Nouvelles d'auteurs biélorusses
Выдавец: Мастацкая літаратура
Памер: 405с.
Мінск 1977
Le facteur ralentit sa course, mais ne s’arrête pas, et, lui tournant son visage renfrogné d’un homme exténué, lui reproche grossièrement:
— Mais qu’est-ce que tu as à me guetter tout le temps? Il n’y a rien pour toi. Rien, lui lance-til au visage et disparaît au tournant .
La vieille s’arrête, pétrifiée. Elle semble le suivre du regard; on y lit, dans ce regard, de
l’étonnement et de la douleur. Quelque temps elle reste ainsi, sans parler et sans bouger, abasourdie de la grossièreté de l’homme. «Il n’y a rien», elle remue des lèvres décolorées et peu à peu elle découvre le sens réel de ces mots qui lui ont fait si mal. D’un pas lourd, brisé, elle revient dans sa cour, vers sa hache, mais elle ne la prend pas, elle reste longtemps près de la perche, le regard perdu au loin. Des larmes glissent sur ses joues brunes, halées.
Elle regarde longtemps la colline triste, la route boueuse, et elle revoit une journée chaude de juillet, un ciel limpide, le blé dense des deux côtés de la route.
... C’était l’année mémorable, déjà lointaine, l’année du début de la guerre. Ce jour-là, elle était à cette même place et regardait cette même route, livrée au désespoir, et ses pieds la poussaient à le suivre, lui, son fils unique, son Vassia. Il s’éloignait du pas rapide d’un homme alerte. Elle le voyait déjà dans le blé, caché jusqu’aux épaules. Il ne se retourna pas jusqu’à ce qu’il ne fût assez loin. Et elle, sans le perdre de vue, le suivait des yeux, elle pleura à sanglots, les larmes lui brouillaient la vue et ne lui permettaient pas de bien le voir, son Vassia, son espoir de dix-huit ans, son bonheur, une partie de son coeur de mère. Vassia s’arrêta, se retourna vers sa maison natale et son village, resta ainsi un instant, fit un signe d’adieu, comme, s’il disait adieu à jamais à tout ce qui lui était cher, à son enfance, à sa jeunesse. Puis, il disparut derrière la colline.
Il disparut, peut être pour toujours...
Seize années s’écoulèrent. Seize années, marquées d’une douleur insupportable, une douleur de chaque instant dans le coeur de la mère. Seize années d’attente, d’espoir, de pénible espé-
rance. 11 lui arrivait de recevoir des lettres. Elles contenaient toujours le même texte dans des enveloppes différentes: Spodak Vassil Ivanavitch ne figure pas dans la liste des tués, et des disparus.
Ces lettres troublaient la vieille et réanimaient son espoir, malgré le temps qui passait. Parfois les voisins lui disaient des choses contre lesquelles son coeur de mère se révoltait avec violence. La foi lui donnait de la force pour vivre, l’obligeait de prendre soin d’elle-même. Toutes ces années s’étaient écoulées vainement...
Le jour tombe avec lenteur et l’horizon s’enveloppe d’une brume légère. L’air s’imprègne d’une humidité lourde d’automne. Se réveillant de ses pensées, la vieille ramasse les petites bûches coupées, et, touchant le loquet, entre dans la maison. Il y fait noir, un four raclé, enfumé, se détache à peine dans les ténèbres. Une table et deux bancs, seuls meubles de la maison, occupent un coin de la pièce. Les vitres de deux petites fenêtres brillent d’un bleu clair dans l’obscurité; un carreau brisé est remplacé par un morceau de contre-plaqué. La vieille pose les bûches près du four et prête l’oreille au silence bien connu de la maison vide. Sans ôter ses vêtements, elle se laisse tomber sur un banc. Elle reste longtemps ainsi, sans bouger, et elle pense toujours à la même chose: où est-il? est-il encore en vie ou non?
Peu à peu, la nuit envahit la maison, seul le four blanchi se détache dans l’obscurité, près du seuil; les fenêtres ont un reflet gris-bleu dans le noir de la pièce. Taiklia ne bouge pas, les mains sur ses genoux, la tête baissée, absorbée dans ses pensées. Elle se secoue brusquement quand elle entend des pas sur le perron, et, comme toujours, à chaque bruit, son coeur se met à battre
plus fort: «C’est lui!» N’ayant plus de forces pour se lever du banc et se précipiter à sa rencontre, elle se fige dans une attente douloureuse, tendue. Quelqu’un entre, tâtonne à la porte, en cherchant la poignée. La porte s’ouvre. «Est-ce possible? Est-ce possible?» questionne-t-elle son coeur, priant pour que ce soit vrai. Mais son espoir se brise.
Etes-vous, là, la mère? entend-t-elle la voix connue d’Oulianka, la fillette des voisins. Troublée, Taiklia se lait et ne peut pas calmer sa douleur, devenue habituelle.
— Pourquoi n’allumez-vous pas? Je viens pour chercher des allumettes, si vous en avez. Chez nous, ces fumeurs ont tout pris pendant la journée. Oh! ces fumeurs, ils n’en ont jamais assez.
Taiklia écoute en silence, elle est loin du bavardage de l’enfant. Des pensées tristes, toujours les mêmes, passent dans sa vieille tête. Sans s’en rendre compte, elle trouve au toucher une boîte d’allumettes à demi-pleine et la tend à la fillette. Celle-ci continue de bavarder, et puis, elle se tait, comme si elle a senti que tout ce qu’elle venait de dire était très loin du coeur de la femme. Elle soupire en prenant la poignée de la porte.
— Ne vous tourmentez donc pas tant. Que faire? S’il est vivant, il rentrera. Si non... si non, il faut l’oublier.
— Est-ce que je poux l’oublier? fit Taiklia douloureusement. Si, au moins, je savais qu’il est mort, ce serait plus facile pour moi. Et... demain, c’est justement son anniversaire... Il est venu au monde, mais le bonheur ne lui était pas écrit. Gît-il quelque part, je voudrais bien savoir où, enseveli, dans quelle terre, dans la nôtre, ou, à Dieu ne plaise, dans la terre allema nde.
La fillette piétine gauchement, craignant que la vieille ne fonde en larmes, et elle, petite, ne saurait apaiser sa peine de mère. Mais cette longue douleur a déjà desséché les larmes de la vieille Taiklia et ce n’est plus que son coeur qui souffre.
Ce soir-là, la vieille ne chauffe pas et n’allume pas son foyer. Elle monte sur le four, chaud encore du matin, et, couverte de sa blouse, elle se recroqueville sur le bord. Elle ne s’endort pas, (die n'essaye même pas de le faire, elle est couchée, les yeux ouverts, et, dans le noir de la maison, elle revoit des images anciennes, inoubliables.
... Il naquit, petit bambin criard, un jour d’automne, comme celui d’aujourd’hui, plein de vent. Son père venait d’être guéri dti typhus, il était déjà sur pieds, il marchait, mais restait encore chétif et faible. Son premier fils, ce fut une grande joie dans cette maison à l’extrémité du village. Tous les deux, elle et son homme, ils l’avaient élevé, ils s’etaient réjoui de ses premiers pas et de ses premières paroles. Le temps passait, sans qu'on s’en aperçoive, et le petit garçon, blond, doux, tendre, vif, avec un grand front, grandissait. A cinq ans il allait déjà avec son père dans les champs où ils passaient les nuits; il gardait les oies, et, puis, quand sa soeur Marysska vint au monde, il commença à la garder, à son tour. Il étudiât bien, et les jours de fêtes apportait toujours des prix reçus à l’école: des cahiers, des plumiers, des crayons de couleur. Les voisins le louaient. Alors la mère sentait son coeur battre plus fort, heureuse des succès de son enfant.
Après l’école Vassil entra au technicum1 où on formait des instituteurs. Elle connut alors
1 Ecole de formation professionnelle. (N. d. T.)
la première douleur de la séparation et la première joie merveilleuse de la rencontre. C’était encore un adolescent, mais on le tenait en estime dans le village; les voisines enviaient Taiklia; les hommes lui faisaient des éloges; et lui, comme dans son enfance, il restait doux, timide, réservé dans sa tendresse envers sa mère. A cette époque, elle était restée seule; le père n’avait pas longtemps vécu, faible qu’il était. Il était mort à la veille d’un printemps. Cette année-la, Vassiliok terminait ses études; large d'épaules, il avait grandi et pris de la force. Un jour, pendant son court séjour à la maison, la mère comprit que son petit garçon blond n’était plus un enfant, que son pouvoir de mère avait pris fin.
C’était une tiède soirée de mai, quand la brume se mêle à l’odeur du peuplier et des jeunes feuilles de bouleau. Les hannetons bourdonnaient, on entendait jouer de l’accordéon dans le village. Se rappelant qu’elle devait lui donner à manger avant qu’il s’en aille à une soirée dansante, elle sortit dans le jardin pour l’appeler. Il lisait quelque chose. Quand sa mère le vit, il avait posé son livre et regardait d’un oeil attentif et inquiet le soleil couchant, tout en flammes. Sa mère l’appela avec tendresse, mais il ne bougea pas, il regardait toujours vers l’Ouest, puis, il lui dit des choses qui brisèrent à jamais le calme de son coeur:
— Maman, regarde: tu vois ce coucher de soleil? Cela ressemble à un grand incendie, n’est-ce pas? Il est possible que la terre soit en feu. La guerre est proche, ma petite mère. J’y irai, tu resteras avec Marysska.
Une grande peur l’envahit, quand elle eut compris le sens terrible de ces mots, et lui, il se leva brusquement, l’embrassa et se mit à la calmer, comme il le pouvait, en lui disant que, peut être, tout s’arrangerait. Mais quand elle se fut calmée
et eut accepté son pressentiment, il lui dit d’un air sérieux et ferme, en homme mûr:
— Mais tout de même, si quelque chose arrive, je partirai, maman. Qu’on m’appelle on non, je partirai, il le faut.
Elle ne comprit pas tout, mais s’il l’avait dit, il le fallait, elle ne se sentait le droit ni de le dissuader, ni de le supplier.
Dans son coeur de mère il restait toujours un bon petit garçon blond qui avait, besoin de son amour et de ses soins. Pendant les dures années de la guerre, il lui semblait que son petit souffrait, qu’il avait froid et faim. Elle était comme une âme en peine dans sa maison, elle voulait courir, le trouver, l’aider, se charger, d’une partie de son fardeau. Mais où courir? où le chercher?
Des années passèrent , elles apportèrent du désespoir à la pauvre mère, et, très rarement, des instants de joie, courts, comme le reflet du soleil d’automne. Des hommes revenaient de guerre, des anciens partisans rentraient, beaucoup d’entre eux avaient été blessés, mais ils vivaient; quant aux autres, leurs parents avaient reçu des avis de mort. Les mères pleurèrent et se calmèrent: le temps perdu ne se retrouve jamais. Taiklia attendait toujours, elle attendit longtemps, avec patience, sans plainte, et lui, il ne revenait pas, il ne répondait pas. Les voisins la rassuraient. Marysska, qui s’était mariée et qui habitait maintenant un village éloigné, l’avait invitée à maintes reprises de venir vivre chez elle. Son gendre, lui aussi, l’invitait avec insistance, à chaque rencontre: on avait besoin d’elle pourélever les petits-enfants. Mais Taiklia ne pouvait quitter la maison où son fils était né, la maison qu’elle avait gardé obstinément pendant de longues années pour lui...