Nouvelles d'auteurs biélorusses
Выдавец: Мастацкая літаратура
Памер: 405с.
Мінск 1977
— Comment ça?
— Eh, oui! J’en ai sauvé... Mais oui, avec ma locomotive. Vous connaissez Savka le manoeuvre? Le boiteux, comme on l’appelle. Eh, bien, voi
là... Avant il boitait un peu. Il avait du se foutre un coup de masse sur le genou, par maladresse, ou autre chose. Alors depuis il boitait. Bien sûr, pas trop, mais ça se voyait. C’est pourquoi on l’a appelé boiteux, Savka le boiteux. Bon, me voilà un jour sur le rapide. J’arrive près des aiguilles.Tout va bien. Je vois l’aiguilleur à son poste. La voie est libre. J’aperçois même le chef de gare au loin. Il est là, à m’attendre pour recevoir le bâton-pilote. Puis je jette encore un coup d’oeil aux aiguilles. Vous n’allez pas y croire. Un homme, juste devant les tampons. Il venait de sauter la traversée, juste après la lame d’aiguilles.
Bonté divine, ayez pitié de lui... Cette pensée, comme un éclair, me traverse la tête.
Moi, j’ai la main sur les régulateurs, mon chauffeur sur le frein. On s’arrête. On descend de la locomotive. Notre, bonhomme est là, couché par terre, sain et sauf. Mais alors, blanc... Tenez, comme la planche. Et puis il ne bouge pas. U a été attrapé au passage. Ça l’a cogné à la jambe. Juste celle qu’il traînait. Le coup l’a projeté. Et il était là, couché, sans bouger. Alors, on a pas perdu notre temps. On trimbale le gars sous le robinet. On le monte dans la cabine et on fonce à la gare. Là, on l’emmène à l’infirmerie. Après on repart... .1 e revois le type, ce Savka, un mois après, manoeuvre, il changeait des traverses. Je roulais doucement sur ma machine, je vois un type qui me salue et qui me sourit.
— Salut, papa Andréi. Merci beaucoup pour ma jambe cassée. Regarde, maintenant elle ne traine plus. Comme si je sortais de chez le forgeron.
J’en ai le souffle coupé. Et c’est vrai, je le vois marcher comme tout le monde. Jamais on croirait qu’il s’est fait accroché par une machine.
Et toi, tu me dis qu’on écrase... Encore un coup du destin.
— Bon, ça va. Il y en a assez avec le destin. Raconte nous voir comment tu as eu affaire à des bandits.
— Bien oui, ça in’est arrivé aussi d’avoir des histoires avec des bandits... et pourquoi pas?
Tout en parlant Andréi machinalement porte la main à la poche gauche de sa chemise tachée d’huile. Les jours de fête il porte toujours à cet endroit l’Ordre du Drapeu Rouge. Il n’est pas convenable de le porter tous les jours et puis il y a du cambouis partout, et on ne sait jamais... C’est pourquoi la décoration est gardée pieusement dans une boîte à la maison. Mais il suffit de rappeler à Andréi T histoire des bandits que sa main involontairement se porte à la poche gauche de sa chemise. On le voit alors se redresser, bomber la poitrine et tirer sur sa moustache rousse, passée par le temps.
Eh, oui, mon vieux! J’en ai vu dans la vie. Aujourd’hui, c’est rien... Tout marche comme sur des roulettes, dans les wagons il y a des conducteurs, une puce ne pourrait passer sans billet. Tenez, vour par exemple, vous veillez à ce que la voie soit en bon état. Si une traverse est malade, vos la remplacez par une bonne, vous faites la même chose avec les crampons, les rails, les boulons. Tout doitêtre neuf. Et puis, quoi?... Vous direz pas que vous avez du mal à travailler. Ben oui, si vous aviez eu à travailler en dix-neuf ou tout de suite après...La livre de boulons était à prix d’or... C’est pas le peine d’en parler! Tu dois le savoir toi, Gavrila. Tu travaillais dans le temps. Bon, alors, l’histoire. J’étais donc, un jour, sur un train do voyageurs. Ça fait déjà six ou sept ans de là. On était presque arrivé à Yasny Less. On chauffait au bois de ce temps là. Et qu’il était
mauvais, le bois? A se foutre clans le foyer à sa place. On se donnait un mal fou pour tenir la chaudière sous pression. Pour les jeunes, c’était un supplice. Moi, j’y arrivais quand même j'e arrivais.
On venait juste de passer le pont de Krévouline, je vois clignoter une lumière. Et pas n’importe quelle lumière, mais un vrai feu rouge.Je tire le sifflet, je croyais rêver. Mais non. Puis je me dis: «Qu’est-ce que ça peut être? Je ralentis, on aproche. 11 faisait une de ces nuits, mais noire, noire. Impossible de voir l’homme. Il y a que le feu qui bouge, de bas en haut. J e vois que l’affaire est sérieuse, ou fait marcher le frein, on approche, on s’arrête. Je sors la tête de la cabine que je sens sous mon nez le canon d’un pétard. Sur les marchepieds il y avait déjà une centaine de types avec tout ce qui faut comme équipement. C’est pas qu’ils étaient équipés, mais ils avaient quand même des fusils, des bombes et toutes sortes de trucs, enfin, tout comme il faut. C’est vrai que j’avais pas trop le temps de regarder. J’avais autre chose en tête.
Ça y est, je me dis, ils vont pas me faire grâce.
Dans les wagons, il y avait des cris, de la bousculade. Il y en a un qui reste avec nous, pour nous surveiller. Les autres, ils farfouillent. La locomotive, elle est comme un cheval fougueux, prête à piquer une pointe. Elle trépigne sous la pression, balance des jets de vapeur... Moi aussi, j’ai le coeur qui cavale, je ne peux plus le retenir. La honte a eu le dessus. Je file un coup d’oeil sur le type qui nous gardait. Un espèce de morveux et avec une lampe rouge à la main encore. Je me fous en colère. Pas en colère contre le morveux, non, mais parce qu’il tenait une lampe rouge et qu’il te donnait des ordres parce qu’il faisait attendre la machine pour rien. A ce moment là, le type
était en train de regarder dehors. 11 était penché et se tenait au gardefou. Il lorgnait d’impatience le long du convoi... Je ne sais pas ce qui c’est passé, je lui ai foutu un de ces coups de pied, à ce gardien, juste entre les omoplates. H va voler les quatre fers en l’air en gueulant, j’en ajoute un deuxième dans le dos... Alors, j’ai tout suite la main sur le régulateur et sans prévenir je te file une de ces secousses, et nous voilà parti à toute vitesse. Donc, on file. Dans les wagons, on entend plus rien. De loin je vois l’oeil vert du sémaphore qui nous fait signe en ayant l’air de dire «S’il vous plait, on vous attend». La voie est libre. En pleine course, je tire sur le sifflet de toutes mes forces. C’est l’alarme générale. On m’a raconté après, qu’à la gare, c’était la confusion complète. Le chef de gare, la garde, tout lemondese demandaient ce qu’il y avait. Pourquoi ce signal d’alarme puisque la voie est libre.
Le temps que j’arrive, ils étaient déjà tous là. Je siffle encore une fois et je leur crie qu’il y a des bandits dans le train, qu’il faut les attraper. Vous n’allez pas y croire, ils ont tous été faits, comme des mignons. 11 y en a un qu’a sauté en marche, le pauvre, il s’est cassé la tête en se cognant contre un poteau. Voyez, quand je les ai secoués avec ma machine, ils ont été stupéfaits. Il y en a qu’ont voulu décamper. Alors les vogageurs ont pigé le coup, ils se sont rebiffés et les ont pris par le colback, les ont désarmés.
Il y en a eu du rire après parce que j’ai engueulé le chef du train pourquoi il leur a pas fait payer les billets... Lui, il gueulait aussi, il me dit:
— Tu n’avais pas le droit de te mettre en marche. Fallait attendre mon coup de sifflet... Je lui réponds:
— Mais t’as perdu ton sifflet quand tu te cachais sous la banquette...
Qu’est-ce qu’on a rigolé!... Et quelques mois après, j'ai reçu l’Ordre du Drapeau Rouge.
Et Andréi, encore une fois, touche sa poche gauche, mais, n’y trouve rien et, un peu confus, laisse tomber sa main.
— Ça vaut pas la peine de le porter de ce temps, pourquoi le mettre...
Un train de marchandises entre en gare après sa course folle. Ea puissante locomotive s’arrête à coté de la vieille chaudière. Une silhouette se montre de la cabine du mécanicien. Andréi l’aperçoit le premier.
— He! Salut, Kavtoune!
C’est toi, Andréi. Je t’ai par reconnu, mon vieux. Il fait noir. Ça va, ton vieux coucou?
Pas mal. Qu’est-ce que tu veux, il y a rien à faire...
— Allez, tu l’as fera encore courir ta vieille chaudière. Quand est-ce que tu vas voir ta femme?
— Lundi. Si tu la vois par hasard, dis lui que je vais bientôt rentrer.
Tu crois qu’elle s’ennuie? Elle en a trouvé un plus jeune que toi. Tu fais pas la paire...
— Tu dis toujours des bêtises. Tu as toujours les dents au vent, toi. Tiens, viens boire un verre de thé...
La puissante machine grince, fait du surplace et doucement le lourd convoi se met en branle. Andréi se tait. Son regard se fait morne, vide.
— Papa Andréi, parle nous encore du train blindé,
— Ça va pour aujourd-hui, mon vieux! Ça sera pour une autre fois. Allez, au lit! Mes vieux os ont besoin de repos. Et puis je bâille, on dirait que je vais avaler mon vieux coucou. Pour vous aussi, c’est l’heure. Demain à six heures, vous devez être sur la ligne, non? Alors il faut dormir un peu, vous allez pas pouvoir tenir le marteau.
— Qu’est-ce que vous dites là, papa Andréi.
— C’est vrai, Je peux pas me mesurer avec vous. Oh, si j’avais vos ans, je crois que je sortirais ma locomotive du depot à coups d’épaules. Eh, oui, je me suis fait vieux, je suis usé. Et puis ça va de plus en plus mal. Oh! Je ne regrette rien. J’ai eu tout ce qu’il faut, le plaisir et le boulot...
* * *
La famille d’Andréi habite une autre gare. Une famille, ce n’est pas le mot, il n’a qu’une femme. Andréi va la voir une fois par semaine. Il monte toujours dans la cabine d’un ami qui mène un train de voyageurs. 11 ne peut faire autrement.
— Ça me retournerait le coeur de monter dans un wagon. On peut y mourir d’ennui.
Et lorsque le train quitte la gare, Andréi supplie toujours le mécanicien:
— Vieux frère, laisse-moi conduire un peu.
On ne le lui refuse jamais.
D’une main tremblante Andréi presse sur la manette polie du régulateur. Tout son corps se tend en même temps que celui de la puissante machine. Il écoute avec plaisir la vapeur chuinter dans les larges tuyaux de la chaudière, le bruit de plus en plus rapide des grosses roues sur les joints des rails, le bruit que font les jets de vapeur s’échappant des cylindres.