Nouvelles d'auteurs biélorusses
Выдавец: Мастацкая літаратура
Памер: 405с.
Мінск 1977
C’était un brouhaha mêlé à toute une gamme de bruits.
Il y avait beacoup d’articles de fer forgé, toutes sortes d’objets, grands et petits, il y avait de quoi s’étonner. Et allant d’un étalage à l’autre, je regardais avec curiosité chaque objet en demandant des renseignements de temps en temps; il m’arrivait même de marchander quelque chose.
— Paniers d’osier, presque donnés!
«Tiens, encore un joli petit coin!» Il y avait là un amoncellement d’articles d’osier, d'écorce, de roseau et de paille. Il n’y avait pas que des paniers d’osier, mais aussi des nattes, des stores des cadres pour photos et tableaux, des chapeaux de paille, bref, un monde varié d’articles tressés. Toutes ces choses que je voyais là, sur ce marché de Pinsk, ne m’étaient pas tout à fait inconnues, au contraire, il me semblait les connaître depuis longtemps, et elles aussi paraissaient me recevoir en vieil ami qu’on revoit après une longue absence. C’était comme si nous nous étions rencontrés là par hasard, sur ce marché, venant des environs de Pinsk, et même de mon village natal.
— Tissus et tricots! Broderies!
Un nouvel univers à chaque pas, il y en avait beaucoup, un peu partout, sur ces petits étalages, serrés les uns contre les autres, ou dispersés ça et là, ressemblant à de petits îlots. Très nombreux et très différents les uns des autres, ils composaient dans leur ensemble un tableau assez curieux auquel venait s’ajouter la foule grouillante des acheteurs qui se bousculaient, chacun cherchant ce qu’il lui fallait. Toute une vie, tout un monde semblaient être rassemblés là, une foule bariolée, qui coulait, comme poussée par les cris de mille Valériennes, de mille Marco, mille voix monotones et joyeuses à la fois.
Lorsque la place fut parcourue en tous sens, lorsque tout fut vu, lorsque ma curiosité fut assouvie, je retournai voir les objets qui avaient le plus attiré ma curiosité et que j’avais achetés d’avance. J’avais envie d’acquérir quelques petites bricoles que je voulais garder en souvenir, garder dans mon coeur la chaleur que j’avais ressentie dans ce petit coin perdu.
J’achetai donc une statuette taillée dans du bouleau, représentant une danseuse, j’achetai aussi un cadre pour photos tressé de fins roseaux, léger comme une plume, une cuillère en bois et une petite cigogne faite d’argile. Mes achats faits, je jetai un dernier regard sur tout cet univers divin, comme pour faire mes adieux, puis je m’en allai en direction du petit hôtel pensant déjà au petit coin bien tranquille qui m’attendait.
Je m’arrêtai une minute sur l’allée centrale du marché pour m’orienter et choisir la porte qu’il fallait prendre pour sortir. 11 y en avait deux, l’une en face de l’autre, donnant sur deux rues que je croyais parallèles. J’en connaissais déjà une, je l’avais suivie en venant ici. Je voulus connaître l’autre et c’est vers la sortie donnant sur cette rue que je me dirigeai. Je fus saisi au passage par le flot humain, très intense à cet endroit. C’était un bruit de voix, de roues et de chaussures sur le pavé. Tout le monde était pressé.
Arrivé à la hauteur de la porte, j’aperçus un garçon qui avait une attitude un peu bizarre. Perché sur quelque chose de haut, il semblait suivre attentivement la vague humaine, en regardant tantôt de mon côté, tantôt quelque part au loin, en faisant des larges signes avec son chapeau de paille. Le visage de ce garçon ne m’était pas inconnu, je l’avait aperçu en compagnie de Marco. Mais à qui donc pouvaient être adressés les signes qu’il faisait avec son chapeau? Je m’arrêtai un peu pour jeter un coup d’oeil derrière moi le long de l’allée centrale. Grande fut ma stupéfaction, quand je vis près de la sortie opposée quelqu’un qui, comme ce jeune homme, faisait des signes avec sa coiffure. 11 fit encore un geste et disparut dans la foule. «Tiens, tout un complot!» me dis-je, étonné. Une autre pensée me
vint à la tête: «Est-ce que par hasard ces signaux n’auraient pas un rapport avec ma personne?» Je restai pensif quelques secondes, puis, je regardai autour de moi, et, sans attendre la suite du spectacle, je continnuai mon chemin, toutefois, sans perdre de vue le garçon au chapeau de paille. Je le vis sauter de la caisse vide sur laquelle il était monté et se faufiler hors du marché pour rejoindre deux hommes et une femme qui tenait un bébé dans ses bras.
Toute une compagnie s’était réunie de l’autre côté de la rue, sous un arbre. Lorsque, d’un pas pressé, je sortis du marché, ils vinrent me barrer la route et m’attendirent sur le trottoir.Entre temps, j’aperçus le renfort qui arrivait du marché: quelques hommes avec Marco en tête. Ça faisait que, quand j’arrivai à la hauteur du premier groupe, le second me rattrapait. «Rudement bien organisé», allai-je dire en me retournant. En un clin d’oeil un cercle s’était formé autour de moi. Nous nous regardions en silence une bonne minute. J’étais amusé et étonné à la fois, je souriais, et, clignant de l’oeil du côté de Marco, je lui dis:
— Eh bien, quoi?
— Nous n’avons pas eu de chance, mon vieux! me répondit-il, anxieux, en me montrant mon filet. 11 n’y est plus dans la boutique et il n’y en aura plus du tout...
Il était clair qu’il était question de l’oeuvre sur la vie des Tziganes. J’avais eu de la chance d’acheter ce livre et je possédais ce trésor, là, dans mon filet... Dans mon filet? Non, il était, il battait dans mon coeur, brillait avec éclat dans mon esprit comme une braise ardente. Oui, comme une braise ardente. «Une braise ardente», c’était le nom que j’avais donné à cette oeuvre charmante avec ses légendes, sa vie, pleine de tourments. Je me voyais déjà, à l’hôtel, en train de
la savourer; je voyais d’avance la place que ce livre occuperait dans ma bibliothèque personnelle, l’impression qu’il produirait sur mes enfants, mes amis. Je possédais déjà les contes de tous les pays du monde, contes fantastiques, contes, de sagesse de tous les peuples, de tous les siècles. Je ne possédais rien sur la vie des Tziganes et voilà que la chance m’avait souri, j’avais enfin le livre tant convoité. Je me voyais déjà le lisant et le relisant. Mes pensées vaguaient déjà avec les destins de ce peuple bizarre. Et, à voir ces gens autour de moi, on aurait pu croire que les mêmes pensées, les mômes sentiments les avaient envahis. Ces gens, qui m’entouraient avec Marco, n’étaient pas là pour rien. Ils n’avaient pu trouver ce qui leur était proche et très cher.
—• Est-ce que vous avez bien cherché? demandai-je à Marco, en tournant la tête dans la direction du pavillon à livres.
— Bien sûr. On a même vérifié les listes. Les livres ont été vendus.
Où est-ce qu’ils pourraient bien acheter ce livre? Les librairies de la ville n’en avaient plus; écrire dans d’autres villes était une chose inutile. D’ailleurs, je l’avais fait moi-même. A moins qu’ils le trouvassent dans un petit magasin perdu quelque part. Mais c’était là une peine inutile, d’autant plus qu’ils n’en connaissaient pas beaucoup de librairies vivant dans leur village des fins fonds delà région Puis, je doutais fort qu’une oeuvre pareille puisse rester dans les magasins sans avoir été remarquée. Il ne leur restait plus qu’à se servir d’une bibliothèque municipale, assez importante pour posséder les éditions rares. Mais ceci ne pouvait les satisfaire. Ils avaient besoin de cette oeuvre, tous les jours, ils devaient l’avoir sous la main, ce livre devait leur servir d’ami
inséparable, il devait être lu et relu par tout le monde, par Marco et le jeune garçon en chapeau de paille, même un jour par le petit que la femme tenait dans ses bras, tous devaient le lire, les jeunes comme les vieux. Et pourquoi donc devaisje, moi, posséder ce livre? Quel privilège avaisje devant ces gens? Est-ce que leur amour pour cette oeuvre n’était pas plus profond que le mien? Ou bien leur destinée, n’était-elle pas liée à ce livre?
Il fallait vite prendre une décision pour ne pas ennuyer trop longtemps Marco et ses amis par des réflexions inutiles et sans fin.
— Tenez, aidez-moi, dis-je au jeune garçon, en lui tendant l’anse de mon filet.
Je pris l’oeuvre sur la vie des Tziganes, puis, priant le garçon de tenir le filet, je tirai mon stylo de ma poche, et, après une minute de réflexion sur ce que je voulais écrire en guise de dédicace, je commançai: «D’un frère...» Je continuai sur nos peines et nos affaires communes, nos tourments; je terminai par quelques souhaits de bonheur, de joie et de longue vie. Ce n’était, peut être, pas très original, mais cela venait droit du coeur.
Je signai et je tendis le livre à Marco, plus exactement, c’est comme si je lui remettais une braise ardente, un morceau de mon âme palpitante. Emu, il saisit ma main qu’il se mit à secouer, en me disant:
— Oh! Merci! Merci beaucoup! Et pardon. Nous te demandons pardon!
— Mais de rien, lisez-le. Je m’en procurerai un autre, répondis-je, en reprenant mon filet des mains du garçon.
Marco jeta un coup d’oeil sur la couverture du livre pour en voir le prix et sortit son portemonnaie.
— Mais l’argent n’y est pour rien! C’est un cadeau que je vous fais, dis-je, en souriant.
Mais alors, comment vous remercier? me demanda la jeune femme, tout en berçant doucement son bébé, à moins que je vous dise la bonne aventure?
On entendit un petit rire, mais elle continua comme si elle n’avait rien entendu:
Allons, donnez-moi votre main. Je vais vous prédire votre destinée comme à personne. Je vais vous dire franchement toute la vérité.
— Franchement? Sans rien me cacher? Sans avoir pitié de moi, sans me faire voir la vie en rose? répliquai-je pour ne pas prendre la conversation au sérieux. Vous savez, je n’ai nulle envie de m’occuper aujourd’hui de choses sérieuses. Réjouissons-nous plutôt, la cause n’est peut-être pas très importante, mais elle en vaut la peine.
Cette réplique fit sourire tout le monde, je profitai du moment favorable pour faire mes adieux:
— Que le bonheur vous accompagne! me dit la femme quand je lui serrai la main.