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  • Nouvelles d'auteurs biélorusses

    Nouvelles d'auteurs biélorusses


    Выдавец: Мастацкая літаратура
    Памер: 405с.
    Мінск 1977
    76.4 МБ
    — Le mien et le tien, ils sont au front, ils ne fouillent pas dans les wagons, montra les dents mon oncle, mais avec plus de douceur, il avait compris qu’il avait dit des bêtises. Il le­va son bonnet, le mit sur l’appui de la fenêtre et dit paisiblement:
    — C’est fâcheux, ma soeur. C’est pour tes enfants affamés que j’apportais de la farine. Pour tes enfants. Non pour en tirer profit...
    — Mais quelqu’un doit quand même fouiller dans les sacs, ne se calma pas ma mère. S’il n’y avait pas de patrouilles, qui aurait apporté du pain à Moscou? Un ouvrier, tu crois? Ce sont les spéculateurs qui l’auraient fait. Ces bourgeois, à moitié battus. Celui qui a du pain, a le pouvoir. Tu veux que les fabricants et les marchands nous remettent le collier au cou? Non, nous ne leur permettrons pas. Va voir, écoute, ce que disent les ouvriers. Nous suppor-
    torons la faim, mais nous no nous mettrons jamais à genoux devant un Kalachnikov 1 ventru!
    Nous n’avions jamais vu notre mère dans cet état. Les yeux, pleins de feu, les poings serrés, elle tremblait. Nous ne l’avions jamais enten­due prononcer des mots pareils.
    Ces mots, je les avait entendus de Vassia, car ce­lui ci ne manquait jamais un meeting. 11 avait mô­me entendu Lénine, l’été passé, avant qu’on eut tiré sur lui. Et ma mère, elle ne s’attardait pas souvent aux meetings, parce qu’elle devait me soigner, malade.
    L’oncle Ivan n’avait jamais vu sa soeur si furieuse et si hardie. Et qu’une femme s’expri­me en termes bolchévistes, il ne l’aurait jamais supposé, parce qu’on n’avait jamais vu cela au village. Il se mit à se justifier:
    — Et nous, quoi... est-ce que nous sommes contre le pouvoir?.. Les Soviets nous ont don­né la terre. Mais est-ce que c’est juste de saisir le pain? Qui est-ce qui le fait pousser? A qui l’ap­porte-t-on? Tu dois comprendre d’abord... com­prends, lui dis-je, camarade chef. Si tu repré­sentes le pouvoir des ouvriers, traite-moi en camarade, parce que Lénine, qu’est-ce qu’il a fait savoir? L’alliance des ouvriers et des pay­sans. Et lui, ce patrouilleur m’a insulté: contra2, spéculateur! Je vois d’après ta gueule que tu bouffes du lard tous les jours. Ferme-la! Est-ce que c’est ma faute qu’elle est rouge, ma gueule?
    Evidemment, le désarroi de l’oncle et les jus­tifications dans lesquelles il s’était lancées (en
    1 Kalachnikov — nom collectif donné aux marchands en Russie. (N. d. T.)
    2 Après la Grande Révolution socialisie d’Octobre pendant les premières années du pouvoir soviétique, on donnait le nom de «contra» (emprunte du fran çais „contre1*) aux ennemis de la Révolution. (N. d. T.)
    principe, il était d’un caractère rébarbatif et il était plein de morgue paysanne, nous avait dit ma mère) changèrent tout de suite l’était d’esp­rit de ma mère. En un instant, d’ouvrière indé­pendante qu’elle était, elle se transforma en une femme vivant dans l’angoisse,une paysanne d’hier, qui, après son mariage, tremblait devant ses frères aînés qui étaient les maîtres.
    L’oncle fut effrayé par l’audace de ma mère, elle aussi en fui, effrayée. Elle se troubla. Elle demanda pardon à son frère pour cet accueil.
    — Je n’ai rien à t’offrir, frérot, elle pleura et avoua sincèrement: nous avons attendu votre pain comme Dieu. Regarde Anetchka: elle fond comme de la cire au feu. Je crains qu’elle ne passera pas l’hiver, mon enfant.
    L’oncle trouva un cadeau, la patrouille ne lui avait pas tout saisi. Il sortit de sa musette une miche de pain et un morceau de lard. Que le pain était bon! De la farine sans mélange. J’en reçus, cette soirée d’hiver, une grande tranche, peutêtre, aussi grande que nos trois rations. Ce fut l’oncle qui m’en coupa autant. Avec quel dé­lice je mangeais ce pain! Maintenant, la vie est plus riche, on vit à l’aise, mais quand cette triste période me revient à la mémoire, après n’importe quels plats, après un dîner des plus copieux, j’ai toujours envie de manger d’un morceau de ce même pain. La nuit je ne pus m’endormir, bien que j’eus bien soupé, et j’entendis la conversation de ma mère avec mon oncle.
    Déjà moins courageuse, tout bas, ma mère de­manda:
    — Que vais-je faire, frérot? Comment passeraije l’hiver avec les enfants?
    Après ma mère dit qu’elle aurait voulu que l’oncle Ivan me prenne à la campagne, mais mon oncle, peut-être, parce qu’il n’avait pas demandé
    l’avis aux siens, ou pour une autre chose, ne consentit pas.
    Longtemps, il se tut, soupira, se gratta la tête, dans le silence de la nuit j’entendais tous les mouvements. Il répondit enfin:
    — Si nous n’avoins pas de tracas en route, on pourrait t’apporter encore un peu de farine, bien que nous ne soyons pas riches, tu sais, avec ces livraisons obligatoires...
    Ma mère garda le silence, elle réfléchissait. Puis elle dit tout bas, avec une fermeté étonnante:
    — Je saurai surmonter les obstacles! J’irai voir le camarade Lénine. Il me donnera une permission.
    L’oncle fut incrédule.
    — Ha! ton raisonnement de femme! Lénine! Tu ne crois quand même pas qu’on te laissera passer? Parvenir jusqu’à lui, c’est comme jus­qu’au tsar, auparavant. Il fallait autrefois at­tendre une année et puis on revenait bredouille.
    — Non, contredit ma mère. Lénine parle aux ouvriers, dans les usines.
    Pendant quelque temps l’oncle exprima sa défiance paysanne quant à l’existence de la jus­tice au monde. Moi, je m’endormis. Et je vis de nouveau un rêve, je rêvai de pain, mais autre­ment. Lénine, vivant, descendit de son portrait de journal que Vassia avait collé au mur, audessus de mon canapé. Il ouvrit notre petit buffet, qui était devenu tout à coup peut-être cent fois plus grand, de grands rayons le long de tout le mur, et le pain sur ces rayons, des miches, à la croûte dorée, sentant frais. Lénine prit une miche1 en coupa une tranche et me la tendit. Je mordis dans le pain et je sentis de nouveau ce goût, uni­que en son genre, inoubliable; c’est peut-être pour cette raison que je le gardai pour toute ma vie.
    Ma mère alla résolument au Kremlin, parce que pendant cette nuit sans sommeil elle s’était persuadée qu’elle devait voir Lénine. «J’y res­terai trois jours, devant la porte, mais je pas­serai», dit-elle à l’oncle qui souriait malicieu­sement dans sa moustache et sa barbe ébouriffée en regardant sa soeur en habit de fête: ma mère avait mis sa robe offerte par mon père à la veille de la guerre et qu’elle n’avait jamais mise, que je sache; cette époque difficile n’était pas un temps à se distraire. Elle se couvrit la tête avec un fichu de cachemire qu’elle me montrait parfois et qu’elle m’avait promis d’offrir quand je se­rais grande.
    Mais devant la muraille imposante du Kremlin, devant la tour à la coupole dorée et à l’aigle, devant les aiguilles dorées de la grande horloge, la fermeté et l’assurance de ma mère disparurent. Le trouble et la peur l’envahirent. Elle évoqua la défiance de son frère et ses moqueries paysannes: «Vas-y,-vas-y, on t’attend là-bas. Que tu es bête Aksinnia. Tu as un esprit de paysanne, bien que tu sois de la ville.» Et ses propres doutes, venus la nuit, revécurent en elle: «Lénine, il a tant de soucis, il est le soutien de tout l’Etat de Russie; les ennemis lui tirent des coups de revolvers, et je viens l’inquiéter pour un pond de farine. Gom­me si mes enfants étaient les seuls à avoir faim.»
    En y réfléchissant, ma mère marchait sur la Place où un vent glacial chassait la neige qui lui piquait le visage. Elle entra dans le Parc Alexandrovsky. Enfin, elle se hasarda à demander à un homme comment elle pouvair aller voir le camarade Lénine. L’homme, d’une manière simp­le et accueillante, comme si c’était son devoir quotidien, lui montra la Porte Troïtsky et même fit avec elle quelques pas pour voir cette Porte par laquelle elle devait passer pour aller jus­
    qu’au Président du Sovnarkom1. Ma mère le remercia et il répondit:
    ■— De rien, camarade.
    Cette simplicité et ce cher mot «camarade» plu­rent beaucoup à ma mère. Réjouie, certaine qu’il n’y aurait plus aucun obstacle sur sa voie, elle se dirigea fermement vers ce passage qui lui devint cher. Elle entra sous l’arc de la muraille et tout à coup une jeune voix l’arrêta:
    — Qui cherchez-vous, citoyenne? Votre lais­sez-passer!
    Ma mère, clouée sur place, se retourna. De cô­té, derrière une petite table sur laquelle il y avait un livre ouvert, était assis un soldat de l’Armée Rouge, en bonnet d’hiver, avec une étoile rouge, un étui jaune à revolver à sa ceinture.
    Ma mère ne perdit pas contenance et répondit hardiment:
    — Je voudrais voir le camarade Lénine.
    Il lui sembla que le soldat s’était un peu étonné, il avait sourcillé de surprise et se leva de son tabouret, comme s’il rendait honneur à une visi­teuse de marque qui venait chez Lénine.
    — Vous a-t-on appelée?
    — Non... ma mère se troubla un peu. Je vou­drais... lui parler...
    — Parler? le soldat fut visiblement étonné. De quoi?
    — De la vie! après ma mère s’étonnait toujours comment elle avait dit, inopinément pour ellemême,qu’elle voudrait parler de la vie avec Lénine.
    Le factionnaire siffla tout bas en entendant cette réponse. Il était jeune, vingt ans, pas plus, un bon visage de paysan, et, naturelle-
    1 Sovnarkom, m—Conseil des Commissaires du peup­le, appellation officielle du gouvernement de l’Etat socialiste. (N. d. T.)
    mont, comme beaucoup de son âge, curieux causeur. Il se mit à gronder la visiteuse:
    — Qu’est-ce que tu t’es mis dans la tête, camarade femme? Tu crois que le camarade Lé­nine n’a rien d’autre à faire que de parler avec toi? Sais-tu combien il a de travail? Il passe les nuits à travailler. Ce n’est pas un jeu d’enfants que de gouverner ce pays. Le désarroi, la disette, la bourgeoisie qui s’infiltre partout comme au cours des invasions de sauterelles pour éteindre la flamme de la révolution... Quant à nous, nous devons répandre le feu à travers le monde. Et le camarade Lénine dirige tout le prolétariat en Europe et en Amérique...
    Le gars exprimait, peut-être en d’autres mots parce qu’il était plus éduqué, les mêmes doutes qui avaient envahi ma mère devant la muraille du Kremlin. Ma mère sentit que son espérance qui s’était allumée après la rencontre de l’homme qui lui avait montré si simplement comment passer chez Lénine, allait s’écrouler. Elle s’imagina com­ment elle rentrerait bredouille à la maison, et comment elle reverrait mes yeux affamés (ma mère m’avait prié une fois: «Anetchka, ne me re­garde pas comme ça»). Elle se représenta com­ment son frère Ivan se réjouirait de l’échec. Bien qu’il fût bon, il ne manquerait pas de lui rap­peler que la vérité n’était pas de son côté, et les yeux de ma mère se remplirent de larmes.