Nouvelles d'auteurs biélorusses
Выдавец: Мастацкая літаратура
Памер: 405с.
Мінск 1977
1957
Ivan Chamiakine
QOO
LE PAIN
On l’attendait depuis longtemps, l’oncle Ivan le frère de ma mère, on l’attendait avec impatience Il s’était chargé d’apporter du pain. Beaucoup de pain, autant qu’un homme pût en porter.
Je n’étais que dans ma septième année, mais je savais déjà qu’un homme adulte, et surtout un homme qui habite un village où on mange du pain autant qu’on veut, pouvait en porter tout un grand sac.
J’étais malade; affaiblie, je dormais beaucoup et je rêvais souvent de pain, de tas de sacs pleins de farine ou de miches. L’image des sacs ne me réveillait pas la nuit, parce qu’ils ne sentaient rien, mais les miches, rondes, aux croûtes dorées, sentaient si bon, que j’en avais l’eau à la bouche en dormant. J’avalais ma salive et je sursautais, réveillée par des spasmes, qui me faisaient mal au ventre.
J’étais heureuse quand Vassil, mon frère,était à la maison. Vassil était déjà grand, il était dans sa douzième année. Il savait tout, il pouvait tout faire. Quand il était à la maison, le feu, quoique petit, brûlait toujours dans notre poêle de fonte et j’avais chaud, parce que mon
canapé était tout près du poêle. Je pouvais tirer mes mains de dessous la couverture et jouer avec une vieille poupée et des douilles brillantes.
Vassia ne disait à personne où et comment il se procurait du bois. Il allait en chercher tard dans la soirée, ou le matin, à l’aube. Mais maman devinait comment il le faisait, d’où il apportait des planches pourries, elle était contente de son fils et (die avait peur pour lui.
— On te tuera un jour, bandit que tu es, lui reprochait-elle doucement. Ceux qui ont leurs propres maisons sont des brutes, ils tueraient un homme pour un éclat de bois.
J’avais peur quand Vassia s’en allait. Je m’imaginais qu’on le tuait et moi, seule, je pleurais et je me préparais à mourir, parce que je savais que sans Vassia je ne vivrais pas longtemps. Est-ce que je pourrais passer toute une journée au lit, sans Vassia, sans pain, et sans feu, sans chaleur? On est bien avec son frère. Le poêle de fonte chauffe, une bouilloire toujours posée dessus. Quand je me réveillais, je toussais et je me tordais des douleurs que j’avais au ventre. Vassia me donnait à boire et parfois jetait dans mon quart quelques grains de saccharine (où il en prenait, on ne le savait pas non plus) et l’eau devenait sucrée; quand on buvait, on n’avait plus mal au ventre. Mais les minutes les plus heureuses étient celles quand il faisait le potage et que nous dînions. Ce n’était pas le déjeuner quand ma mère, se pressant à l’usine, nous donnait, à chacun, un quart d’eau bouillante avec de la saccharine etun petit morceau de pain, noir comme du charbon, pas plus grand que mon petit doigt, un tiers de notre ration journalière.
Vassia préparait le dîner pour de bon. Il avait toujours une réserve de bois et il chauffait le poêle à un tel point que la cheminée en fer-blanc
devenait rouge. La cheminée sortait par la fenêtre, condamnée, à moitié par le feutre et le carreau où passait la cheminée, au travers d’une feuille de fer-blanc rouillé.
Pour cette demi-cuiitérée de millet que ma mère nous laissait pour la soupe, Vassia ajoutait une pomme de terre, une carotte ou un chourave qu’il avait trouvés dans la poche profonde du pardessus de notre père. 11 disait qu’il avait gagné ces trésors à la gare où il aidait à décharger des wagons. Ma mère n’était pas toujours au courant, c’était notre secret. Le bois crépitait gaiement, le poêle nous donnait une chaleur agréable. L’eau glougloutait joyeusement dans la gamelle noircie par la fumée. Et je m’égayais.
— J’ai rêvé de nouveau de pain. Beaucoup de pain, disais-je, reconnaissante, à monfrère. Onl’a apporté dans un grand traîneau, tout un tas de miches comme ça, et j’écartais les bras.
Quand je racontais ces rêves à ma mère, les larmes lui venaient aux yeux, elle les essuyait en caci'tte. Et Vassia riait.
— Que tu es bête, Anetchka. Ne pense plus au pain, fais comme moi. Tu ne le verras plus en en rêve.
Mais est-ce qu’on peut ne pas y penser? Peutêtre, ceux qui en ont assez, ils n’y pensent pas, mais moi, j’y pensais toujours.
Quand Vassil avait versé du millet dans la gamelle et y avait jeté une pomme de terre coupée menu, la vapeur sentait si bon que je ne parvenais pas à avaler ma salive.
Nous recevions pour le dîner un morceau de pain plus grand, la moitié de la ration. Ma mère ne fermait jamais à clef le buffet renfermant le pain, elle savait que personne, ni Vassia, ni moi, ne mangerait ce qu’il ne fallait pas manger, que nous ne pourrions pas le faire, c’était la disette
qui nous avait appris à observer une discipline stricte. Parfois Vassia me proposait:
— Veux-tu que je te donne une partie de ma tranche?
Je désirais bien manger un morceau de plus, mais je refusais:
— Non, non, je n’en veux pas. Je suis déjà rassasiée.
Je me rappelai la conversation que j’avais surprise un matin quand ma mère se préparait à aller au travail. Vassia, comme un grand, lui avait dit:
— Maman, je vois depuis longtemps tes ruses. Comment partages-tu le pain? Pour en garder moins et pour nous on laisser plus. Il ne faut pas faire cela, maman, tu travailles. Tu dois être forte. Si tu tombes malade, nous ne vivrons pas sans toi. Dès aujourd’hui c’est moi qui partagera le pain. En bonne justice. Voilà. Tu auras ta norme de travail.
La mère pleura. Autrefois elle était gaie, mais l’approche de cet hiver la rendit triste, son visage s’amincissait de plus en plus, il devenait noir, ses yeux s’élargissaient, et même moi, petite que j’étais, j’y lisais du chagrin et de la douleur. En la voyant je voulais, moi aussi, pleurer. Un jour le visage de a mère s’éclaircit, et ses yeux devinrent plus vifs, elle avait reçu une lettre de ses frères vivant à la campagne. D’abord elle la lut elle-même, par syllabes, en promenant son doigt sur le papier. Et, sans avoir terminé, elle nous annonça:
— L’oncle Ivan nous apportera de la farine. Trois ponds1 de farine! C’est tout un sac. Nous passerons l’hiver, mes enfants! Tu vas guérir,
1 Poud. m— ancienne mesure de poids en Russie (16 kg). (N. d. T.)
Anetchka! Elle se précipita vers moi, m’embrassa. Ensuite Vassia lut la lettre. Il lisait bien, parce qu’il avait passé deux hivers à l’école. Chaque jour je demandais à mon frère de me Lire cette lettre. Je la savais par coeur depuis longtemps, je connaissais tous nos oncles, nos tantes, nos grandmères, mes cousines et mes cousins de Stryi et d’autres parents que je n’avais jamais vus, je connaissais les auteurs de toutes les salutations qu’ils nous transmettaient, sincères et les plus sincères. Mais ce n’était pas cela qui m’intéressait. En tremblant j’attendais les mots «et tous nos parents, chère soeur, ont décidé de rassembler et d’apporter à tes enfants trois ponds de farine et un demi-poud de gruau».
Quinze jours de suite nous lûmes la lettre. Quinze jours nous vécûmes d’espérance.
L’oncle Ivan arriva un soir quand tout le monde était à la maison et que Vassia, qui venait d’apporter du bois, écoutait les reproches de ma mère et était en train de faire du feu pour chauffer un peu notre chambrette. Un vent glacial geignait dehors. J’avais peur du vent: quand il se mettait à se lamenter do la sorte et frapper avec une feulle de fer-blanc sur le toit voisin, il faisait très froid chez nous et le poêle fumait, la fumée piquait les yeux et déchirait la poitrine, la toux se répercutait en douleur dans tout le corps.
L’oncle frappa méchamment à la porte, fit du bruit comme s’il n’était pas un bienvenu, mais un voisin en colère. Ma mère ouvrit la porte, et, voyant son frère, elle ne se précipita pas vers lui, elle recula et le regarda sans comprendre, comme un étranger. Vassia et moi, nous regardions, sans rien dire, sans comprendre ce qui était arrivé. L’oncle se tenait, les mains vides, avec une petite musette.
Pendant quelques instants j'attendis que quelqu’un d’autre, en bon magicien, nous jetterait, de derrière le dos de l’oncle, le sac que j’avais rêvé, que j’avais vu tout éveillée chaque fois que j’avais pensé au pain.
L’oncle promena ses yeux sur notre pauvre chambrette, le poêle de fonte qui fumait, (le bois, pour nous faire enrager, ne prenait pas feu), jeta un regard sur moi, emmitouflée, bleue de froid et de faim et arracha tout à coup son bonnet de mouton ébouriffé, s’en essuya les yeux et le jeta sur le plancher. 11 grinça:
— Il n’y a pas de pain. 11 n’y en aura pas. On me l’a pris. La patrouille. J’ai prié. J’ai supplié. Je leur ai montré le papier de la volost1 que c’est mon pain, à moi, que je l’apporte à mes neveux affamés. Pas du tout! Ils n’ont pas voulu m’écouter. T’es un spéculateur, qu’ils disent... Bande de scélérats! Canailles! Va-nu-pieds! Ils ont pillé toute la Russie. L’ont réduite à la misère... Que vous n’en soyez jamais rassasiés, de ce pain!
Un paysan outragé est terrible dans sa colère. Pour le pain il peut maudire Dieu et son père. L’oncle se déchaîna, il jura comme un charretier, sans faire attention à nous, les petits.
Ma mère l’écouta d’abord, muette, abasourdie, et faisait des signes de tête comme si elle était d’accord. Ensuite, elle se ressaisit et lui cria:
— Qu’est-ce que tu gueules ici, devant les enfants? Crains Dieu, au moins. Pour un poud de pain tu maudis les gens.
— Pas un, mais trois.
— Mais ils n’ont pas pris la farine pour eux.
— Et pour qui donc?
— Pour leur père, ma mère nous montra. Leur
1 Volost, f—district rural en Russie. (N. d. T.)
père qui bat les bourgeois. Pour les ouvriers qui ont faim...
— Je te vois nourrir tes enfants, de ce pain. Combien en recevras-tu?
— Ils m’en donneront cent vingt-cinq grammes! Cent vingt-cinq! s’écria ma mère, désespérée; prise de colère, elle s’approcha du petit buffet, accroché au mur, y sortit notre ration de demain, un morceau pas plus grand que ma paume. Voilà, combien ils m’en donneront! Voilà! Mais ils en donnent. Et les bourgeois et les spéculateurs, s’ils le pouvaient, ils nous feraient mourir de faim. Et vous... Vous avez engraissé vos gueules, vous avez caché votre pain et vous faites semblant d’être des orphelins. Le pouvoir des ouvriers ne vous convient pas! Qui est-ce que tu maudis? Qui? Réfléchis! Ton fils aussi, il est à l’Armée Rouge.