— Oh-oh, à en juger d’après vos jambes vous faites partie maintenant des gens du pays.
— Et vous emporterez avec vous un peu de notre boue, continue en riant une femme.
Pour toute réponse j’éclate de rire. Ces gens ont toujours habité le pays. C’étaient les descendants des autres... Ainsi, sur cette terre, rien n’avait été perdu.
Comme nous, ils avaient haï, comme nous, ils avaient aimé, ils avaient érigé sur les tombes de leurs bons pères des pyramides de pierres, sur les bords du lac Bezdonny. C’est à nous qu’ils ont transmis leur cause.
Face au danger qui venait de l’extérieur les tribus se rapprochent et forment des uni-
ons. Plusieurs de ces unions se sont formées sur le territoire de la Biélorussie: les Krivitchis, les Drégovitchis, les Radimitchis et les Drévlianés (la branche du Nord de cette tribu). Les tribus étaient vraiment très séparées. Les Krivitchis, par exemple, estimaient que les Drévlianés “vivaient comme des bêtes sauvages”, et vice versa. Il faut penser que tous ils étaient unis par la langue qui leur était commune (exception faite de quelques nuances dialectales, comme, en nos jours, dirons-nous, le parler d’un habitant de la région de Pinsk se distingue du parler de la contrée de Polotsk), par la communauté des places de commerce et des principaux dieux et, sans doute, par la communauté des sanctuaires. On trouve relativement peu d’idoles. Elles sont en pierre. La plupart appartenait aux Drévlianés. Beaucoup ont été détruites. La plus connue, trouvée près de Souprasle, a été enlevée. Dans beaucoup de musées, on peut rencontrer le regard de leurs yeux de pierre.
Faïence de Zaslavl. XIIe siècle
LE PREETAT ET SES PEUPLES
Tout poussait les tribus à s’unir. Les mêmes ennemis, la même langue et la même principale voie commerciale —“du nord chez les Grecs”. C’est ce qui explique que l’histoire connue des futurs Ukrainiens, Russes et Biélorusses débute par un Etat unique — la Russie de Kiev. Aussi ne vais-je pas trop insister sur cette période. Il y avait trois Sophies, trois soeurs, qui veillaient sur les terres des Polianes (Kiev) sur celles des Krivitchis (Polotsk) et celles des Slavènes (Novgorod). Vous savez aussi, sans doute, que nous avons tous les mêmes monuments littéraires, comme, par exemple, “Le Dit de la Campagne d’Igor”. Mais qui peut dire où est né son auteur? A Novgorod? Mais déjà au siècle dernier A. Kirkor et O. Syrakomlia débattaient la question des éléments concernant les Krivitchis et les Drégovitchis
La pierre de Ragvolode
mentionnés dans “Le Dit”. Il n’y a qu’une chose qui soit claire, c’est que l’auteur était un homme qui1 connaissait bien toutes ces régions. Il connaissait jusqu’aux moindres détails la topographie de la Russie de Kiev; ainsi, il savait le nom de la colline sur laquelle, à Kiev, était élevée la cathédrale de Notre-Dame et il savait qu’à travers Minsk coulait une petite rivière qui s’appelait la Némiga.
C’est pour se défendre contre les étrangers rapaces que ce préétat commun avait été formé. Il s’est renforcé davantage après la christianisation du pays ce qui a, d’autre part, contribué à étendre l’usage de l’écriture non seulement parmi la noblesse, mais aussi dans le peuple. Lors des fouilles de Bérestié (j’en ai déjà parlé) on a trouvé non seulement des murs de bois et des rues couvertes des rondins — qui d’ailleurs s’étaient conservés mieux qu’à Novgorod — mais aussi des objets tels qu’un peigne, par exemple, sur lequel étaient gravées des lettres de l’alphabet cyrillique. On peut aussi rappeler la lettre en écorce de bouleau de Vitebsk.
Mais sur le territoire de la Biélorussie on a longtemps refusé d’accepter le christianisme. Peut-être parce qu’on y détestait particulièrement le prince Vladimir, qui avait incendié Polotsk. Il avait tué le prince Ragvolode avec toute sa famille et épousé sa fille Ragnéda. Ayant ramené une fiancée de Byzance (il pensait aux intérêts de l’Etat) le prince Vladimir renvoya Ragnéda à Izaslavl (à Zaslavl près de Minsk on montre jusqu’à nos jours “le rempart de Ragnéda” encore appelé “le rempart des chagrins”). D’autre part, on défendait peut-être l’indépendance des foyers et on ne pouvait pas oublier la tuerie organisée par le prince surnommé “Queue de Loup” dans le pays des Radimitchis; le souvenir de cette tuerie s’est conservé dans un proverbe qui semble, au premier abord, incompréhensible: “les Radimitchis non battus (c’est-à-dire épargnés lors de la tuerie) ont peur de la queue du loup”. Il est même possible qu’on faisait simplement
preuve de conservatisme. Les croyances païennes s’étaient enracinées en Biélorussie plus solidement que n’importe où. Même à la fin du XVIIe siècle un prêtre signalait à ses supérieurs que les habitants d’un village pratiquaient, en grand secret, le culte d’une idole.
Malgré tout, on trouve de plus en plus souvent toutes sortes d’objets portant des inscriptions; des rouets, par exemple, sur lesquels ces inscriptions ne sont guère littéraires; “le rouet de grand-mère”, et avec des fautes encore; on trouve aussi des croix de pierre et des icônes, ou bien de simples pierres tombales portant des épigraphes. Dans l’eau de la Dvina, près de Polotsk, il y a une pierre sur laquelle on peut lire: “Seigneur, viens en aide à ton serviteur Boris”. Ou bien, sur la pierre au milieu des champs près de Kokhanove: “En l’an 6679 (1171) le 7 du mois de mai a été gravée cette croix. Seigneur, aide ton serviteur Vassili baptisé Ragvolode, fils de Boris”. J’en ai vu des pierres pareilles. On est animé d’un étrange sentiment, à côté d’elles, du sentiment d’appartenir à l’histoire.
Bien sûr que parfois on a tort d’affirmer que Part de lire et d’écrireétait très répandu. D’habitude on mentionne la fameuse lettre sur écorce de bouleau: “De Stépane à Néjilovi. Si tu as vendu les vêtements achètemoi du seigle pour 6 grivènes. Si tu ne les as pas encore vendus, tu m’enverras l’argent. Mais s’ils sont déjà vendus tu me feras le plaisir de m’acheter du seigle.” En se référant à cette lettre on dit que, “voyez-vous, un simple paysan, un pauvre savait écrire.” Pas si pauvre que ça, après tout, s’il avait des vêtements à vendre pour une somme supérieure à 6 grivènes. Cette somme était alors suffisante pour payer le travail de quatre journalières pendant 6 ans. Ce qui prouve, une fois de plus, que ce n’étaient que les riches qui savaient lire et écrire.
Les plus pauvres vivaient dans les villes, qui étaient encore jeunes, ou dans les villages; ils étaient artisans ou bien labourai-
La pierre de Boris
ent la terre. Ils cultivaient le blé, le seigle, l’orge, l’avoine, le sarrasin (on n’est pas sérieux quand on affirme que le sarrasin avait été introduit en Europe par les Arabes au XXe siècle; on trouve en Biélorussie, à Grodno, par exemple, des grains de sarrasin appartenant à un âge beaucoup plus reculé; son nom même, en langue biélorusse “le blé grec” démontre ses liens avec Byzance), la fève, le lin, le pois, le chanvre. Ils chassaient, pêchaient le poisson, recueillaient le miel sauvage. Pendant ce temps-là, les riches qui gouvernaient s’occupaient, naturellement, de la guerre, de la gestion des affaires, ils rendaient la justice, vivaient dans leurs propriétés où les habitations étaient ornées de fresques multicolores, buvaient dans des coupes de fine porcelaine importée de l’Iran ou dans des coupes du pays, en verre, jouaient aux échecs (on a trouvé des figures), collectionnaient même des bibelots simplement destinés, à égayer la maison.