Nouvelles d'auteurs biélorusses
Выдавец: Мастацкая літаратура
Памер: 405с.
Мінск 1977
Elle essuya les larmes avec son fichu et le pria comme une femme, tout simplement:
— Mon petit cher soldat, laisse-moi passer. Il me faut... j’ai une grande demande... Le malheur est venu chez moi.
Le factionnaire lui répondit d’un ton sévère et sentencieux:
— Il n’y a plus de petits soldats, la mère, mais il y a des soldats de l’Armée Rouge, il devint
sérieux et, réfléchit. Le coeur de ma mère tressaillit: il ne laisserait pas passer, il était vexé. Mais le soldat s’approcha du téléphone accroché au mur près de la porte et se mit à tourner la manivelle.
Ma mère attendait, le coeur serré de crainte et d’espoir. Elle ne comprit même pas le sens des mots que le factionnaire avait dit en téléphonant .
Bientôt, un homme apparut, vêtu d’un veston de cuir, semblable à un ouvrier. Il demanda si ma mère avait quoique papier sur elle.
Elle avait son laissez-passer de l’usine. L’homme, ma mère le devina d’après l’expression de son visage, était content qu’elle était une ouvrière, d’une usine, comme celle de cartouches. 11 lui fit un signe de la tête avec douceur et dit:
— Venez avec moi, camarade.
Dans une chambre claire, derrière un bureau envahi de tas de papiers, une jeune femme était assise. Elle était vêtue simplement, mais avec goût: une jupe noire, une blouse blanche, un fichu d’angora sur les épaules. Par son aspect extérieur et ses vêtements elle rappela à ma mère l’institutrice qui avait obtenu des parents de ma mère qu’ils envoyassent leur fillette â l’école et qui l’avait enseignée pendant deux hivers; ma mère se souvenait souvent de cette populiste qui était venue de bon gré dans leur village perdu et ma mère voulait que, quand je serais grande, je sois institutrice.
L’homme, au veston de cuir, dit à la femme:
— Lidzia Aliaxandravna, voilà une camarade qui veut passer chez Lénine. Parlez-lui.
La secrétaire proposa poliment à ma mère de s’asseoir et lui demanda doucement:
— Dites, s’il vous plaît, quelle est votre affaire. Ne pouvons-nous pas la résoudre sans le Président du Sovnarkom? Peut être, parce que la
secrétaire ressemblait à l'institutrice, ma mère lui parla, avec simplicité et confiance, comme une femme parle à une autre; elle lui parla de sa vie, du pain de ses frères, de moi, malade.
Lidzia Aliaxandravna écouta attentivement et n’écrivit que le nom et le prénom de ma mère. Elle dit:
— Attendez, camarade. Je vais parler à Vladimir Ilitch de votre demande.
Elle se leva et se dirigea vers la porte d’en face. Elle disparut. Alors ma mère comprit que la secrétaire était allée chez Lénine, que Lénine était ici, derrière cette porte, tout près, et que, tout pouvait arriver, on allait l’appeler chez Lénine. Ma mère y pensa et eut peur. Elle découvrit encore qu’elle n’était pas seule dans cette chambre, qu’il y avait encore, dans les coins, près des murs, quatre personnes, qui attendaient. D’où étaient-ils venus? Quand ma mère était entrée ici elle n’avait vu personne, sauf cette bonne femme. Donc, ils avaient entendu tout ce qu’elle avait raconté? Maman eut honte d’apprendre que des hommes étrangers avaient entendu sa plainte. Deux d’entre eux, surtout, lui déplurent, ils ressemblaient à des bourgeois, en redingotes noires, plastrons de chemise sur la poitrine; l’un d’eux accrochait sur son nez des lunettes d’or. 11 lui sembla qu’ils la fixaient d’un oeil mauvais, avec impudence. Ma mère ne savait où regarder, où cacher ses mains. Et quand parlèrent une langue étrangère ma mère, trop impressionnable, faillit s’évanouir, parce qu’elle pensa qu’elle avait commis un crime, ayant dit, devant ces étrangers, toute la vérité sur le pain. C’était bien, s’ils ne comprenaient pas le russe. Mais, évidemment, ils le comprenaient, et ils avaient appris, de sa bouche, que la vie des prolétaires russes était difficile.
Elle pensa: «Lénine, pourquoi laisse-t-il passer chez lui des types comme ça? N’ont-ils une bombe dans leur grosse serviette?»
Pendant quelle attendait, en proie à ces pensées, ses mains et ses pieds devinrent froids. La tête lui tourna. Ma mère eut peur de tomber du fauteuil parce qu’ elle était assise au bord, mais elle ne se hasardait pas à s’asseoir plus profondément, plus commodément. Et ces deux qui écarquillaient toujours les yeux et marmottaient sans cesse. Si elle avait pu disparaître, s’enfuir, être à cent pieds sous terre, ma mère l’aurait fait volontiers, mais elle sentait qu’elle n’aurait pas la force de bouger.
Heureusement pour ma mère, la porte qu’elle ne quittait pas des yeux, s’ouvrit et Lidzia Aliaxandravna apparut. Elle s’adressa tout de suite aux étrangers:
— Camarades... elle prononça les noms, mais ma mère ne les retint pas, et après, en nous racontant son aventure, se reprochait toujours d’avoir été si oublieuse. Vladimir Ilitch vous prie de l’excuser et d’attendre un peu.
Un de ceux que ma mère avait pris pour des bourgeois étrangers répondit en un russe parfait, avec un bon sourire et poliment. Ma mère en eut le coeur soulagé, maintenant elle regardait avec intérêt, en pensant: «Tiens, il s’est fait beau comme un fiancé». Peut être, à cause de l’attention qu’elle avait prêté aux «bourgeois» elle ne comprit pas tout de suite qui la secrétaire invitait à passer par cette port où elle se tenait après l’avoir fermée doucement.
— Passez, camarade. Vladimir Ilitch vous attend, dit Lidzia Aliaxandravna.
Ma mère chercha des yeux qui allait se lever. — Vous, vous, camarade Kouzmiankova.
— Moi? ma mère en eut le souffle coupé, elle sentit qu’elle n’avait pas de force pour se lever.
Lidzia Aliaxandravna s’approcha d’elle, la toucha à l’épaule en l’aidant, et, sans ôter sa main de l’épaule de ma mère, elle conduisit cette ouvrière stupéfiée, contente et effrayée, vers la porte. Elle ouvrit la porte.
Et... ma mère vit Lénine. Le même visage qu’elle avait vu sur les portraits. Mais de plus petite taille qu’elle s’imaginait, parce que Lénine lui semblait un preux, comme Ilia Mourametz1. Et elle vit se lever de table un homme ordinaire de taille moyenne.
Lénine se leva de table, s’approcha de sa visiteuse et lui tendit la main:
— Bonjour, camarade.
Ma mère se souvenait d’avoir serré la main de Vladimir Ilitch puissamment, en homme, en ouvrier. Quand Lénine la fit asseoir et s’assit lui-même, en face d’elle, à un pas d’elle, dans un fauteuil, il s’accouda, en appuyant sa joue sur ses doigts, il se prépara à l’écouter; ma mère, comme elle nous le disait après, eut des absences; elle eut chaud, la sueur parut sur son front. Elle essuya la sueur avec son fichu de cachemire; en d’autres circonstances, elle ne l’eut jamais fait, elle gardait ce fichu pour moi. Elle regardait Lénine sans parler, elle voyait son large front, ses yeux bruns clignés, sa petite barbe un peu rousse qu’il tiraillait du côté droit. Ma mère nous disait après qu’elle comprenait très bien que Lénine ménageait chaque minute, qu’il avait beaucoup d’affaires d’Etat, qu’elle n’avait pas le droit de retenir son attention pour longtemps par son malheur, à elle, qu’elle n’était pas venue ici pour le dévisager, mais tout de môme elle ne
1 Héros des contes russes. (N. d. T.)
pouvait pas commencer à parler, comme si elle avait perdu l’usage de la parole.
Evidemment , Vladimir Ilitch comprit son état et lui demanda avec douceur:
— Comment vous appelez-vous?
— Aksinnia.
— Et votre nom patronymique?
— Oh! personne ne m’a appelée par mon nom patronymique. Mon père s’appelle Erafey.
— Etes-vous ouvrière, Aksinnia Eraféevna?
— Je travaille à l’usine de cartouches...
— Une usine très importante. Maintenant nous avons besoin de cartouches comme de pain.
Lénine avait été le premier à parler du pain et cela calma tout de suite ma mère, lui donna du courage.
Elle pensa: «Cet homme qui a une telle force, qui a fait cette révolution, qui a chassé les seigneurs, les bourgeois, qui dirige un grand pays, cet homme, il sait tout, il comprend tout, on peut lui parler de tout aussi simplement qu’il parle lui-même». Ma mère dit:
— Je viens chez vous pour parler du pain, camarade Lénine. Aidez-moi.
Vladimir Ilitch baissa les yeux pour un instant, et les rides se rassemblèrent sur son front. Il sembla à ma mère qu’un chagrin le traversait. Elle comprenait la raison de ce chagrin: cela faisait mal à Lénine de ne pas pouvoir donner du pain à tous, comme cela lui faisait mal, à elle, de ne rien avoir pour nourrir scs enfants. Mais Lénine leva tout de suite les yeux, on n’y voyait ni chagrin, ni douleur, mais une intense fermeté.
Lénine commença à parler, à voix basse, avec confiance, comme s’il ne s’adressait pas à la visiteuse qui était venue chez lui avec sa demande, mais à un ami. Ce fait rendait à ses paroles une persuasion extraordinaire. Ma mère, enchantée,
l’écoutait et comprenait tout,c’était simple. Après elle regrettait qu’elle n'avait pas pu retenir exactement les paroles de Lénine, mais elle s’était rappelée le contenu. Ilitch disait que nous avions une énorme énergie révolutionnaire des masses, mais que nous avions peu de pain et que la bourgeoisie cherchait à étouffer le prolétariat avec la main osseuse de la famine. Il disait aussi que ce n’était qu’une discipline de fer, une dictature dans le domaine de la distribution des produits alimentaires, une ration par classes, une répartition ferme, un travail hautement organisé des patrouilles qui pouvaient sauver de la famine Moscou, Pétrograd, l’armée.
— La ration est maigre, c’est vrai, mais nous ne laissons pas les ouvriers et leurs enfants mourir de faim. Quand nous aurons écrasé la bourgeoisie, nous aurons du pain. Nous aurons tout. Beaucoup de pain. La Russie est le pays du pain. Dès maintenant, malgré notre pauvreté, nous donnons des repas gratuits aux enfants. Et tout à coup, après ces mots, Lénine demanda:
— Une patrouille a saisi votre pain? N’est-ce pas?
Sans doute, Lidzia Aliaxandravna avait parlé à Lénine de la demande de l’ouvrière, mais, évidemment, elle l’avait expliquée dans les grandes lignes, en soulignant surtout qu’on avait saisi le pain, parce qu’il y en avait pas mal, de ces plaintes, à ce temps-là. Ma mère eut peur que Lénine pût penser qu’elle était venue pour se plaindre de la patrouille et se mit à raconter comment cela s’était passé. Elle parlait hâtivement, elle se recoupait et avalait des mots.