Nouvelles d'auteurs biélorusses
Выдавец: Мастацкая літаратура
Памер: 405с.
Мінск 1977
— Un! Deux! Trois! disait-elle, s’aidant des doigts. Après avoir réfléchi, elle ajoutait:
— Un! Deux! Trois!.. Cinq! Vingt! Cent!
Quel effort, elle faisait! Elle en suait et n’allait pas plus loin.
Quoiqu’on dise que les mathématiques forment la base de toutes les sciences, pour la petite Youlka, cette base était bien fragile.
Ne pouvait-on pas vivre sans ces tristes chiffres? Youlka avait la vie belle sans eux. Il lui arrivait de cueillir des bleuets. Elle les posait un à un sur une pierre. Le premier était sa maman, le deuxième son papa, le troisième sa grand-mère, le quatrième son toutou. La pierre était une maison. Et voilà que jaillissait la source du fleuve qu’est la vie humaine: des fleurs sur de la pierre, c’était plaisir à voir. Le feu dans le four était allumé. Maman faisait des beignets. La grand-mère trayait la vache. Papa réparait un licou. Le toutou aboyait, La vie coulait, dynamique. Youlka avait un travail fou, c’était elle qui parlait, elle qui faisait la besogne. Quel entrain! Quel courage! Et chaque fois, la petite scène de la vie finissait par une catastrophe: la maison de pierre était lancée dans la rivière, les fleurs piétinées. Youlka ne pleurait pas sur les ruines. Le créateur, c’était elle. D’un monde en ruine, elle était prête à en créer un autre.
Aujourd’hui, Youlka faisait la maman. Elle avait auprès d’elle une poupée qui était sa fille qu’elle dorlotait, caressait, à qui elle chantait des berceuses. De temps en temps, la maman se montrait sévère, et il lui arrivait de fouetter sa petite fille. Alors, elle disait:
— Voilà pour les pavots arrachés!
— Ça, c’est pour ta robe salie! Ça, c’est pour que tu écoutes ta maman!
C’était ainsi que la petite Youlka peignait les tableaux de la vie, comme un véritable peintre, un romancier, un dramaturge, un acteur.
— Qui est plus belle, ta maman ou toi? demandait-on à la petite.
Youlka réfléchissait.
Elle ne voulait pas dire du mal de sa mère, non, mais sa nature féminine prenait le dessus, elle voulait déjà plaire; elle répondait avec fierté:
— Je suis plus belle!
— Méchante fille! lui disait sa mère, faisant semblant de se mettre en colère.
Le jeu continuait:
— Et qui est plus belle, ta poupée ou toi?
La petite fille réfléchissait longtemps avant de répondre. On sentait la lutte intérieure de ce petit coeur de femme, un coeur prêt à se sacrifier pour son enfant, car Youlka, malgré ses cinq ans était déjà femme du fait qu’elle avait un enfant, sa poupée.
— Ma poupée est plus belle!
Voyez, quel coeur! Une grandeur d’âme qu’elle a assimilée avec le lait de sa mère.
Youlka pouvait à peine prononcer son nom, mais elle possédait l’esprit d’abnégation qu’elle avait hérité de sa mère. Au lieu de dire Youlka, elle prononçait Youilleka. Souvent, son père se mettait en colère et lui disait d’une voix sévère:
— Youlka!
— Quoi?
— Viens ici!
— Dis voir, Youlka!
— Youilleka!
— Non! Répète, Youl-ka!
— Yuoille-ka
— Petite sotte! Mais apprends donc à parler comme il faut!
— J e ne veux pas!
— Tu ne veux pas? Alors, c’est pas la peine d’apprendre.
— Je veux apprendre!
Bon, alors, regarde-moi bien. Youlka devenait attentive. Regarde bien! Fais comme moi
avec ta bouche et dis: Youl, Youl! La petite imite son père et dit:
— Youille! Youille! Youille!
Le père se mettait à rire, la petite à pleurer.
Cela aussi devint du passé. Car aujourd’hui Youlka parle sans arrêt et beaucoup mieux que son père. Elle est bavarde, comme une pie. Il n’y a rien d’étonnant à cela, Youlka apprend à l’école, à l’école de la vie où tout commence par A et B.
Là, un nouvel aspect de la vie s’ouvrit aux yeux de Youlka, elle connut le bien et le mal.
Les doigts de la petite étaient toujours pleins d’encre. C’était signe d’application, de patience, de sagesse et d’effort. Elle écrivait et dessinait tant qu’il n’y avait jamais assez de papier. Voilà pourquoi elle transportait ses facultés scripturales sur ses joues, son nez, et même ses yeux. Ce n’était pas la meilleure façon d’exprimer ses aptitudes, mais que faire? Youlka était encore si petite, elle avait à peine six ans. Elle pouvait encore facilement sucer son doigt et souvent se cramponnait au tablier de sa mère.
Comment allait-elle tourner dans la vie? Vous l’apprendrez en lisant beaucoup les sages romans de la vie.
Maxime
Garetski
ooo
LE GÉNÉRAL
I
Il était déjà vieux.
Il taillait à l’anglaise sa barbe et sa moustache, et c’est pourquoi on ne pouvait pas dire exactement quel âge il avait. Il avait sous les yeux des poches jaunes et ridées, un crâne avec quelques cheveux gris, fins, peignés sur le côté.
Ses mains étaient agitées d’un tremblement nerveux qu’il arrivait parfois à dissimuler.
Dans sa petite tunique bien coupée à la mode anglaise et sa culotte bouffante, avec un petit col blanc autour du cou et des manchettes à carreaux sur des mains osseuses, il avait l’air propret, pimpant.
Il avait sur la poitrine une haute décoration militaire: la Croix de St-Georges.
Il se tenait dans son cabinet de travail, aménagé dans la salle de séjour d’une vaste propriété du vieux temps. Il fumait une cigarette, ou, parfois, il sirotait du café noir, froid avec une petite cuiller d’argent.
Sa journée de travail avait commencé depuis longtemps, mais il n’était pas encore tard: il n’était qu’une heure. La division était là depuis
quelques mois, sans changer de position. Il ny avait eu aucun incident, on s’ennuyait.
11 réfléchissait et ne savait de quoi s’occuper...
Derrière la fenêtre il voyait se balancer les branches mouillées des arbres qui semblaient préserver les vitres de l’humidité du dehors.
Parfois un bruit sourd, comme s’il tonnait au loin, parvenait jusqu’à lui, la cuiller remuait nerveusement dans le verre, des souvenirs alarmants et des sentiments d’inquiétude s’éveillaient dans sa subconscience, puis disparaissaient.
De temps en temps la porte s’ouvrait silencieusement et l’officier d’ordonnance entrait avec des papiers. Haut et svelte, mais maigre comme s’il avait tout dépensé pour les plaisirs de la vie. Il claquait les talons, faisait balancer sa fourragère et demandait quelque chose à son excellence en frappant du bout de l’ongle son importante paperasse... Claquant de nouveau les talons, il faisait un demi-tour impeccable et sortait aussi silencieusement qu’il était entré.
Pendant que la porte s’ouvrait et se refermait, elle laissait pénétrer le flot des voix, le crépitement des machines à écrire, le bruit des bottes ferrées sur le vieux parquet de chêne.
A demi couché dans son fauteuil, étirant ses jambes grêles, le général fumait doucement et réfléchissait...
Il avait devant lui les ordres du haut commandement, des télégrammes, des journaux, des lettres. Et tout cela était si monotone et pas intéressant du tout... Des bruits vagues couraient la capitale... Les bavardages sans fin à la Douma d’Etat... Nouvelles discussions sur l’utilité d’occuper des positions plus avantageuses... Nouveaux raisonnements sur la baisse catastrophique de la combativité des formations nouvelles...
«Le pire dans chaque affaire, pensait le général, c’est quand on perd l’initiative, quand on croit que tout est clair, tout est terminé, tout ce qu’on avait à faire, est fait, que tout le possible a été fait. Alors on s’ennuie...»
Il soupira involontairement. Puis, machinalement, il sonna et, lorsque son ordonnance entra, toujours avec des papiers, il lui dit qu’il avait besoin de son automobile pour aller sur la ligne de feu.
— Le dîner est prêt, votre Excellence, lui dit l’ordonnance.
— Ah! Oui! Ça m’est égal, approuva le Général, indifférent, et passa dans la salle à manger.
A table, le général ne retrouva pas sa bonne humeur, au contraire, elle devint encore plus noire. Le joyeux lieutenant-colonel, chef de l’état-major, était en congé. Selon les traditions, au dîner étaient invités les officiers nouvellement arrivés. Et aujourd’hui c’étaient des jeunes officiers timides et gauches. Le général se sentit mal à l’aise lorsqu’il vit qu’ils ne savaient pas se conduire dans une compagnie d’officiers, ils rougissaient, lambinaient pour ne pas faire de gaffes, et faisant de leur mieux, s’oubliant, ils mangeaient sur leur couteau et prenaient du pain avec leur fourchettes...
«C’est ça, nos officiers! pensa le Général avec tristesse. Avec des officiers pareils on n’arrivera jamais à la victoire, et machinalement il hocha la tête avec amertume.»
Le dîner se termina rapidement. Le général mangeait très peu. Il sortit tout de suite, monta dans son automobile, seul, sans ordonnance, et se dirigea vers l’état-major du régiment qui se trouvait alors sur la ligne de feu.
— Notre excellence vient d’attraper le cafard, dit l’ordonnance au docteur, lorsque l’automobile
du général disparut dans le brouillard. Ne voulezvous pas, cher docteur, faire une partie, demanda l’ordonnance, en le prenant sous le bras. 11 le conduisit dans le cabinet du général où il y avait une table avec des échecs.
— Une seule, c’est possible, répondit le docteur. Les nerfs de notre excellence commencent à... ajouta-t-il-après avoir réfléchi. Il rajusta ses lunettes, lissa sa longue barbe noire et touffue, qui marquait son appartenance à la noblesse russe.
II
La route passait par un petit bois et de tristes clairières humides. De chaque côté, les fossés et les trous étaient pleins d’eau, les bords étaient déjà saisis par la glace. Des aunes longeaient la route, par endroits ils avaient été coupés par des sapeurs qui étaient venus faire des réparations.
Une pluie fine, pareille à du brouillard, tombait. La bruine flottait dans l’air, flottait sans cesse. Dans certains endroits de la forêt, dans les clairières, la pleuvasse se mélangeait à la fumée. Là, des volontaires avec des soldats creusaient des tranchées, et le général, les regardant, pensa qu’ils se chauffaient, fumaient et bavardaient de trop au lieu de travailler.
II fallait souvent dépasser des charrettes du convoi. Elles quittaient lentement le milieu de la route pour se serrer contre le fossé. Sur chaque charrette un soldat barbu était assis, un sac sur la tête ou autre chose pour se protéger de la pleuvasse. Apeuré, il rejetait son capuchon de fortune et mettait la main à la visière pour saluer.